Les affinités électives étatsuniennes entre

Libéralisme et social-darwinisme

, par LÖWY Michael

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Sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, Michael Löwy est l’auteur de nombreux ouvrages et études politiques, littéraires et philosophiques.
Il nous montre ici comment la la sociologie, pourtant évolutionniste, de l’anglais Herbert Spencer, a pu assujettir le darwinisme au libéralisme économique d’où son énorme succès d’hier et (même) d’aujourd’hui aux États-Unis.

Le « darwinisme social » a eu une incidence considérable sur la pensée nord-américaine au tournant du siècle (fin du XIXe siècle, début du XXe), notamment grâce à la médiation des écrits de Spencer, très populaires outre-Atlantique à cette époque. Il va s’établir entre cette version anglo-saxonne du social-darwinisme et le libéralisme économique un rapport d’affinité élective analogue à celui qui relie (selon les travaux de Max Weber) l’éthique protestante à l’esprit du capitalisme. En d’autres termes : à partir de certaines analogies ou « correspondances » structurelles, les deux configurations vont entrer dans un processus actif de convergence et de renforcement réciproque.
Les œuvres de sociologues comme William Graham Sumner, ou d’économistes comme Thomas Nixon Carver, sont caractéristiques de ce complexe discursif, qui va aussi marquer de son empreinte l’eugénisme, le racisme, l’impérialisme et l’idéologie de figures comme John D. Rockefeller et Théodore Roosevelt.
C’est donc une partie de la culture nord-américaine du tournant du siècle, faite d’évolutionnisme positiviste, de culte du progrès, de conservatisme social et de « laisser-faire » économique, qui essaie de trouver dans le darwinisme social une « légitimité scientifique ».

Comment s’est établi ce rapport d’affinité élective entre le libéralisme économico-social étatsunien et le darwinisme social ?
Le concept d’« affinité élective » a une curieuse histoire : d’origine alchimique, il désignait la disposition des corps à s’unir à partir d’une analogie visible ou occulte. Goethe, directement inspiré par les travaux du chimiste suédois Torbern Olof Bergman (auteur du Traité des affinités chimiques ou attractions électives, 1788), va publier en 1809 son roman Die Wahlverwandtschaften (Les Affinités électives), qui transpose le concept dans le domaine des rapports effectifs entre les âmes humaines. C’est à partir de ce moment que le terme va trouver sa place dans la culture allemande, jusqu’à ce que Max Weber, au début du XXe siècle, l’utilise dans ses travaux sociologiques.
Max Weber n’a rien écrit sur les implications méthodologiques de ce concept. Or, il me semble qu’il peut devenir un outil très important pour comprendre comment, à partir de certaines analogies ou « correspondances », deux configurations vont entrer dans un processus actif de convergence et de renforcement mutuel. Il ne s’agit pas d’une vague « influence » ou d’une simple « corrélation », mais d’une relation active, dialectique, d’articulation réciproque, favorisée (ou non) par certaines conjonctures historiques et sociales. Cette relation peut conduire à une « symbiose culturelle », ou même, dans certains cas, à la fusion et/ou à la formation d’une configuration nouvelle.
Ainsi appliqué, le concept d’affinité élective peut se révéler utile pour rendre compte, par exemple, des rapports entre l’éthique chevaleresque et la doctrine de l’Église au Moyen-Âge ; entre la Kabbale et l’alchimie à partir de la Renaissance ; entre le conservatisme traditionaliste et l’esthétique romantique au XIXe siècle : entre la morale kantienne et l’épistémologie positiviste des sciences sociales au cours de cette même période, etc. [1]
Revenons à l’étude de Max Weber sur l’éthique protestante : contrairement à ce que l’on pense souvent, le but de cet ouvrage n’est pas d’opposer une « causalité spiritualiste » au matérialisme historique [2]. Si l’on fait abstraction de quelques paragraphes polémiques, l’axe central de l’analyse wébérienne est la mise en évidence du rapport d’affinité élective entre l’éthique calviniste et l’esprit du capitalisme, à partir de certaines « correspondances ». Il s’agit notamment de la parenté entre l’ascétisme protestant (et son éthique du travail) et la logique de l’accumulation du capital comme fin en soi. Ou bien entre la recherche de la certitudo salutis par l’individu qui espère appartenir aux élus, et la confirmation de cette élection par le succès économique. Comme le souligne Weber, l’objet de son travail, c’est de « rechercher si certaines « affinités électives » (Wahlverwandtschaften) sont perceptibles entre les formes de la croyance rieuse et celles de l’éthique professionnelle » [3].

