Préface à « Ruptures à Cuba le castrisme en crise » de Janette Habel...

, par MASPERO François

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PRÉFACE

La page arrachée

L’histoire raconte que dans la nuit du 5 mai 1895, peu de jours après le débarquement qui marqua le début de la seconde guerre d’indépendance de Cuba, les trois chefs des insurgés, Maximo Gômez, Antonio Maceo et José Marti, eurent, dans la centrale sucrière de La Mejorana près de Santiago, une ultime rencontre pour confronter leurs plans de campagne. L’histoire raconte encore que cette entrevue fut particulièrement orageuse. Que se dirent-ils ? Ni Gômez ni Maceo ne l’ont jamais rapporté. Marti, lui, le nota sur une page de son journal, l’une des toutes dernières : il devait mourir douze jours plus tard, frappé d’une balle en chargeant à la bataille de Dos Rios. Et c’est ici que l’histoire devient énigme : car nul ne peut lire cette page. Elle fut arrachée et perdue.
On affirme néanmoins que la discussion porta sur les problèmes du pouvoir après la victoire. Les trois chefs historiques avaient tous présent à l’esprit près de cent années d’indépendances hispano-américaines ; et la question fondamentale, qui depuis les origines, depuis le renoncement de San Martin et l’éviction de Bolivar, avait couru tout au long du siècle comme un danger mortel toujours renaissant, se résumait en un mot : le caudillisme ; le pouvoir conquis par le peuple à la force de ses armes, incarné par un seul homme prétendant agir pour le seul bien du peuple et se maintenant au pouvoir au besoin contre le peuple par la même force des armes. Un mot qui sur le continent signifiait cent noms : Sâenz, Rosas, Francia, Melgarejo ou Porfirio Diaz... Les chefs cubains parlèrent-ils des moyens de conjurer ensemble cette « ombre du caudillo », ou en restèrent-ils à se suspecter mutuellement, chacun soupçonnant l’autre de ne viser qu’à la confiscation, la victoire remportée, du pouvoir pour lui seul ? A la veille de sa mort Marti nota encore sur son journal - et la page, ici, nous a ete conservée - la méfiance de Maximo Gômez : « N’appelez pas Marti président. Il n’est ici qu’en qualité de général. (...) En vérité je ne sais pas ce qui leur arrive, aux présidents, mais des qu’ils sont élus, c’en est fait d’eux. A l’exception de Juarez, et encore. Et de Washington. » Sur quoi, ajouta Marti, un insurgé brandit sa machette et dit : « Tout dépendra de la volonté du peuple... Nous nous sommes joints à la révolution afin d’être des hommes, et non pour qu’on nous blesse dans notre dignité d’hommes [1]. »
Marti est mort à Dos Rios. Maceo a été tué au combat l’année suivante. Maximo Gômez, lui, a connu la victoire de 1898 et sa récupération par les Etats-Unis grâce à leur intervention de dernière heure. Il refusa le pouvoir qu’on lui offrait et finit ses jours dans une retraite ombrageuse. Il repose au cimetière de La Havane, et la petite histoire raconte encore que c’est à dessein qu’il se fit construire un mausolée ou l’on ne peut entrer qu’en baissant la tête : il voulait rappeler leur humiliation aux grands de Cuba dont il savait bien qu’ils ne manqueraient pas de venir lui rendre périodiquement un hommage rituel.

