Qu’est-ce-que la lutte politique ?

, par KRIVINE Alain

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A partir d’un certain seuil de développement, une organisation commence à prendre elle-même des initiatives politiques et ne se limite plus à intervenir uniquement dans celle des autres. Le choix des interventions est souvent très complexe, ne relève d’aucun mystère ni d’aucune instruction d’ambassade étrangère.
L’intervention politique doit tenir compte de plusieurs facteurs, à savoir l’analyse politique de la conjoncture, l’état des forces en présence, les nécessités politiques en termes de propagande, d’agitation et de lutte, et les capacités de sa propre organisation. Ce dernier facteur est très important, car trop souvent oublié. Nous n’avions pas encore la force d’un parti, et nous devions éviter de lancer des mots d’ordre totalement disproportionnés avec nos possibilités de réalisation, aussi petites soient-elles. Cela signifie que nous n’agissions pas toujours en fonction de ce qu’il fallait faire, comme si nous étions un grand parti comparable au P.C.F. Cependant, à la différence du passé, nous avions les moyens de commencer à réaliser notre politique, et donc de lancer des mots d’ordre d’action autres que les sempiternels appels à la grève générale, sans écho, souvent lancés, il y a quelques années, par les groupes propagandistes.
Chacune de nos interventions politiques avait pour but de mener avec succès une action qui éduquait les travailleurs ou les jeunes, les radicalisait dans un sens anticapitaliste, et qui, bien sûr, tâcherait de porter un coup au camp de l’adversaire bourgeois. Depuis 1969, nous avions axé tous nos efforts vers les entreprises où se développe ce que l’on pourrait appeler une « avant-garde large », c’est-à-dire une fraction importante de travailleurs qui, dans presque toutes les luttes, apparaissent à la pointe du combat, souvent en rupture avec la tactique des directions syndicales réformistes. Cette avant-garde se manifeste toujours par un très haut degré de combativité, et, parfois, de politisation. Elle tend, de plus en plus, à remplacer les vieux cadres syndicaux de l’usine, qui avaient peut-être gagné leur prestige en organisant toutes les luttes du passé, mais qui sont aujourd’hui débordés quand éclate la lutte, même si, après elle, ils peuvent encore être perçus comme de bons gestionnaires des conflits quotidiens. Une différenciation s’opère donc dans la classe ouvrière entre les nouveaux cadres organisateurs des luttes - syndiqués ou non - et les anciens, en général très proches du P.C.F. Souvent inorganisés politiquement et sans expérience, les premiers sont encore parfois relayés par les seconds après la lutte.
L’intervention de la Ligue communiste consistait à développer, à l’usine, des noyaux révolutionnaires stables, reconnus par les travailleurs. Notre début d’implantation dans la classe ouvrière a été le résultat de tout un travail combiné où nous avons utilisé, de façon complémentaire, nos forces étudiantes et lycéennes. Ouvrons ici une parenthèse : notre action était publique, nous n’avions rien à cacher aux travailleurs, pour qui, trop souvent, la politique apparaît comme un mystère plein de combines sordides. Ils ont raison quand ils voient le tableau peu reluisant de la politique bourgeoise faite d’hypocrisie, de discours creux, où les commentateurs étudient la petite phrase ou la petite nuance de fin de banquet, prononcées par des orateurs contents d’eux-mêmes. Qui n’a en mémoire les faux débats télévisés, qui donnent l’illusion d’un combat entre des gens qui ne sont que compères et complices d’une même caste de politicards défendant les intérêts d’une seule classe ? Le but recherché est atteint. Pour la masse des gens, la politique ne les concerne pas, c’est une affaire entre spécialistes, c’est un spectacle où l’on compte les points, même si, de temps en temps, on va voter de la même façon qu’on joue au P.M.U. Chaban ou Giscard, la cote change, mais que le meilleur gagne ! Comme aux U.S.A., on s’efforce, de plus en plus, de personnaliser la vie politique pour dépolitiser les personnes, les empêcher de penser en termes de programme et de partis politiques. Le politicien bourgeois doit, avant tout, « bien passer à la télévision ». Messmer est trop rigide, il regarde les téléspectateurs comme ses anciens légionnaires, l’accordéon de Giscard passe mieux, la S.O.F.R.E.S. lui est plus favorable, etc., etc. Quelle décadence, quel abrutissement !
Avec la Ligue communiste, la bourgeoisie a essayé d’agir de la même manière en jouant sur la personnalisation. La Ligue n’apparaissait pas dans la presse comme l’organisation de plusieurs milliers de militants travaillant quotidiennement, se sacrifiant pour qu’enfin triomphe le socialisme - non, cela tout le monde l’ignore, en revanche, on connaît l’ « organisation-de-M.-Krivine » ou le « groupe de Krivine » pour le P.C.F., ou« la bande des petits Krivine », pour Marcellin. Il faut avoir vécu cela pour comprendre ces mœurs, et le dire pour que tout le monde comprenne. Combien de fois des journalistes ne m’ont-ils pas demandé des photos de famille, mes films préférés, le menu de mes repas... Je ne leur en veux pas, ils« font leur métier ». Et, à chacun de mes refus, auxquels ils sont maintenant habitués, ils ajoutent sincèrement, parfois avec sympathie : « Vous avez tort, vous savez bien que le reste ne passera pas. » Le reste, ça n’est que la politique de la Ligue... Alors on nous prend pour des êtres asociaux, rustres, mal polis... Après l’émission « A armes égales » avec Stasi, avec mes camarades, nous refusâmes d’assister à la réconciliation culinaire traditionnelle. La représentante de l’O.R.T.F. ne me comprit pas quand je lui dis : « Ce type de cocktail, c’est pas mon genre. » « Mais, monsieur Krivine, me répondit-elle gentiment, un peu abasourdie, ce n’est pas un cocktail, c’est un repas complet ! ».
Dans cette attitude, il n’y a ni courage, ni goujaterie, mais une certaine conception de la politique. La personnalisation est un danger énorme dont toute la Ligue était consciente ; nous essayions de la contrer, mais en étant conscients de nos limites en la matière, et, avec un cynisme contrôlé, nous étions obligés de l’utiliser pour pouvoir nous faire entendre en en calculant les avantages et les inconvénients. Si je ne suis pas présent à une conférence de presse, même très importante politiquement, nous savons que rien ne passera dans la plupart des journaux. Lors des législatives, nous avons tenté l’expérience, et le représentant de la télé quitta la salle, sa seule consigne étant « deux minutes de Krivine ».
De tout cela, nous sommes conscients, et il est indispensable que tous ceux qui nous font confiance le soient aussi. Notre force, c’est la vérité en tout lieu, à tout moment, sur toute question.

P.-S.

Extrait du livre d’Alain Krivine, Questions sur la révolution, entretiens avec Roland Biard, Collection « Questions », Editions Stock, 1973.

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