De curieuses affinités sélectives

Ce sont des affinités électives similaires qui vont relier, vers la fin du XIXe siècle aux États-Unis, le darwinisme social et le libéralisme économique. Évidemment, le darwinisme est susceptible de différentes interprétations sociales : on le trouve aussi bien chez les anarchistes (Kropotkine) que les socialistes (E. Ferri), etc.
L’utilisation ou « ré-interprétation » libérale des écrits de Darwin trouve une première figure paradigmatique dans l’œuvre de Herbert Spencer. Je renvoie à ce sujet aux remarquables travaux de Patrick Tort, qui montrent, d’une façon très éclairante, comment, dans les écrits de ce sociologue évolutionniste anglais, le darwinisme a été « assujetti » à l’idéologie économiste libérale - au mépris de la logique sociale à l’œuvre dans les écrits de Darwin (l’effet réversif de la sélection naturelle) [4]. ! Ce n’est pas un hasard si Spencer a connu un succès énorme aux États-Unis, bien supérieur à l’influence réelle de ses livres en Angleterre. Dans aucun autre pays il n’existait un climat culturel et idéologique aussi favorable au développement de ce type de pensée. Ce n’est qu’aux États-Unis qu’on a pu trouver des disciples aussi fervents qu’un F.A.P. Barnard, pour lequel « Herbert Spencer est non seulement le plus profond penseur de notre époque, mais aussi le plus vaste et puissant cerveau de tous les temps. Aristote et son maître étaient aussi supérieurs aux pygmées qui les ont précédés que Spencer est supérieur à Aristote. Kant, Hegel, Fichte et Schelling sont des penseurs qui tâtonnent dans l’obscurité, en comparaison avec lui [5] ! ».
L’affinité élective entre darwinisme social et libéralisme, qui se déploie aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, résulte d’une conjoncture historique particulière : c’est une période d’essor rapide - et peu contesté - du capitalisme industriel, après l’unification du pays par la guerre civile. Pour la première fois émerge, dans toute sa splendeur, la classe des grands entrepreneurs et banquiers modernes comme force socialement hégémonique, et les figures de J. D. Rockefeller, Andrew Carnegie (disciple enthousiaste de Spencer) ou Pierpont Morgan s’affirment à la tête de la société. Mais c’est aussi une période où la légitimation religieuse traditionnelle de l’ordre établi est en déclin ; le laisser-faire capitaliste ne peut plus compter uniquement sur l’éthique protestante pour assurer la crédibilité culturelle et sociale du système. D’où la nécessité d’une forme de légitimation plus moderne, plus « progressiste », plus adaptée aux mœurs et à la civilisation de cette fin de siècle aux États-Unis : la science, et plus précisément la biologie.
Cette affinité élective va se nouer autour de certaines « correspondances » entre les deux discours : par exemple entre la lutte pour la vie et la libre concurrence, la survivance des mieux adaptés et la victoire économique des plus capables, l’élimination naturelle des inadaptés et l’élimination sociale des pauvres, l’inégalité naturelle et la hiérarchie sociale, l’intangibilité des lois de la nature et celle des lois naturelles de l’économie, le perfectionnement de l’espèce par la sélection naturelle et le progrès social grâce à la sélection économique. On choisit dans l’idéologie biologique et dans l’idéologie économique les éléments qui sont compatibles et convergents, et par leur fusion on crée une figure nouvelle : ce que l’on pourrait appeller le libéral-darwinisme. Profondément conservateur, en tant que discours d’apologie du statu quo économique et social, c’est en même temps une doctrine du progrès, du renouveau scientifique et technique, de l’expansion productrice et de l’évolution nécessaire et inéluctable vers un avenir meilleur.
Cela ne veut pas dire que la justification religieuse disparaît : simplement, elle est suppléée ou renforcée par celle qu’apporte l’interprétation spencérienne du darwinisme. Il se constitue ainsi aux États-Unis une vaste trinité idéologique, largement diffusée, entre l’éthique protestante, l’esprit du capitalisme et le darwinisme social. L’idéologie des entrepreneurs se trouve ainsi simultanément flanquée d’une légitimation traditionnelle, de type religieux, et d’une légitimation moderne, de type « scientifique ». Le processus d’affinité élective fonctionne dans les deux directions et unifie le tout dans un complexe discursif formidablement cohérent et efficace.