L’histoire de cette île est singulière. Elle est faite d’extrême grandeur et d’extrême humiliation : toujours hors de proportion avec sa taille réelle. L’île fut le premier établissement de la Conquête espagnole. Lorsque Christophe Colomb répandit en Europe la nouvelle de la découverte de ces Indes qui n’étaient pas encore l’Amérique, c’est essentiellement Cuba qu’il décrivit ; et lorsque Thomas More écrivit son Utopie, c’est tout naturellement à Cuba que, sur la foi de cette description, il pensa pour décrire un monde neuf ; lequel, tout naturellement aussi, se retrouva être l’île de la Tempête de Shakespeare. C’est de Cuba que partirent vers le continent Cortes et les conquistadores. C’est à Cuba que s’accomplit le premier génocide des Indiens, que furent introduits les premiers esclaves africains. C’est de Cuba que furent tirées les premières richesses du pillage de l’Amérique. C’est là que furent construites la première cathédrale et la première université. Premier établissement de l’empire espagnol, l’île fut aussi le dernier : l’esclavage ne fut aboli qu’en 1886 et l’indépendance proclamée en 1898. C’est dire que, lorsque Fidel Castro et les siens arrivèrent au pouvoir en 1959, ces choses-là appartenaient encore à la mémoire vivante : des paysans parlaient de leur enfance d’esclaves et de leur mère esclave, de même que pouvaient encore témoigner d’anciens vétérans de la guerre contre l’Espagne qui avaient serré la main de Maximo Gômez.
Parce qu’elle avait concentre durant des siècles les richesses de l’empire, Cuba avait toujours été, en même temps que le lieu ou s’ancrait le pouvoir de la métropole, celui ou bouillonnaient, à la croisée des routes maritimes, les idées que les vents portaient d’un continent à l’autre. Alejo Carpentier a décrit dans le Siècle des Lumières ce foisonnement d’une double richesse, celle des marchandises les plus précieuses et celle des idées nouvelles. Tout au long du XIXe siècle la bourgeoisie cubaine réalisa ce paradoxe d’être une société esclavagiste au sein de laquelle circulaient, toujours réprimés, les courants de pensée les plus progressistes de l’Amérique latine. Lorsqu’éclata la première guerre d’indépendance, en 1866, celle-ci, pour avoir si longtemps couvé, exprima d’emblée une revendication nationale plus massive, plus soudée que dans les autres pays du continent (sauf peut-être au Mexique, lors de l’intervention française) ; mais elle exprima aussi un projet social, un projet politique qui, tel qu’on peut le lire dans la vie et les écrits de José Marti, s’élargit aux dimensions de tout le continent.
Histoire singulière, parce que la proximité des Etats-Unis, avec tout ce que cela avait pu comporter de stimulant pour les aspirations créoles, de la Boston Tea Party à l’abolitionnisme, fit que la victoire de l’indépendance marqua en fait l’entrée dans l’ère d’une autre dépendance. Dépendance qui dès lors parut inscrite de façon inévitable dans la logique géopolitique. Plus les Etats-Unis s’étaient étendus au sud par leurs acquisitions et leurs conquêtes successives (Louisiane, Floride, Nouveau-Mexique, Texas), plus Cuba était apparue comme un appendice obligé de leur territoire. Jefferson l’avait dit dès 1817 : « Si nous nous emparons de Cuba, nous serons les maîtres de la Caraïbe. » Cuba était le trait d’union entre les deux Amériques ; à cheval sur deux géographies, deux économies, deux cultures, complètement liée par l’histoire et la langue au Sud, très proche, ne serait-ce que par la simple distance, du Nord. Le fait n’est pas seulement anecdotique que ce soit à New York que José Marti ait tenu, en 1894, sous la présidence du grand poète nicaraguayen - de dimension continentale - Rubén Dario, le meeting déterminant qui précéda le déclenchement de la seconde guerre d’indépendance : José Marti qui a, justement, mieux que tout autre su formuler les dangers mortels de l’expansionnisme nord-américain. On trouve présentes à ce meeting trois composantes du statut intercontinental de Cuba : les aspirations créoles, la dimension latino-américaine et la présence ambivalente du grand voisin, chez qui a trouvé refuge à l’époque - « dans les entrailles du monstre », disait Marti - ce qu’il y a de plus progressiste dans l’île. Proximité à la fois fascinante et redoutable : l’histoire de ces cent dernières années est ainsi marquée par ce qui aurait pu être un dialogue de cultures antagonistes et complémentaires mais que la disproportion du rapport de forces rendit, inéluctablement, un affrontement à mort de deux conceptions même de la vie : l’american way of life, contre ce que le poète cubain José Lezama Lima définissait comme l’« ange de la jiribilla », l’esprit lumineux et fantastique des marionnettes populaires cubaines ; le pays de Manhattan et de l’Empire State Building, contre celui où les villes allongées dans la moiteur tropicale attendent la brise nocturne en rêvant d’être la « juste mesure de la grâce, réponse aux caresses de la main ». Une histoire marquée aussi, et de façon plus déterminante, par un asservissement économique, une exploitation humaine du plus petit par le plus grand, le tout sanctionné par le célèbre amendement Platt introduit dans la Constitution cubaine en 1906 et qui, jusqu’à 1934, donna aux Etats-Unis un droit d’intervention dans les affaires du pays.
Ainsi, durant la première moitié de notre siècle, l’histoire de l’île fut-elle celle d’une quasi-annexion politique, tantôt directe - il y eut trois occupations militaires nord-américaines - tantôt par dictatures ou gouvernements interposés ; et plus encore d’une annexion économique. Et cela, s’exerçant sur un peuple qui avait poussé à l’extrême, en le payant de centaines de milliers de morts, son idéal d’indépendance nationale - mots qui, ici, peuvent être pris comme un synonyme de cette « dignité » proclamée par le mambi, l’insurgé à la machette, qu’évoquait Marti dans son journal. Un idéal qui, dès lors, constitue le ciment unissant ce peuple au-delà de toutes les différences de classes, d’origines et d’intérêts : bourgeoisie citadine libérale, patriciens des plantations, paysans éternellement marginalisés et démunis, ouvriers des villes, travailleurs de la canne a sucre aussi corvéables que les anciens esclaves noirs, et jusqu’aux importantes colonies d’origines mexicaine, haïtienne et chinoise importées pour compenser la suppression de l’esclavage. Aussi cet asservissement, qui ne pouvait signifier qu’humiliation intolérable, fut-il scandé de colères, de soulèvements, de grèves.
Ce statut de semi-intégration du dernier pays colonial du continent à la première puissance industrialisée du monde ne faisait qu’augmenter les paradoxes : la mainmise du capital américain entretenait autant ou plus l’esprit rebelle qu’elle ne conduisait à l’annexion définitive que certains envisagèrent. En 1958, les USA possédaient, par grandes sociétés interposées, 90 % des mines, 50 % des terres ; ils contrôlaient 67 % des exportations et 75 % des importations. Cette mainmise pouvait certes profiter à une partie de la bourgeoisie - et favoriser dans l’entre-deux-guerres l’installation d’une forte immigration européenne, particulièrement à La Havane -, elle suscitait en même temps dans la plus grande partie de cette bourgeoisie des frustrations profondes, tandis qu’une élite intellectuelle, à ce carrefour du Nord et du Sud, de l’Europe et de l’Amérique qu’était plus que jamais La Havane des années vingt et trente, ne pouvait supporter l’asphyxie de ce confinement insulaire auquel elle se sentait condamnée. Les méthodes d’exploitation des grandes propriétés, modernes par la recherche du rendement, traditionnelles par l’absence de mécanisation agricole, créaient un prolétariat rural massif, tout nourri encore de la geste des guerres d’indépendance, tandis que dans les villes, au côté des vieilles fabriques du XIXe siècle, venaient s’installer de nouvelles entreprises implantées des Etats-Unis : ceux-ci devaient finir par construire, pour des raisons évidentes de moindres coûts, des entreprises aussi symboliques du mode de vie du Nord que la plus grande usine de Coca-Cola du monde - utilisant sur place la matière première, le sucre, et la main-d’œuvre bon marché - et la plus puissante imprimerie de langue espagnole, celle du Reader’s Digest - profitant de la situation privilégiée de Cuba dans le monde hispanophone. Et, en 1927, la première ligne régulière créée par une toute nouvelle compagnie, la Pan American, devait être, tout naturellement, Miami-La Havane.
Ainsi Cuba vit-elle se former au cours de ce siècle le mouvement ouvrier le plus avancé de l’Amérique latine - le premier à se mobiliser sur les thèses de la Troisième Internationale (et, symétriquement, le plus influencé, dans sa partie urbaine, par le syndicalisme corporatiste de l’Amérique du Nord) - et un noyau très actif d’intellectuels ouverts à toutes les recherches, toutes les formes d’une libération : au marxisme nécessairement, vu l’époque, comme ce fut le cas de près ou de loin pour Pablo de la Torriente Brau. Juan Marinello, Julio Antonio Mella, Rubén Martinez Villena, Raul Roa ; mais aussi, et il faut y insister, à des mouvements comme le surréalisme : ce fut le cas d’Alejo Carpentier, de Nicolas Guillen, de Lydia Cabrera et, plus durablement, de José Lezama Lima, de Virgilio Pinera et des créateurs, en 1939, de la revue Origenes.
On peut comprendre alors que la page arrachée du journal de Marti soit aussi, durant ces années, une page oubliée. Ce qu’elle pouvait signifier demeure loin des préoccupations plus urgentes. Du message des chefs de l’insurrection, on n’a gardé que la première partie, celle qui n’a pas été occultée : recouvrer la dignité perdue, c’est, nous l’avons dit, essentiellement recouvrer l’indépendance nationale. Entre-temps, ça et là sur le continent, le caudillisme sévit toujours, rétrograde au Venezuela, progressiste en Argentine. A Cuba, le problème du pouvoir est avant tout celui du contrôle direct qu’exerce sur lui, quelle que soit la forme qu’il se donne, la puissance dominatrice. Or, les jeux sont brouillés ; il peut arriver qu’un dictateur, comme Machado dans les années vingt, pur admirateur de Mussolini et de la « latinité », règne par la terreur et la corruption et donne néanmoins une apparence de légitimité populaire à son pouvoir - acquis au demeurant avec l’assentiment du Parti communiste - parce que, précisément, il oppose un discours nationaliste aux prétentions nord-américaines ; et qu’à l’inverse un président élu comme Grau San Martin, parce qu’il incarnait tous les espoirs de démocratie, après avoir obtenu dans un premier temps la suppression de l’amendement Platt, sombre dans les compromissions et la braderie au plus offrant. Ou encore qu’un caudillo typique, l’ex-sergent Batista, se fasse élire sur un programme populiste du genre « coup de balai », obtienne derechef l’appui du Parti communiste et celui de la bourgeoisie d’affaires (deux ministres communistes participant même à son premier gouvernement, dont Carlos Rafaël Rodriguez, qui est aujourd’hui au sommet du régime castriste), soucieux tous deux d’affirmer l’indépendance nationale, revienne au pouvoir par un coup d’Etat et gouverne par le clientélisme et le gangstérisme. Tout cela avec, de temps à autre, comme c’est le cas pendant la première présidence de Grau San Martin, de brèves èclaircies dans lesquelles apparaît quelque chose de précieux et d’un peu insolite mais qui existe : la république cubaine. Celle rêvée par José Marti. Celle au nom de laquelle en 1952, Eduardo Chibàs, le leader du Parti orthodoxe, le premier maitre politique de Fidel Castro, se suicide en criant, en direct à la radio : « Peuple cubain, réveille-toi ! »
Ce réveil, c’est Fidel Castro qui, après bien d’autres, le tente le 26 juillet 1953, à Santiago. Il échoue. Mais quand il réapparaît trois ans plus tard à la tète du Mouvement du 26 Juillet, un mouvement qui semble incarner la pureté et l’intransigeance de la jeunesse, la rupture avec les compromissions du passé, c’est ce rappel de l’idéal de José Marti qui peu à peu cimente autour de lui toutes les forces d’opposition à la dictature, toutes les forces vives du pays : « Qu’on ne nous blesse plus dans notre dignité d’hommes. » Ce que dit son programme, le Programme de la Moncada, quand il parle de réforme agraire, de réduction des inégalités, de suppression des privilèges concédés aux sociétés étrangères, c’est que rien ne devra plus jamais être comme avant.
Pour le reste, quelle sera, après la victoire, la forme du pouvoir, et qui le détiendra pour représenter le peuple ? Le peuple cubain, c’est certain, a durant plus de soixante ans épuisé les ressources d’une « démocratie » caricaturalement dévoyée à l’ombre de la bannière étoilèe. Il veut une autre démocratie. Quelle sera-t-elle ?
Elle est à inventer. Qui pense alors à la page arrachée du journal de Marti ? L’essentiel n’est-il pas de remporter la victoire ? Et pour la remporter, ne faut-il pas l’union de toutes les forces derrière le parti armé qui est en train de gagner militairement la guerre ?
Il y eut, entre toutes les composantes qui s’unirent alors sous l’hégémonie du Mouvement du 26 Juillet, bien des divergences, des discussions, des méfiances, des reserves. Mais enfin les faits sont là. Le 1er janvier 1959, Fidel Castro prend le pouvoir à la tête de l’Armée rebelle du 26 Juillet. Pour peu de temps, dit-il : et certainement pas pour être président.

