Entretien

« Le génocide à Gaza était annoncé pour qui voulait le voir », dénonce le chercheur Gilbert Achcar

, par ACHCAR Gilbert

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Le chercheur franco-libanais Gilbert Achcar montre comment les projets coloniaux portent en germe la destruction des « indigènes ». Il estime que le Hamas a commis une « énorme erreur de calcul » en commettant le massacre du 7 Octobre.

Auteur de Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l’histoire mondiale (La Dispute), Gilbert Achcar est professeur émérite à l’école des études orientales et africaines de l’université de Londres. Il décrypte les événements du 7 Octobre.

  • En quoi un génocide pouvait-il être annoncé à Gaza ?

Il est annoncé au sens où le projet sioniste, comme tout projet colonial, est porteur d’un potentiel génocidaire. Surtout les colonialismes de peuplement. On l’a vu en Amérique du Nord, en Australie, mais également dans les massacres qui ont eu lieu en Algérie et à Madagascar.

Il y a un potentiel génocidaire dans tout projet colonial qui peut se réaliser à certains moments historiques. Il n’est pas inévitable, mais c’est un potentiel qui existe. Le projet sioniste, étant fondé sur l’expulsion de la population autochtone, était porteur de manière évidente de ce génocide, non pas comme éradication totale de la population, mais comme massacre d’ampleur suscitant un exode. C’est ce à quoi on assiste à Gaza.

Une dynamique droitière se trouve également au cœur de tout projet colonial, étant donné le fond de racisme vis-à-vis des indigènes contenu dans tout projet colonial. Cette dynamique droitière s’est réalisée à plein dans l’histoire d’Israël. Après les premières années où l’aile travailliste du mouvement sioniste était aux commandes, l’extrême droite s’est installée au pouvoir en 1977 pendant plusieurs années puis est revenue au gouvernement en 2009.

Elle y est toujours. C’est le gouvernement non seulement le plus à droite de l’histoire d’Israël, mais le plus à droite du monde, puisque c’est une coalition d’une extrême droite qui correspond un peu aux extrêmes droites qu’on a aujourd’hui en Europe ou aux États-Unis, mais avec des ministres issus de l’ultradroite. Daniel Blatman, universitaire israélien de l’université hébraïque de Jérusalem, les a même qualifiés de néonazis.

Au moment même du début des opérations, le ministre de la Défense Yoav Gallant (aujourd’hui sous le coup d’un mandat d’arrêt délivré par la Cour pénale internationale pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, comme Netanyahou — NDLR) annonce couper les vivres, l’eau, l’électricité à la population de Gaza.

C’est une violation flagrante du droit humanitaire international. Il affirme même combattre des « animaux humains ». On est dans le langage typique des intentions génocidaires qui consiste à déshumaniser l’autre.

Quand on détruit avec des bombes de 1 tonne, généreusement livrées par les États-Unis d’Amérique, un territoire exigu avec une des densités démographiques les plus élevées du monde, un territoire urbain, ça va donner forcément un génocide. C’est pour cela que, pour ma part, j’ai très vite souligné qu’on était face à une dynamique génocidaire. Les choses étaient annoncées, elles étaient visibles pour qui voulait les voir.

  • Peut-on parler de jeu de rôle entre les États-Unis et Israël avec, pour les premiers, un projet régional et, pour le second, l’ambition du « grand Israël » ?

Oui, tout à fait. L’alliance stratégique entre les États-Unis et Israël s’est nouée au milieu des années 1960 devant la radicalisation du nationalisme arabe et de son alliance avec l’Union soviétique à l’époque de l’Égypte nassérienne. Et cette montée, qui a fait perdre du terrain aux États-Unis dans la région, les a poussés à se tourner vers Israël comme allié militaire.

Les monarchies pétrolières du Golfe sont les pays qui intéressent le plus les États-Unis dans cette partie du monde. À chaque fois qu’il a été élu, Donald Trump a réservé son premier voyage à la monarchie saoudienne. C’est montrer à quel point il la place au-dessus de l’Europe occidentale, du Japon, des alliés traditionnels des États-Unis.

Israël, en saisissant cette occasion également historique offerte par cette guerre génocidaire à Gaza, a mis à profit le soutien états-unien pour faire valoir de nouveau sa qualité d’instrument de l’hégémonie régionale américaine. D’où le coup fort porté à l’Iran par la décapitation et l’affaiblissement du Hezbollah, et puis par l’attaque contre l’Iran lui-même.