La nécessité « naturelle » des inégalités

Quelques exemples pourraient servir à illustrer le fonctionnement de cette trinité à la fois vertueuse, utile et naturelle :
William Graham Sumner, fondateur de la sociologie américaine, disciple de Spencer et théologien protestant de formation, a produit, comme l’observe l’historien américain Richard Hofstadter, une synthèse puissante entre l’éthique protestante, les doctrines de l’économie politique classique et la sélection naturelle darwiniste. Son œuvre vise à démontrer que l’individu ascétique et accumulateur de capital (l’idéal protestant/capitaliste) était l’équivalent du « plus adapté » dans la lutte pour la vie. « Beaucoup sont terrifiés par la liberté, surtout sous la forme de la libre compétition, dont ils font un épouvantail. Ils pensent qu’elle est sévère avec les faibles. Ils ne comprennent pas que le fort et le faible sont des termes qui ne peuvent pas être définis à moins qu’ils ne soient rendus équivalents avec l’industrieux et l’oisif, le frugal et l’extravagant. Ils ne comprennent pas, en outre, que si nous ne voulons pas la survivance des plus adaptés, nous n’avons qu’une seule alternative, la survivance des plus inadaptés. » Le commentaire de Hofstadter semble résumer parfaitement la signification de ce type d’argument comme fusion idéologique réussie du religieux, de l’économique et du « biologique » : « Tel un Calvin tardif, Sumner est venu prêcher la prédestination de l’ordre social et le salut des économiquement élus par la survivance des mieux adaptés [6]. »
II va de soi que la méthode de Sumner permet d’expliquer la nécessité naturelle des inégalités économiques et sociales : « Les millionnaires sont le produit de la sélection naturelle, agissant sur l’ensemble du corps social pour choisir ceux qui correspondent aux exigences d’une certaine tâche... C’est parce qu’ils ont été ainsi sélectionnés que la richesse - celle qui leur appartient ainsi que celle qui leur est confiée - s’accumule dans leurs mains... Ils peuvent à juste titre être considérés comme les agents sélectionnés par la société pour un travail déterminé. » D’où le caractère nuisible de toutes les lois philanthropiques de protection des pauvres, qui rendent trop facile la vie des misérables, élevant ainsi le nombre des consommateurs de capital tout en diminuant celui des inventifs pour sa production. D’où aussi l’absurdité du socialisme, c’est-à-dire de toutes les initiatives « dont le but est de sauver des individus de certaines des difficultés ou duretés de la lutte pour l’existence et de la compétition pour la vie, par l’intervention de l’État [7] ».
Il serait trop réducteur de considérer ce type de discours comme étant simplement une manipulation cynique d’arguments religieux ou biologiques au service d’intérêts de classe ; il s’agit souvent d’un amalgame logique et parfaitement sincère de convictions profondément enracinées : l’éthique protestante du travail, la bonne conscience libérale (supposant la coïncidence automatique entre les intérêts privés des propriétaires et l’intérêt général) et les lois éternelles de la sélection naturelle selon Darwin (dans leur interprétation spencérienne).
Plusieurs économistes nord-américains de cette époque feront eux aussi du darwinisme social une espèce de « calvinisme naturaliste » parfaitement adéquat à l’idéologie libérale du laisser-faire. Par exemple, l’économiste Thomas Nixon Carver, qui souligne dans ses écrits que « les lois de la sélection naturelle sont simplement les méthodes régulières de Dieu pour exprimer son choix et son approbation... Les choisis par la nature sont les choisis par Dieu ». La propriété privée est la méthode par laquelle la compétition économique, en tant que méthode sélective naturelle, récompense le plus capable. Pour contribuer à ce processus de survivance des plus doués, les Églises doivent prêcher l’obéissance aux lois de Dieu dans le domaine de la vie productive [8].
Enfin, dans le discours direct des propriétaires du capital eux-mêmes, c’est-à-dire des grands hommes d’affaires de l’époque -les tycoons financiers et les fondateurs des grands empires économiques -, on retrouve le même type d’argument libéral-darwiniste. Dans certains cas, comme celui d’Andrew Carnegie, le magnat fondateur de la US Steel Corporation, la pensée de Darwin et de Spencer apparaît comme une alternative à la théologie et au surnaturel. Carnegie n’a pas besoin de religion pour constater que la loi de la compétition a un fondement biologique : cela ne sert à rien de se plaindre de sa sévérité apparente, parce qu’en tant que loi naturelle elle ne peut pas être changée. Plus souvent, comme chez John D. Rockefeller, on retrouve la Trinité libérale-darwiniste Dieu/Capital/Nature : pour le fondateur de la Standard Oil Company, « la croissance des grandes affaires est simplement la survivance des mieux adaptés... La rosé de la Beauté Américaine ne peut être produite, dans toute la splendeur et la fragrance qui ravissent son admirateur, qu’en sacrifiant les boutons qui poussent autour d’elle. Cela n’est pas une tendance maléfique dans les affaires. Il s’agit simplement de la mise en pratique d’une loi de la nature et d’une loi de Dieu [9] ».
L’affinité élective entre le libéralisme économique et le darwinisme social a été aux États-Unis, comme nous l’avons vu, le produit d’une conjoncture économique, sociale, politique et culturelle précise, à la fin du XIXe siècle. Il est donc compréhensible qu’une fois cette conjoncture dépassée, cette configuration idéologique se soit affaiblie.
Il est vrai cependant que le libéral-darwinisme, sous des formes nouvelles, ne disparaîtra plus de la sphère publique et de la vie universitaire en Amérique du Nord. On en trouve trace dans les écrits d’économistes néo-libéraux, de sociobiologistes, de sociologues néo-positivistes, de partisans de la « théorie fonctionnaliste des classes sociales », etc.
On trouve aussi une version « modernisée » du libéral-darwinisme dans l’idéologie néo-libérale et les discours réactionnaires des néo-conservateurs actuels, c’est-à-dire dans l’entourage de George W. Bush et son gouvernement. Mais cette forme nouvelle, proche de celle du début du XXe siècle par l’individualisme féroce et la haine viscérale pour le Welfare State, s’en distingue par l’impérialisme et le militarisme (condamné par Herbert Spencer comme archaïque et pré-industriel).