Le temps des Cronopes

« Mon premier voyage a Cuba, en 1952. écrivit Julio Cortazar. signifiait : faire quelque chose. La j’ai découvert tout un peuple qui a recouvré la dignité, un peuple qui avait été humilié a travers son histoire, par les Espagnols, par Machado, Batista, les Yankis et tout le reste ; subitement, à tous les échelons, depuis les dirigeants que je n’ai pratiquement pas vus jusqu’au niveau du paysan, du respon¬sable de l’alphabétisation, du petit employé, du coupeur de canne à sucre, tous assumaient leur personnalité, découvraient qu’ils étaient des individus ayant chacun une fonction à remplir. »
Pour bien lire le livre de Janette Habel, il n’est peut-être pas inutile d’essayer de comprendre, de rappeler ce que représenta voici trente ans dans le monde - et pas seulement en Amérique latine - l’arrivée au pouvoir des révolutionnaires cubains. Parce que Janette Habel fut de cette poignée de jeunes militants français internationalistes qui firent, dans les années soixante, le voyage de Cuba et nouèrent avec cette révolution des liens qui, au-delà de toutes les vicissitudes, les ont marqués durablement.
Entre ce premier voyage et ce livre, donc, vingt-cinq ans se sont écoulés. A sa victoire, la révolution cubaine a représenté le pouvoir le plus jeune du monde et elle a semblé, un temps, incarner comme une nouvelle jeunesse d’un monde qui n’en finissait pas de vieillir, de guerre mondiale en guerre froide et en guerres coloniales. Aujourd’hui, le mouvement de Fidel Castro se trouve avoir exercé le pouvoir durant trente années de façon totale et ininterrompue : son dirigeant est devenu sinon l’un des plus vieux chefs d’Etat de la planète, du moins l’un des plus anciens. Entre-temps aussi, la révolution est passée du stade d’un avenir ouvert, où tout était encore à écrire, à celui où l’histoire s’est écrite, celle-là et nulle autre, parmi toutes celles qui semblaient possibles, qui étaient possibles. Du stade des espoirs à celui des bilans. Et ceux-ci, on le sait et ce livre le dit, ne sont pas forcement au rendez-vous de ceux-là. Faut-il pour autant renier ces espoirs ? Ou chercher à comprendre : non pour donner des leçons mais pour, au contraire, tirer des leçons ?
C’est en ce sens que le livre de Janette Habel doit être lu, d’abord comme un livre de la fidélité. Fidélité à un passé, à une mémoire, à un projet politique. Fidélité a l’égard de ceux avec qui on a partagé l’espoir, aux côtés de qui on a lutte, partageant succès et défaites, les disparus comme les vivants, là-bas comme ici. Accomplissement d’un devoir : devoir politique, devoir, envers et contre tout, d’amitié qui oblige à ne pas, comme tant, tirer un trait et renvoyer pêle-mêle le passe dans la grande poubelle des illusions perdues, des « mythes révolutionnaires » défunts. Mais à parler d’un présent et d’un avenir qui continuent tout autant, pour le meilleur et pour le pire, à nous concerner.
Il est peut-être difficile aujourd’hui de comprendre ce qu’a représenté la révolution cubaine pour cette poignée de militants européens - d’abord parce que le mot même de militant est démodé. Je dis à dessein une « poignée » : en Amérique latine, certes, la situation était autre ; ce fut une immense vague d’espoir populaire qui déferla du Rio Bravo au cône Sud. Là, c’était simple, évident : pour la première fois une révolution qui affirmait ouvertement qu’elle remettait en cause la domination économique nord-américaine et la dépendance - par des mesures immédiatement parlantes : reforme agraire, expropriations, nationalisations, revision concrète des termes de l’échange avec le refus de reconduire, par exemple, les quotas sur le sucre -, cette révolution triomphait, militairement et politiquement, du big stick. Un siècle d’humiliations, d’interventions-rouleau compresseur était soudain vengé : ce qui paraissait la veille encore impossible était désormais là, alors que chacun gardait le souvenir tout frais encore de la liquidation au Guatemala, en 1954, par une colonne blindée « anonyme », d’un gouvernement qui se voulait démocratique. Une autre ère commençait : celle où l’on allait pouvoir parler haut et fort, aussi fort que cette Première Déclaration de La Havane proclamée devant un million de personnes : « Cette grande humanité a dit : assez ! » Pour les peuples du continent, Fidel Castro est celui qui, pour la première fois, parle vrai. Il met ses actes en accord avec ses paroles. Qui le soupçonne alors de démagogie ? Lorsqu’il propose en 1959, à Buenos Aires, que les Etats-Unis accordent à l’Amérique latine un prêt qu’il chiffre à trente milliards de dollars, et que son offre est repoussée comme « grotesque et démagogique », est-ce démagogie, vraiment, ou annonce lucide d’une nouvelle donne qu’il eût été raisonnable de prendre au sérieux avant qu’il ne soit trop tard ? Car, trois ans plus tard, Kennedy proposera vingt-cinq milliards pour son Alliance pour le Progrès ; aujourd’hui, la dette globale de l’Amérique latine avoisine les quatre cents milliards ; et, en octobre 1989, François Mitterrand peut déplorer, à Bogota, la « misère grandissante » des masses paysannes - sans pouvoir proposer, pour l’endiguer, de solutions crédibles autres que des vœux pieux.
Dans ce que l’on commençait alors a peine à appeler le « tiers monde » aussi, dans les pays coloniaux récemment émancipés ou à la veille de l’être - c’était le cas de toute l’Afrique noire française -, dans les pays en lutte - et, au premier chef, en Algérie -, la révolution cubaine signifiait que c’était possible.
En Europe même courait certes un vent de sympathie, un peu amusée, pour ces révolutionnaires danseurs de cha-cha-cha : « Viva Castro ! » avait écrit Jacques Lanzmann dans un joli livre sur les pittoresques barbudos. Mais, au-delà du folklore, ceux qui pensèrent que s’ouvraient à Cuba de nouvelles perspectives politiques qui pouvaient modifier leur vision des rapports de forces dans le monde et les possibilités d’agir sur ceux-ci furent, en France en tout cas, peu nombreux. Ce furent essentiellement les mêmes très petits groupes qui s’étaient constitués pour chercher à l’extérieur du Parti communiste - cela pouvait s’appeler l’Etincelle ou la Voie communiste - une réponse aux révélations de Khrouchtchev sur l’ère stalinienne qui sonnaient le glas de tout espoir raisonnable dans l’Union soviétique comme « patrie des travailleurs » : or, voici que justement le mot même de révolution qui était détenu, confisqué par l’Union soviétique depuis plus de quarante ans était remis en cause et surtout, remis à l’ordre du jour par un mouvement dont pour la première fois - contrairement à ce qui s’était passé en Chine et au Viêt-nam - la victoire ne devait rien au jeu de la stratégie soviétique. Qui bouleversait même tous les jeux. Des petits groupes qui pour des raisons diverses - cela pouvait aller de l’« internationalisme prolétarien » à la pure exigence morale -, considéraient que le problème, le drame majeur auquel notre génération était confrontée, à savoir la guerre que livrait la France en Algérie, était une folie criminelle. Qu’il était de leur devoir de refuser de participer à cette « pacification » qui avait déjà fait des centaines de milliers de morts ; et ils étaient prêts, pour cela, à affronter l’ostracisme du plus grand nombre - et la prison. La révolution cubaine leur semblait esquisser ce que pourrait être demain une Algérie libre et que l’on rêvait encore réconciliée. Il était important d’aller y voir de plus près.
Plus tard, on parla de « tiers-mondisme » et de militants tiers-mondistes. Il vaut la peine de s’y arrêter un instant puisqu’il est courant, dans les années quatre-vingt, de décrire cet élan vers des perspectives nouvelles au milieu d’un océan de conformismes - et il convient encore de rappeler qu’alors les conformismes étaient porteurs de mort - comme le résultat d’un « mythe » (les « mythes révolutionnaires du tiers monde » analysés par Gérard Chaliand). On peut même s’en gausser (le « sanglot de l’homme blanc » de Pascal Bruckner) comme d’une manifestation aberrante que seule peut expliquer une sorte de complexe judéo-chrétien de culpabilité : culpabilité amenant « l’homme blanc » à sangloter sur le sort de ses frères du tiers monde, alors qu’il n’aurait pas à rougir des réalisations coloniales, comparées à la gabegie des nouvelles indépendances. (Il est à noter toutefois que dans les années soixante, s’il y eut des hommes blancs pour « sangloter », ce furent avant tout les frustrés des paradis et des profits coloniaux perdus - et non les militants anticolonialistes qui étaient plutôt joyeux.)