Si on ajoute à ça le fait que la Russie est embourbée dans l’invasion de l’Ukraine, on constate que les deux piliers sur lesquels reposait le régime Assad en Syrie se sont effondrés, provoquant la chute du régime. Maintenant, Israël joue la carte de la fragmentation du Moyen-Orient, qui est un vieux projet sioniste.

  • De quoi le 7 Octobre est-il le nom ?

C’est le nom de ce que j’ai qualifié d’erreur de calcul la plus catastrophique de l’histoire des luttes anticoloniales. Il faut placer le 7 Octobre dans l’histoire des luttes anticoloniales, qui ont pu connaître des épisodes assez laids.

Le gouvernement israélien était composé de ministres opposés au retrait israélien de Gaza, opéré de façon unilatérale en 2005. Face à cela, il fallait évidemment s’attendre à ce qu’un événement perçu, côté israélien, comme une grande provocation fournisse l’occasion de réenvahir le territoire.

À ce moment, l’armée israélienne ne se lance pas dans un combat. Elle ne prend pas le risque d’affronter une guérilla urbaine où il faut se battre quartier par quartier, immeuble par immeuble. Elle détruit tout, elle aplatit tout. C’est devenu leur doctrine militaire.

Le Hamas a cru, par une énorme erreur de calcul, que son opération allait déclencher un soulèvement de tous les Palestiniens partout, l’entrée en guerre du Hezbollah, de la Syrie, de l’Iran, de l’Irak, du Yémen, ce qu’il appelle l’axe de la résistance.

C’était un peu le premier moment d’une sorte d’épisode final de la guerre de libération, avec bien sûr Dieu à l’appui, qui allait envoyer ses anges. C’est ce que proclame le chef militaire de la branche militaire du Hamas al-Qassam, au matin de l’opération.

Il dit « Dieu va envoyer ses anges combattre avec nous ». Évidemment, là, on dépasse les limites de la rationalité. Le résultat est catastrophique. Aujourd’hui, deux ans après, le terme de génocide est quasiment admis partout. Mais ces deux années écoulées ont aussi montré la latitude donnée à Israël par les pays occidentaux, qui ont laissé faire.

  • Quelle signification donner à cette attitude ?

Cela signifie que l’ensemble des pays occidentaux, les gouvernements dits libéraux européens mais également le Parti démocrate américain de Biden à cette époque, qui jusque-là se targuait de défendre un ordre international fondé sur des règles et sur le droit (en dépit du fait qu’ils l’ont allègrement violé auparavant) se sont trouvés pris dans leurs contradictions. Biden soutient à fond la guerre génocidaire que lance Israël à partir du 7 Octobre.

C’est la première guerre conjointe véritable des États-Unis avec Israël. Tous ces pays ont alimenté la machine guerrière sur les plans matériel et financier, avec un soutien politique à la guerre et à sa continuation, en opposant un veto à tout appel au cessez-le-feu. La France a fait de même pendant quelques mois, avant de se raviser.

Donc ces États-là, qui avaient juré au nom du droit international et poussé des cris d’orfraie au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ont montré qu’ils étaient hypocrites. C’est le discrédit final de toute prétention de l’ensemble du camp dit libéral occidental à l’attachement à un ordre mondial fondé sur des règles. Ce qui est une belle idée issue de la Seconde Guerre mondiale.

L’Organisation des Nations unies, sa charte, la Cour internationale de justice, les conventions de Genève, les nouvelles conventions de Genève, la Déclaration universelle des droits de l’homme sont des conquêtes, n’est-ce pas ? Mais elles ont été bafouées, violées allègrement du temps de la guerre froide. À la fin de la guerre froide, il y a eu l’espérance qu’on allait repartir sur les bases établies après 1945. On a vite vu que ce n’était pas le cas.

  • L’Occident enterre définitivement l’ordre libéral international…

Ils sont tous mouillés dans le soutien à ce qui s’est passé à Gaza. Et, en ce sens, on peut dire que le clou final est enfoncé dans le cercueil de cet ordre libéral international, prétendument fondé sur des règles.

Ce faisant, ils ont fait le jeu de l’extrême droite mondiale. Le gouvernement d’extrême droite israélien a agi très fortement — et encore plus après le 7 Octobre, pendant la guerre génocidaire — pour dédouaner complètement l’extrême droite européenne et même occidentale, de son antisémitisme.

On a assisté à cette convergence spectaculaire entre ce gouvernement d’extrême droite israélienne et l’extrême droite mondiale, sur le terrain, de ce qui est aujourd’hui la principale forme de racisme dans leur bagage idéologique : l’islamophobie. Israël a même organisé une conférence sur l’antisémitisme à laquelle était invité Jordan Bardella. C’est terrible.