P.-S.

Article de Michael Löwy, « Les affinités électives étatsuniennes entre libéralisme et social-darwinisme », extrait de Jean Liberman, Démythifier l’universalité des valeurs américaines, Parangon, 2004.

Notes

[1J’ai essayé d’analyser la signification méthodologique du concept d’affinité élective et de l’appliquer au rapport entre messianisme juif et utopie libertaire au début du XXe siècle dans mon livre Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Une étude d’affinité élective, PUF, Paris, 1988.

[2J’ai examiné cet aspect du livre de Weber dans mon essai « Marx et Weber : notes sur un dialogue implicite », dans Dialectique et Révolution ; essais de sociologie et d’histoire du marxisme, Anthropos, Paris, 1973.

[3Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, Paris, 1967, p. 107 ; traduction revue et corrigée d’après l’original dans Max Weber, Gesammelte Aufsàtze zur Religionssoziologie, J.C.B. Mohr, Tübingen, 1922, p. 83.

[4Patrick Tort, La Pensée hiérarchique et l’évolution, Aubier, Paris, 1983 ; Misère de la sociobiologie, PUF, Paris, 1985 ; « Spencer et le système des sciences », introduction à H. Spencer, Autobiographie (Naissance de l’évolutionnisme libéral), PUF, Paris, 1987.

[5On trouve une belle analyse de la vogue spencérienne aux États-Unis dans le livre de Richard Hofstadter, Social Darwinism in American Thought, The Beacon Press, Boston, 1955, chap. 11, d’où cette citation est extraite.

[6R. Hofstadter, op. cit. pp. 51, 66. La citation de Sumner se trouve dans une conférence de 1879 rééditée dans Essays of William Graham Sumner (Albert G. Keller et Maurice R. Davie, éds.), New Haven, Yale University Press, 1934, vol. 2, p. 56.

[7W.G. Sumner, The Challenge of Tacts and Other Essays, Yale University Press, New Haven, 1914, pp. 90, 27-28 et Essays of W.G. Sumner, vol. 2, p. 435.

[8T.N. Carver, The Religion Worth Having, cité par R. Hofstadter, op. cit., p. 151.

[9Voir R. Hofstadter op. cit. pp. 45-46.

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