Ce mot de « tiers-mondisme » a été, comme le sont souvent en histoire les formules pratiques, inventé après coup. Certes le terme « tiers monde » venait de faire son apparition sous la plume de Georges Balandier et d’Alfred Sauvy. Certes, survenant après les travaux de ces respectables professeurs, les Damnés de la terre, de Frantz Fanon, œuvre posthume, inachevée à tous points de vue, donnait soudain du monde une vision qui faisait s’écrouler le partage entre blocs et grandes puissances et instaurait comme les acteurs de leur propre histoire et de l’histoire du monde des peuples jusque-là silencieux et sans autre pouvoir que de se révolter et d’être écrasés. Mais il est bien artificiel de faire de cela un véritable mouvement qui se serait organisé autour de cette idée simple que le tiers monde allait devenir désormais le nouveau et seul pôle des luttes révolutionnaires dans le monde, la paysannerie des pays sous-développés du XXe siècle prenant la relève du prolétariat du XIXe. Cette idée est donnée, il est vrai, par Jean-Paul Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre, une préface beaucoup plus polémique, beaucoup plus « messianique » que le livre lui-même, au point d’en avoir masqué et parfois déformé le vrai propos, qui était tout autant de mettre en garde les camarades de combat de Fanon, algériens et africains, contre les dangers qu’il apercevait dès l’avènement des indépendances proches, que d’en appeler à la conscience, ou à la mauvaise conscience, des lecteurs européens. Cette préface a été débattue, contestée par beaucoup de ceux qui découvraient le tiers monde, dans le moment même où elle a été exprimée.
Peut-être quelqu’un, quelque jour, se penchera-t-il sérieusement, si tant est que cela en vaille la peine, sur l’étude des premiers numéros de la revue Partisans, qui commença à paraître en 1961 et qui est considérée par ceux qui parlent aujourd’hui ex cathedra de cette période comme l’une des premières expressions du tiers-mondisme militant. Il y trouvera alors une extrême diversité de courants. Il y lira par exemple l’admonestation de Régis Debray : « On ne peut échapper à l’alternative camp socialiste - camp capitaliste, surtout pas en se réfugiant sous le mythe d’un tiers monde indifférencié. (...) Etes-vous sans réserve du côté du camp socialiste, avec l’Union soviétique à sa tête, principal responsable de sa sécurité et la plus avancée dans l’édification du communisme ? (...) Etes-vous du côté du Parti représentant les intérêts de la classe ouvrière ? » Laquelle admonestation est suivie d’une longue réplique alambiquée du directeur de la revue - et aujourd’hui signataire de ces lignes - pour expliquer que non, en même temps que oui : il lui était difficile de faire autrement, car compte tenu des divergences radicales au sein de la rédaction la revue n’eût jamais eu de second numéro. On trouvera également les analyses pertinentes de Robert Paris sur le polycentrisme italien ; les premiers échos de la rupture du communisme chinois avec Moscou ; ou l’exaltation, par Gérard Chaliand, de l’étape de « démocratie nationale » telle qu’elle est à l’œuvre... dans la Guinée de Sékou Touré - et c’est là, c’est vrai, que se dessine un « mythe révolutionnaire » [2]. On y trouvera surtout, dès la deuxième livraison, fin 1961, un numéro spécial sur la révolution cubaine. Un numéro, c’est certain, plein d’enthousiasme qui, dans ces années sombres du début de la Vème République placées sous le signe de la capilotade et du discrédit de toutes les forces de gauche, voulait dire que quelque part, ailleurs dans le monde, se présentaient des motifs d’espoir : qu’on y mettait en œuvre une manière neuve de prendre son avenir en main et, comme l’écrira Cortàzar, de « recouvrer sa dignité ». Et, pour la première fois en France, on pouvait lire des textes signes Fidel Castro et Che Guevara, qui n’étaient plus seulement des barbus d’opérette ou des gangsters internationaux. Pour comprendre l’atmosphère de l’époque, il faut ajouter ce détail : ce numéro fut interdit et saisi. Tout comme le furent les livres de Frantz Fanon. Pour quelle raison ? Simplement, sans plus d’explication, « en vertu des pouvoirs spéciaux » votés au gouvernement dans le contexte de la guerre d’Algérie : ils troublaient l’ordre public. Il est vrai que cette année-là fut aussi interdit par la censure le film d’un dangereux extrémiste, Cuba si, de Chris Marker.
Car il faut ajouter aussi cela : s’intéresser à la révolution cubaine, c’était alors comme transgresser un tabou, rejoindre une frange ultra-minoritaire - tout au moins dans son expression, confidentielle et presque clandestine. C’était faire face à la « bêtise au front de bœuf » d’une société d’ordre moral, d’ordre politique, d’ordre tout court. D’ordre pour l’ordre. C’était troubler l’ordre public. C’était par là même rejoindre une fraternité d’oppositionnels : on n’avait pas encore inventé le mot « contestataire ». Cortazar, encore lui, l’a bien exprimé en parlant de son premier voyage à Cuba comme d’un « voyage au pays des Cronopes ». « Les Cronopes, commente sa biographe Karine Berriot, représentent grosso modo la catégorie humaine des éternels marginaux, anarchistes pacifiques, dont le but vital n’est pas, tant s’en faut - à l’inverse des Fameux -, la réussite sociale et ses corollaires obligés : recherche du pouvoir, de la notoriété et des richesses. » A cette époque où Cortazar voyait « la poésie au bout du fusil », beaucoup d’entre nous, qui étaient attirés par les lumières de La Havane, étaient bien des Cronopes. [3]
Je ne dis pas que ceux qui firent le voyage de La Havane furent tous des « marginaux, anarchistes pacifiques » : Janette Habel et ses camarades militaient pour un projet politique qui ne se réclamait nullement du pacifisme ; mais ils avaient bien en commun cette recherche d’une société différente qui échappât aux lois du pouvoir, de la notoriété et des richesses : aux lois de la jungle. On peut parler de romantisme. Mais, après tout, l’expression politique du mouvement romantique, ce fut le Printemps des Peuples de 1848. Ce n’était pas si mal. Oui, au début des années soixante, Cuba c’était l’espoir. Ce n’était pas un mythe. A moins que l’espoir lui-même ne soit un mythe. Et c’est vrai que pour ceux qui firent alors le voyage de Cuba, au propre ou au figuré, ce fut, venant de cette France rétrécie et grise où l’on respirait une odeur de mort, « la fête cubaine » que décrivit Ania Francos en 1962.
II y avait là un peuple à qui avaient été distribuées massivement les armes et qui avait repoussé en deux jours le débarquement de Playa Girôn financé par les Etats-Unis. Les colonnes d’enfants alphabétisateurs. Les ouvriers agricoles s’organisant sur les lati-fundias expropriées. Des dirigeants qui étaient l’antithèse de tout ce que pouvait évoquer la notion habituelle d’homme politique, qui acceptaient juqu’aux petites heures du matin des discussions où l’on refaisait allègrement le monde et qui partaient aussitôt rejoindre les avant-postes ; et ceux d’entre nous qui avaient lu Nizan pensaient à cette phrase de Boukharine qu’il avait mise en exergue des Chiens de garde : « C’est ainsi que s’est réalisé un type d’hommes qui tout en étudiant la philosophie sont de garde la nuit un fusil à la main, qui discutent les problèmes les plus hauts et une heure après coupent du bois, qui travaillent dans les bibliothèques et qui travaillent dans les usines. » Mais je maintiens que, pour la plupart, dans cette première vague de militants, cette fête restait grave parce qu’il entrevoyaient bien que tout cela, en même temps que victorieux, était fragile et menacé, de l’intérieur même de la révolution autant que de l’extérieur. Ils avaient aussi, c’est vrai, tendance à faire confiance au discours fraternel des révolutionnaires. A le prendre à la lettre. Ils connaissaient mal l’histoire des révolutions du XXe siècle - la génération précédente ne leur avait pas légué grand-chose, pour cause de stalinisme, qui ne soit faussé, tordu, déformé, caché ; tout ou presque restait encore à redécouvrir ou à écrire - et pas du tout l’histoire de l’Amérique latine. Fidel Castro n’avait-il pas proclamé pathétiquement, lors d’un procès politique : « II ne faut pas que la révolution dévore ses propres enfants. » Ils trouvaient cela admirable. Et il y avait l’urgence, toujours l’urgence : l’agression permanente d’un ennemi réel, la plus grande puissance du monde. La nécessité vitale de produire pour survivre malgré le blocus. La nécessité non moins vitale, pour rompre l’isolement, de passer le relais du mouvement aux forces qui dans tous les pays du continent attendaient, balayant les vieux schémas. C’était l’époque où, de Cuba, partaient anathèmes et sarcasmes contre les partis communistes d’Amérique latine inféodés à Moscou et taxés d’impuissance pour leur légalisme et leur réformisme. C’était l’époque où, chaque mois, apparaissaient des fronts révolutionnaires nouveaux : Argentine, Pérou, Venezuela, Guatemala...

On peut voir dans l’année 1967, année de la mort de Che Guevara, une date rupture, parce qu’elle est celle où se matérialise la mutation définitive, commencée certes bien plus tôt, du groupe dirigé par Fidel Castro, passant du stade de mouvement révolutionnaire, donc par définition en permanente élaboration, à celui d’un gouvernement d’Etat marqué, par définition aussi, par la priorité d’assurer avant tout la pérennité du pouvoir. Un pouvoir incarné désormais par Fidel Castro seul : ceux qui au cours de la lutte avaient pu l’incarner à ses côtés - tels Frank Pais pour l’insurrection de Santiago, Camillo Cienfuegos lors de la victoire de la guérilla, Che Guevara dans l’instauration du pouvoir révolutionnaire - sont morts et relégués au statut de grandes ombres tutélaires.
Cette mutation s’était fait jour lentement à la faveur de multiples réajustements, parfois brutaux, et, déjà, de crises. Il y eut, en 1961, lorsque l’agression américaine apparut inéluctable, la déclaration fracassante de Fidel Castro : « Je suis marxiste-léniniste. » II y eut, après le premier rapprochement avec l’Union soviétique, la tentative de créer une organisation « intégrée » censée reunir toutes les composantes qui avaient soutenu la révolution, qui fut remise en cause en 1962 et aboutit au procès de dirigeants de l’ancien Parti communiste. Il y eut la solitude de Cuba face aux grandes puissances à l’issue de la « crise des fusées » d’octobre 1962 qui vit, devant la menace de guerre nucléaire mondiale, Khrouchtchev s’entendre directement avec Kennedy pour accorder un droit de contrôle aux Nations unies sur le territoire cubain ; droit que Fidel Castro refusa d’avaliser. Il y eut surtout, dans les années 1962-1964, la polémique violente sur la fin et les moyens de la révolution : fallait-il donner la priorité à la consolidation de celle-ci « dans un seul pays » ou miser sur sa propagation à travers le continent ? Sur quelles bases fallait-il fonder le système économique nouveau : autonomie ou centralisation des entreprises ? Intéressement matériel ou émulation morale des travailleurs ? Ce débat en contenait un autre, sur la nature et le fonctionnement d’une démocratie socialiste, c’est-à-dire sur le mode de participation et de contrôle politique des travailleurs sur la vie économique dont ils étaient les moteurs et les artisans. Et cet autre débat ne fut jamais réellement, profondément traité, parce que venait constamment le recouvrir, le masquer, l’ajourner cette urgence, toujours cette urgence de la situation. La mobilisation des « comités de défense de la révolution » apparaissait plus urgente que le contrôle ouvrier. Celui-ci pouvait attendre. Tous au front. C’est une vieille rengaine de l’histoire.
C’est dans ces conditions que Che Guevara fut écarté à l’issue d’un long conflit, au cours duquel il avait essayé de faire prévaloir des principes faisant appel, à l’intérieur, au maximum de responsabilité dévolue aux travailleurs et, à l’extérieur, à un intemationalisme militant remettant en cause toutes les règles des rapports entre puissances. (Un conflit dans lequel intervinrent les économistes Ernest Mandel - qui défendait également l’accent mis sur les mesures tendant a remettre en cause la loi de la valeur - et Charles Bettelheim qui, sur l’autre bord, préconisait des méthodes de planification plus classiques dérivées, après critiques et ajustements, du modèle soviétique).
Che Guevara a résumé le sens qu’il donnait à ce débat dans une longue lettre envoyée à un journal uruguayen, rédigée en 1965 et publiée sour le titre le Socialisme et l’Homme, il rappelait qu’il avait lieu « au milieu de violentes luttes de classes » et que « les éléments du capitalisme qui subsistent obscurcissent la compréhension de sa véritable nature ». « En poursuivant la chimère de réaliser le socialisme à l’aide des armes pourries léguées par le capitalisme (la marchandise prise comme entité économique, la rentabilité, l’intérêt matériel individuel comme stimulant, etc.), on risque d’aboutir a une impasse. » Il envisageait, avec un optimisme qui, vingt ans plus tard, nous apparaît comme une invraisemblable, généreuse et redoutable utopie, l’apparition d’un « homme nouveau », tout en prenant soin d’ajouter que celui-ci ne pourrait se manifester qu’au terme d’un processus de « discussion à tous les niveaux ». Et, pour définir comment il concevait un véritable internationalisme, il déclara dans sa dernière apparition publique, à Alger, en mars 1965 : « II ne doit plus être question de développer un commerce pour le bénéfice mutuel sur la base de prix truqués aux dépens de pays sous-développés par la loi de la valeur et les rapports internationaux d’échange inégal qu’entraîne cette loi. » II ne fut pas entendu. Pouvait-il l’être ? L’histoire a tranché. A-t-elle clos le débat ?
Battu politiquement à La Havane - et ceci doit être rappelé à l’heure où Fidel Castro, pour les besoins de sa campagne de « rectification », ressuscite une pensée économique évacuée par lui-même vingt ans plus tôt et l’accommode dans un contexte totalement différent -, Che Guevara renonce, en même temps qu’à toutes ses charges, à la nationalité cubaine et part mener la lutte armée « dans d’autres terres du monde ». Il faut, lance-t-il, « créer deux, trois, de nombreux Viêt-nam ». S’agit-il alors d’un partage des tâches avec Fidel Castro ? C’est ce que ce dernier laisse entendre en lisant publiquement la lettre d’adieu du Che. Celui-ci meurt en octobre 1967, en Bolivie, au terme d’une campagne militaire qui est glorifiée à Cuba comme une geste héroïque mais dans laquelle il est difficile de savoir si le soutien logistique qu’il pouvait attendre lui a bien été apporté - et cela au-delà du décompte de toutes les erreurs et des coups du sort qui ont pu intervenir. Certains ont expliqué que le Che avait commis des erreurs stratégiques. D’autres ont parlé de pur et simple aventurisme. D’autres de démarche suicidaire.
Sur l’île, l’essor économique promis par Fidel Castro à coups de volontarisme géant est un échec retentissant : la récolte des dix millions de tonnes de canne à sucre prévue pour 1970 et considérée comme l’enjeu majeur n’est pas obtenue, le pays se retrouve exsangue, après tous les sacrifices accomplis pour y parvenir, et Fidel Castro annonce : « C’est vraiment très dur. C’est une grande douleur. Cela touche l’honneur et la dignité. (...) La critique repose sur nous tous. » C’est, désormais, la rentrée pour longtemps dans le système pervers mais indispensable de l’aide soviétique. C’est la mise au point définitive de tout l’appareil du pouvoir d’Etat : structuration du Parti communiste cubain, pyramidal et militarisé ; Constitution de 1975, démocratique puisque fondée sur une forme originale de « pouvoir populaire » à tous les échelons, votée par plus de 97 % de oui - ce qui n’est pas en revanche un indice articulièrement encourageant de fonctionnement démocratique. Le livre de Janette Habel fait le point de l’usage réel - ou de l’absence d’usage - qui a été fait de ces institutions et de leur état actuel.
Sur le continent, la mort de Che Guevara préfigure la fin des guérillas proprement « castristes ». L’exemple cubain avait pu soulever les espoirs enthousiastes que nous avons dits ; il avait aussi du même coup constitué une leçon pour un ennemi qui, désormais, saurait ne plus se laisser surprendre. Le succès de la résistance nicaraguayenne sera obtenu par une stratégie frontiste très différente du « foyer » castriste. Le Sentier lumineux prend le contre-pied, dans sa logique maoïste, non seulement du cheminement castriste de la prise du pouvoir, mais des principes humanistes de Che Guevara, leur préférant un autre « humanisme », celui de Pol Pot. Cuba continuera certes à appuyer certains mouvements, opérant, de La Havane, des choix et des exclusions. En fin de compte, une génération de jeunes latino-américains a perdu dans cette lutte sanglante beaucoup de ses meilleurs représentants. Et lorsque Cortàzar écrivait que la poésie était au bout du fusil, il ne se figurait pas le sens cruel que prendrait cette redoutable image : Javier Héraud. poète péruvien. René Castillo, poète guatémaltèque. Roque Dalton, poète salvadorien, et tant d’autres sont morts d’avoir voulu la vivre. Menant une politique d’Etat, le gouvernement cubain privilégiera désormais les relations avec des pouvoirs jugés progressistes, qu’il s’agisse de l’Unité populaire au Chili ou de la junte militaire au Pérou. Son aide internationaliste s’inscrira dans une stratégie mondiale en accord avec les intérêts de l’Union soviétique : aides militaires et interventions en Ethiopie et, surtout, en Angola.
On peut dire que c’est à partir de cette année 1967 que beaucoup de militants qui, en France ou ailleurs, avaient mis tant d’espoirs dans la révolution cubaine prennent leurs distances. Ils étaient prêts à faire beaucoup pour le mouvement révolutionnaire, ils l’étaient moins pour servir une raison d’Etat quelle qu’elle soit. L’aval par le gouvernement cubain de l’intervention du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie leur indiquait les limites d’une conception de l’indépendance et de la dignité du peuple désormais restrictive. Cela n’a pas forcement signifié un repli, un abandon. Certains ont jugé qu’ils pouvaient continuer, sans Cuba mais nullement contre la révolution cubaine, le combat internationaliste : ce fut le cas de Michèle Firk, militante française tombée en 1968 dans les rangs du mouvement révolutionnaire guatémaltèque. D’autres ont trouvé, à tort ou à raison, dans l’effervescence autour de Mai 68 l’ouverture d’immenses champs du possible. Certains (dont je fus) ont rejoint les rangs de la IVe Internationale.
Paradoxalement, c’est à cette même époque, quand il semble encore que les jeux ne soient pas faits et que puisse opérer ce « partage des tâches » entre Fidel Castro et Che Guevara évoqué plus haut, que le gouvernement cubain, qui veut à tout prix se dégager de son isolement mortel, a pris l’initiative d’une « Conférence tricontinentale » qui, préparée par le leader marocain Ben Barka, fait entendre, face aux grandes puissances, la voix du tiers monde en lutte, du Viêt-nam, de l’Angola ou de cent autres. C’est aussi à cette époque que, profitant du courant de sympathie envers un petit peuple agressé, seul et héroïque, il convoque un « Congrès des intellectuels » qui se tient à la fin de 1967, dans un grand enthousiasme, sans que beaucoup des invités semblent se rendre compte que ce qu’ils applaudissent est déjà en train de glisser dans un passé révolu. Si l’on peut parler de « tiers-mondisme » et de mythes, c’est bien a ce moment-là qu’ils fleurissent. Et c’est en 1968 que l’on voit apparaître les posters du Che, ou celui-ci prend une figure d’apôtre légèrement hippy, dont l’usage et l’interprétation l’auraient lui-même par bien des côtés révulsé - lui que sa vie et ses écrits montrent comme un homme de culture, porté sur les classiques, et un homme de rigueur, de discipline, d’exigence morale et politique, toutes choses qui n’étaient guère compatibles avec la « non-directivité » et le spontanèisme de ses fans soixante-huitards.
Lorsque viendront les signes plus apparents du changement de cap de l’appareil cubain, de la reprise en main dont, entre autres, les intellectuels cubains paieront, très cher, les frais - c’est la honteuse affaire Padilla, où l’on voit un poète comparaître devant une assemblée d’écrivains, encadré par des membres de la sécurité et « avouer » qu’il est un agent de l’impérialisme -, il y aura une vague de rejets aussi radicaux que l’avaient été auparavant la sympathie et l’adhésion. Beaucoup passèrent d’un extrême à l’autre, de la démesure dans l’enthousiasme à la démesure dans la vindicte. Peu, semble-t-il, avaient essayé de comprendre cette réalité difficile et complexe : que dans cette lutte d’un petit peuple pour un idéal de dignité, d’indépendance et de justice sociale, au prix de sacrifices inouïs, le pire devait, à tous moments et inévitablement, être mêlé au meilleur ; que rien ne pouvait être jamais définitivement acquis, mais rien non plus définitivement perdu. [4]
Il faut dire aussi qu’en matière de réduction simpliste le pouvoir cubain avait donné l’exemple : pour lui, amitié n’était-il pas synonyme d’éloge, voire de flagornerie ? K. S. Karol, qui avait écrit, encouragé par Fidel Castro lui-même, une analyse rigoureuse du pouvoir castriste qui demeure aujourd’hui la source la plus honnête et la plus complète de l’époque, en sut quelque chose ; de même que René Dumont, qui avait parlé agronomie et socialisme avec son franc-parler habituel : tous deux furent dénoncés par Fidel Castro comme des agents de la CIA devant une foule de cinq cent mille Cubains - qui en avaient entendu d’autres [5]...
Et Julio Cortâzar, qui depuis son premier voyage à Cuba n’a cessé d’y venir et d’y revenir ? En 1971, il est l’un des premiers à signer une lettre publique dénonçant la « regrettable mascarade d’autocritique » de l’affaire Padilla, « rappelant les moments les plus sordides du stalinisme ». A quoi Fidel Castro répond, toujours devant cet immense concours de peuple : « Non, messieurs les bourgeois. Nos problèmes sont ceux du sous-développement en vue de rattraper le retard que vous nous avez laissé, vous les exploiteurs, les impérialistes, les colonialistes... » Cortâzar participe à la création de Libre, revue en langue espagnole dont un regroupement d’intellectuels veut qu’elle fasse pièce à la revue Casa de las Américas de La Havane. Cependant il ne cesse d’espérer, s’efforçant, parfois de façon pathétique, de ne pas rompre les ponts. En 1979, il écrit à Roberto Retamar, le directeur de Casa de las Américas : « Je ne crois pas en des cristallisations sociales mais je crois en une dialectique révolutionnaire vers la liberté et le bonheur de l’homme. Pour moi la révolution cubaine ne sera jamais une montagne mais la mer, sans cesse recommencée. Infinies, pétrifiées, les montagnes de tout le reste de l’Amérique latine verront monter, l’heure venue, la vague de la mer humaine comme je l’ai vu à Cuba, le jour où les contenus de ces deux mots presque toujours irréconciliables, espoir et réalité, s’uniront en un présent unique. »

L’hiver du patriarche

Sans cesse recommencée ? Et est-il vrai que rien ne soit jamais, comme nous le disions, définitivement perdu ? En matière d’appréciation sur l’actuel régime cubain, il semble que l’on ait tout dit et répété jusqu’à l’écœurement : des condamnations sans appel au nom de la démocratie et des droits de l’homme, jusqu’aux adhésions admiratives au nom du droit, plus élémentaire, de l’homme à ne pas crever de faim, en passant par toutes les nuances de l’indulgence et des jugements balancés [6] Parce ce que c’est vrai : inutile de jouer sur les mots, la démocratie est inexistante à Cuba. Les droits de l’homme n’y ont pas été, n’y sont pas respectés : on a atteint aux pires moments le chiffre de quatre-vingt mille prisonniers [7]. Et ne sont respectés ni le droit d’information, ni celui d’expression, ni celui de circulation. Mais c’est vrai aussi : on meurt tous les jours de faim à quarante milles des côtes cubaines, en Haïti où les enfants vont nus dans la poussière et la boue, comme on meurt tous les jours sous les balles de la police et de l’armée dans des pays du continent proche - trois cents morts, étrangement vite oubliés, en une journée de révolte de la faim, au début de cette année, à Caracas, capitale du pays le plus riche du continent - et les droits de l’homme, en bloc ou en détail, n’y sont pas davantage respectés ; à Cuba, on ne meurt pas de faim, on y est vêtu décemment, la vie y est difficile mais la misère du tiers monde n’y existe pas. Et ici vient s’insérer la litanie des réalisations du régime : le taux de scolarisation, la protection infantile, les médecins, les équipements sanitaires et sociaux, la recherche scientifique : comparez donc avec Saint-Domingue ou même Porto Rico. Le problème c’est qu’à ceux qui écrivent, à nous qui écrivons ce genre de bilans, il manque une donnée essentielle : ils n’ont pas, nous n’avons pas à vivre ni en Haïti, ni à Cuba, ni à Porto Rico. Nul d’entre nous n’est tenu de vivre pour le restant de ses jours la vie d’un habitant de La Havane ou de Port-au-Prince. Et, quand bien même ce serait, il ne s’agirait pas de partager le sort des travailleurs-esclaves des bateys dominicains ni même des instituteurs cubains. C’est ce que certains appelleront une garantie d’objectivité. C’est ce qui fait, aussi, que beaucoup d’entre nous tirent benoîtement leur épingle du jeu en répétant cette phrase que nous sommes allés emprunter, faute de mieux, à Winston Churchill : que notre démocratie est, tout bien pesé, le moins mauvais des systèmes possibles. Tant pis pour les autres s’ils ne sont pas assez malins - ou assez forts - pour nous imiter. On veut bien, même, donner des leçons.

Le livre de Janette Habel se situe sur un autre plan. Il ne s’inscrit pas dans cette distribution générale des bons et des mauvais points, dans ce concours d’appréciations d’experts en démocratie. C’est, depuis vingt ans, le premier livre qui aille au fond des problèmes, en se plaçant à la fois du point de vue de la connaissance exhaustive des données économiques, sociales, politiques, dans leur évolution comme dans leur permanence, et du point de vue de la logique même de ce qu’a été, de ce qu’a voulu, de ce que prétend toujours être la révolution cubaine. Un tel travail n’avait été fait, ni à l’intérieur ni à l’extérieur de Cuba. A l’intérieur, parce que tout y est vu, dit et écrit à travers le prisme de ce que voit, dit et écrit le dirigeant suprême. Depuis trente ans, il est entendu que c’est Fidel Castro qui fait, qui dit, qui est l’histoire. Présente et passée. A l’extérieur, il est troublant de voir que les études importantes publiées ces dernières années reprennent le même schéma : elles font l’histoire de Cuba au travers de celle de Fidel Castro, acteur central et quasi unique. Il est vrai que sa personnalité offre de quoi satisfaire et fasciner le journaliste et l’historien le plus exigeant. [8] Il est vrai aussi qu’elle est suffisamment écrasante pour polariser toute l’énergie des opposants exilés, dans une rigoureuse inversion du culte de la personnalité [9] Ainsi lue, l’histoire de Cuba se confond avec celle de son dirigeant au point que l’on ne voit jamais clairement s’il aurait pu y avoir une, des alternatives - et lesquelles ? Rien, en revanche, au-delà d’intéressantes monographies, n’a été écrit qui aborde l’histoire récente de Cuba comme celle de la destinée collective d’un peuple ; qui traite ce peuple comme le véritable sujet de son histoire - et non comme le choeur des figurants dans une tragédie antique.
Près de cent ans après la mort de José Marti, cette histoire continue à être marquée, plus encore que par des pages blanches, pardespagesarrachées.Lelivrede Janette Habel permet d’en retrouver les traces. Et sur la principale de celles-ci on devrait retrouver inscrit, comme il y a cent ans, le même mot : celui de caudillisme.
Toute une série de questions semblent avoir été éliminées de la problématique cubaine, comme si elles n’avaient même pas à être posées. Comme si elles n’avaient jamais été posées.
L’une d’elles concerne la prétention de l’actuel groupe dirigeant à s’ériger aujourd’hui en représentant de l’ensemble des forces qui ont soutenu le mouvement jusqu’à la victoire de 1959 ; et la prétention, à la tête de ce groupe, de Fidel Castro à représenter l’ensemble des forces qui ont pris le pouvoir et l’ont assumé dans ses premières années. Or, ces forces, nous l’avons dit, étaient nombreuses et diverses. Certaines se sont ralliées et ont participé au pouvoir, comme le Parti communiste (pourtant tard venu dans la lutte). D’autres sont passées dans l’opposition, rejoignant parfois Miami et passant même à la lutte armée. Dans l’ensemble on a vu, à l’origine, un mouvement fondé par un petit noyau déjeunes gens issus de la bourgeoisie remporter une victoire militaire avec l’appui premier et essentiel des masses les plus déshéritées de la campagne et s’imposer à toutes les formes d’opposition, traditionnelles ou pas, des villes. Un mouvement comme le Directoire révolutionnaire, par exemple, très fort dans la jeunesse étudiante de La Havane, s’est retrouvé tragiquement divisé dans les premières années du pouvoir révolutionnaire. Certains de ses cadres y participent encore aujourd’hui, d’autres ont fini en prison ou en exil. Et cet éclatement n’a pas épargné le Mouvement du 26 Juillet lui-même.
En fait, cette question en recouvre une autre : celle du sous-développement de l’île. Car l’affirmation de celui-ci fait également partie des axiomes fondateurs de la logique castriste. Celle-ci, dès la prise du pouvoir, a martelé que Cuba était en 1959 un pays sous-développé typique, au même titre que d’autres pays du tiers monde qui ne se trouvaient pas à quatre-vingt-dix milles des côtes des USA et ne possédaient pas une bourgeoisie créole faisant, depuis des siècles, ses études dans les meilleurs collèges des jésuites espagnols (à commencer, on le sait, par Fidel Castro lui-même). A l’inverse, nier la réalité du sous-développement cubain a constitué l’argument classique de ceux qui ont toujours voulu prouver que la révolution n’avait été qu’une régression et que, sans elle, Cuba serait aujourd’hui au niveau d’un Etat des USA. Ce sur quoi on peut en tout cas s’interroger, c’est plus encore que sur son degré, son importance exacte, sur sa nature. Ce qui est posé ici, c’est la question d’une économie dualiste : la coexistence, dans une même géographie, de deux systèmes distincts, l’un d’extrême sous-développement et l’autre au contraire de développement avancé, et donc de deux sociétés distinctes, tellement étrangères l’une à l’autre qu’elles auraient pu presque s’ignorer. Pour Fidel Castro, une telle conception a toujours été une invention des impérialistes : s’il y a eu des zones de prospérité, il s’agissait d’îlots dans la société cubaine et elles n’ont pu exister que comme des proliférations cancéreuses au milieu d’un sous-développement monolithique, grâce à lui et en l’aggravant encore - et non, au contraire, de zones en expansion, destinées à noyer progressivement des îlots d’arriération. Des économistes militants, dans les années soixante, se sont attachés à démontrer que, dans les pays d’Amérique latine dépendants, les économies apparemment dualistes ne faisaient en fait que perpétuer un sous-développement global ; qu’elles étaient même en fin de compte un facteur de « développement du sous-developpement ». [10] Il ne s’agissait pas là d’exercices d’école. S’il était admis que la société cubaine était placée dans sa totalité sous le signe d’un seul et même sous-développement et d’une totale interdépendance des couches sociales dans le cadre de celui-ci, alors le groupe dirigeant était en droit d’imposer le silence à toutes les expressions politiques qui refuseraient de s’inscrire dans un tel schéma : elles ne pouvaient être que l’expression des ennemis de classe, attachés à la perpétuation d’un sous-développement dont ils vivaient. Il était en droit de mettre en œuvre, concrètement, sa politique de méfiance systématique à rencontre des villes « polluées » par le capitalisme et vivant de l’exploitation des campagnes. Il était en droit de présenter le départ en exil de centaines de milliers de cadres qui eussent été indispensables comme la preuve de la justesse de ses vues : ceux qui partaient étaient les profiteurs irrécupérables.
Autrement dit, les questions qu’il faudrait reposer aujourd’hui au vu d’un bilan tel que celui présenté par Janette Habel sont les suivantes : était-il possible d’éviter que disparaisse cette pluralité des forces démocratiques qui avaient soutenu la révolution ? Etait-il possible d’éviter que parte en exil la majorité des cadres compétents du pays ? Dans les deux cas, il y a eu perte tragique de forces vives, un terrible gaspillage.
Une autre question concerne naturellement la gestion de l’ile. Le titre même du livre de Janette Habel a ceci de significatif qu’il correspond parfaitement à la situation présente - oui, il y a crise cubaine et c’est Fidel Castro lui-même qui nous le martèle - et qu’il aurait pu porter le même titre il y a cinq, dix ou vingt ans. Tant il est vrai que d’autocritique en autocritique, de tournant volontariste en tournant volontariste, de rectification en rectification, l’histoire de Cuba est celle d’une crise permanente. On dira que l’autocritique n’est pas une vertu si fréquente chez les dirigeants politiques et encore moins chez les chefs d’Etat. Il est certain que, lorsqu’il y a vingt ans Fidel Castro lançait à la face de son peuple et du monde qu’il reconnaissait s’être trompé, on saluait cela comme un modèle d’humilité révolutionnaire. Mais lorsqu’au bout de tant d’années se répète une autocritique qui prend la forme du « nous » - impliquant une culpabilité collective dans des erreurs dont on ne voit pas quand et comment leur décision a été collective - à l’admiration succède l’incrédulité. Nul dirigeant au monde ne serait capable d’en faire autant ? Nul dirigeant au monde ne serait capable de rester au pouvoir après l’aveu de tels échecs.
Quel est, dans tout cela, le rôle du peuple cubain ? Et quel est le prix qu’il doit payer ? C’est tout le système du pouvoir qui est ici en cause. Que Fidel Castro ait été investi du pouvoir voici trente ans par une majorité de Cubains, c’est indéniable. Mais qui ose encore citer ce qu’il proclamait alors ? « Lorsque j’aurai terminé ma tâche ici, je me retirerai pour m’adonner à d’autres occupations. » [11] C’était le 8 janvier 1959. Ce qui a soudé cette majorité autour de lui, ce qui fait probablement encore aujourd’hui sa popularité, envers et contre tout, malgré l’usure et le mécontentement quotidiens, c’est ce principe que nous avons largement souligné : la dignité et l’indépendance nationale affirmées par le peuple cubain face à ceux qui les lui refusent. En ce sens, les Cubains n’ont jamais été autant soudés autour de Fidel que lorsque celui-ci a exprimé haut et fort ce principe à l’occasion de crises. Ici est le fondement de la seule légitimité du pouvoir castriste que l’on ne puisse lui dénier. C’est un poète catholique, le plus grand poète latino-américain peut-être de ce siècle, José Lezama Lima, qui a exprimé le sentiment général en écrivant en 1968, neuf ans après la victoire des révolutionnaires : « Le 26 juillet a rompu avec les maléfices infernaux, il a apporté une joie, car il a fait monter, comme un polyèdre dans la lumière, le temps de l’image, les joueurs de cithare et de flûte ont pu allumer leurs foyers au cœur de la nuit impénétrable. » José Lezama Lima, qui rêvait d’une ville heureuse aux couleurs et aux tendresses de sa Havane, une sorte de cité de Dieu « dans la lumière réconciliée », n’a pu qu’être meurtri par les années de véritable révolution culturelle qui ont précèdé sa mort : utopie contre utopie, ce n’est pas la sienne qui a prévalu. Il reste que ce qui différencie radicalement le régime cubain des régimes de « démocratie populaire » de l’Est, c’est qu’il est fondé sur une révolution qui n’a pas été subie par le peuple mais qui a été et qui reste historiquement son œuvre. En revanche, il y a toujours eu aussi un glissement d’une unanimité qui s’est constamment faite contre - contre l’ennemi nord-américain, « impérialiste » - à une adhésion pour - pour une société de parti unique. Personne n’avait mandaté Fidel Castro pour proclamer soudain « Je suis marxiste-léniniste », lui qui était issu d’un mouvement aux tendances largement anticommunistes aux temps de la Guerre froide : le Parti authentique d’Eduardo Chibàs. Il aura fallu attendre 1975 pour que soit institutionnalisé le « pouvoir populaire ». [12] Mais comment est-il exercé ? Quelle part, ne serait-ce que consultative, a-t-il pris dans les grandes décisions de l’ultime campagne de « rectification » ? Quelle part dans toutes les options économiques - ouverture, puis fermeture du marché libre, par exemple - prises auparavant ? De même, une grande partie du peuple cubain, et surtout parmi les déshérités, s’est longtemps reconnue dans les discours et les actions de Fidel, lorsque ceux-ci se référaient à une exigence morale, à des valeurs d’ailleurs plus évangeliques que marxistes. (Le marxisme de Fidel Castro demanderait en soi une longue étude... [13] Se reconnaît-il pour autant dans l’ensemble du système et des décisions politiques prises en son nom ? On assiste ainsi à une confusion entre popularité et adhésion politique qui est justement le propre du caudillisme.

Il ne s’agit pas de dire ici que tout ce qui a été fait à Cuba doit être placé sous le signe d’un classique dictateur latino-américain ; pas plus que d’en résumer la spécificité par la greffe d’une variété tardive et, semble-t-il, particulièrement tenace de stalinisme. Cela existe, certes, et ce schéma est probablement satisfaisant pour ceux qui aiment à penser et classer le monde par grandes masses ; mais il est aussi réducteur que la version officielle qui continue à magnifier le pouvoir du peuple. Ce que j’entends exprimer, c’est que parce qu’elle n’a jamais été même évoquée, parce que le mot même est tabou, l’ombre du caudillo continue à peser sur l’histoire de Cuba et qu’il n’est plus possible, comme aux premières années de la révolution, de croire qu’il suffit d’ignorer le problème, de le nier, pour le réduire à néant.

Ce que nous enseigne le livre de Janette Habel, c’est d’abord qu’au bout de ces trente années, de crise en crise, un certain nombre d’acquis existent à Cuba qui n’existent pratiquement nulle part ailleurs dans un pays du tiers monde. Et ensuite que ces acquis, de crise en crise, apparaissent toujours fragiles. Et dans la crise actuelle, qui se situe dans un environnement mondial lui même en crise - crise économique mais aussi, surtout, crise, désormais, de projet - , cette fragilité s’accroît encore. Fidel Castro peut aussi bien être crédité de ces acquis que tenu pour responsable de n’avoir pas su les consolider. Or, aujourd’hui, plus la crise s’aggrave, plus il tend à apparaître comme le seul recours : le seul qui soit capable de conduire le peuple à bon port. Le culte de la personnalité, étouffant et omniprésent, devient la réponse à tout. C’est cela, le fondement même du caudillisme.
Des événements de l’été 1989 il nous est parvenu des images et des échos sinistres. Des cadres de l’appareil du parti parmi les plus anciens, les plus fidèles, les plus haut places dans la confiance de Fidel Castro se sont soudain trouvés accuses des pires crimes et exécutés. Qu’ils aient ou non commis ces crimes est une question. Qu’ils aient pu les commettre en dehors de tout contrôle, de tout aval, en est une autre. Dans tous les cas, il y a dans l’appareil quelque chose de pourri. Ou bien le discours d’humanisme et d’intégrité qui fait depuis toujours le fond de l’idéologie castriste n’était qu’un paravent cynique ; ou bien il est complètement déconnecté de la réalite quotidienne de la pratique du pouvoir, de la réalité quotidienne de ses exécutants. Il ne s’agit donc pas d’une affaire sur laquelle on pourrait refermer une parenthèse, comme si elle était close par la mise en scène d’un procès sommaire. Il s’agit d’un flash brutal qui éclaire soudain dans sa vérité le fonctionnement sordide déréglé d’un appareil d’Etat qui se referme de plus en plus sur ses secrets, sur ses luttes où, classiquement, bureaucratie devient synonyme de féodalités.
S’il existe vraiment des acquis de la révolution, ceux-ci sont avant tout la résultante de trente ans de sacrifices, de souffrances, d’héroïsme d’un peuple. Ce peuple dont le mot d’ordre fut : « Siempre se puede màs ! » (on peut toujours davantage). A quoi cela servirait-il de se prévaloir d’un niveau sans égal dans un pays du tiers monde d’éducation, de formation, d’un nombre sans égal de jeunes scolarisés, d’étudiants, de professeurs, de médecins, d’ingénieurs, de techniciens, d’un développement sans égal dans la maîtrise des techniques, dans la recherche, si la démocratie se réduit a un face à face inégal du peuple avec son leader, où le dialogue est remplacé par le monologue - le leader faisant toujours seul les questions et les réponses - tandis que le parti censé représenter le peuple ne fait que répeter les leçons du leader dans cette langue de bois inimitable que les Cubains appellent le téké-téké ?
Dans l’un de ses plus célèbres poèmes, José Marti a écrit : « J’ai deux patries, Cuba et la nuit. » Singulière histoire, nous l’avons dit, que celle de ce peuple dont le destin fut souvent plus grand que les simples limites de sa terre et qui lutta si longtemps contre la nuit. Ceux qui, comme nous, furent attirés par la révolution cubaine y vinrent justement parce que sur cette petite terre ils virent, émergeant soudain de cette nuit, luire une grande lumière - plus forte que celle de son soleil tropical. Et c’est ce qui fait qu’il leur est désormais impossible de penser à cette île et à ce peuple, après tant d’espoirs partagés, comme à un simple point sur la carte.
La question qui se pose, après la lecture du livre de Janette Habel, n’est pas tant de savoir si le pouvoir castriste va trouver, une fois de plus, la géniale manœuvre qui lui permettra sinon de sortir de la crise, du moins de l’ajourner ; ni quelle équipe, en son sein, l’emportera - que l’on se place ou non dans la perspective de la succession de Fidel Castro qui, que je sache, n’est pas ouverte - et au prix de quels affrontements. Tout cela est réel. Mais la vraie question serait plutôt de savoir si ce peuple peut aujourd’hui, et de quelle manière, prendre pleinement son destin en main, en échappant à l’alternative « ou Fidel ou le chaos » et aux perspectives accablantes de perpétuation du système et de l’appareil, sans renier ce qu’il a si chèrement gagné - mais, au contraire, en construisant dessus. C’est alors seulement que l’on pourra de nouveau parler de révolution cubaine.

François Maspero
Octobre 1989

Notes

[1Jose Marti, Notre Amérique, anthologie établie et présentée par Roberto Fernandez Retamar, traduction et préface d’André Joucla-Ruau, Paris, François Maspero, 1968. p. 338.

[2Retour du balancier : en 1967, Régis Debray est prisonnier en Bolivie, après avoir écrit Révolution dans la révolution ? qui résume la théorie castriste ; il est vu un temps comme le porte-parole du « tiers-mondisme ». Et Gérard Chaliand écrit une critique de ce livre (refusée dans Partisans et publiée dans Esprit) qui préfigure déjà son livre les Mythes révolutionnaires du tiers monde.

[3Karine Berriot, Julio Cortazar l’enchanteur, Paris, Presses de la Renaissance, 1988.

[4C’est dans le beau roman de Jésus Diaz. Las iniciales de la tierra, publié récemment à Cuba mais écrit voici plus de quinze ans. que l’on trouve inscrite avec le plus d’acuité l’histoire des espoirs et des désespoirs de cette période, telle qu’elle a été vécue par le peuple cubain. (Une traduction française est prévue aux éditions Actes Sud.)

[5K. S. Karol, Cuba, les guérilleros au pouvoir, Paris, Robert Laffont, 1970. René Dumont, Cuba est-il socialiste, Paris, Le Seuil, 1970.

[6Un bon exemple de cet éclectisme est donné par la revue Autrement dans son numéro spécial : « Cuba, trente ans de révolution ». L’éditorial de Maurice Lemoine met parfaitement en évidence le malaise qu’éprouve un journaliste de terrain, esprit libre, devant la complexité d’un bilan aussi violemment contradictoire, alors même qu’une longue expérience du tiers monde lui a enseigne ce qu’y est l’atroce développement d’une misère qui n’existe pas à Cuba.

[7Ce chiffre, qui concerne l’ensemble de la population carcérale, a été donné en 1967 par Chartes Rivière de retour d’une mission effectuée pour le compte du ministère cubain de la Santé. Il est rapporté par Jean-Pierre Clerc dans son livre Fidel de Cuba, Paris, Ramsay, 1988, p. 358. En décembre 1966. Fidel Castro avait indique, dans une interview à Play Boy, qu’il y avait vingt mille prisonniers politiques. C’était l’époque des UMAP. unités de travail où étaient envoyés les « déviants » dont nombre d’homosexuels. Ces camps furent, il faut le préciser, supprimés sur l’intervention de Fidel Castro lui-même. Ces chiffres sont invérifiables, et c’est l’une des données du régime cubain. Et c’est ce qui explique qu’il puisse y avoir ici discordance avec ceux que donne Janette Habel. Autre exemple de chiffres invérifiables : il est impossible de dénombrer les morts en Angola : chaque Cubain, procédant à des recoupements autour de lui, se livre à son estimation personnelle...

[8Tad Szulc, Fidel, a Crilical Portrait ; traduction française : Castro, trente ans de pouvoir absolu, Paris, Payot, 1987. Jean-Pierre Clerc, Fidel de Cuba. Paris, Ramsay, 1988.

[9C’est ainsi que, dans le gros livre récent de Carlos Franqui, Vie, aventures et désastres d’un certain Fidel Castro (Paris. Belfond, 1989), la colère masque la documentation. Celle-ci est pourtant de poids. Carlos Franqui fut le responsable de la propagande castriste et. à ce titre, l’organisateur du « Congrès des intellectuels à La Havane, fin 1967. A ce titre aussi. Fidel Castro l’avait chargé de rédiger sa biographie : ce qui explique l’importance des sources dont il dispose encore. Tout autre est le livre de Jorge Valls, Mon ennemi, mon frère (Paris, L’Arpenteur, 1989) : l’auteur, catholique, qui fut l’un des fondateurs du Directoire révolutionnaire, a passé de longues années dans les prisons castristes. Il a réussi le tour de force de rédiger son livre en ne citant qu’une seule fois le nom de Fidel Castro. Outre le fait que par sa dignité, il inspire un très grand respect, son témoignage est indispensable, entre autres, pour comprendre la réalité des différentes composantes du mouvement révolutionnaire cubain et de la prise du pouvoir par Fidel Castro au sein de celui-ci. C’est aussi le témoignage le plus accablant sur l’univers carcéral castriste.

[10Notamment : André Gunder-Franck, Capitalisme et sous-développement en Amérique latine, Paris, François Maspero, 1968 ; Lumpen-bourgeoisie et Lumpen-développement, Paris. François Maspero, 1971 ; le Développement du sous-développement, Paris, François Maspero, 1972.

[11Fidel Castro, Etapes de la révolution cubaine, textes réunis et présentés par Michel Merlier, Paris, François Maspero. 1964. En fait, Fidel Castro parlait ici du commandement de l’Armée rebelle. Il en demeurera le commandant en chef », titre qu’il garde jusqu’en 1975, date à laquelle il devient « président ».

[12Le système du pouvoir populaire » a été longuement expliqué dans le livre de l’économiste chilienne - aujourd’hui cubaine - Maria Harnecker : Cuba, dictature ou démocratie, Paris, François Maspero, 1976.

[13On trouve dans Fidel et la religion, entretiens avec le religieux brésilien Frai Betto (La Havane. 1988), beaucoup d’éclaircissements sur la formation idéologique de Fidel Castro ; ainsi que dans Un encuentro con Fidel, par le journaliste italien Gianni Mina. On y remarque la place qu’occupe l’héritage de l’éducation ches les jésuites dans la forme de socialisme utopique qui marque le marxisme de Fidel Castro. Celui-ci y explique notamment comment il est passe de la « foi religieuse » à la « foi politique ».

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