L’ambiguïté du gaullisme a donné lieu à une série de remarques et d’études dans les milieux de la « gauche » en France, qui méritent d’être relevées. Elles démontrent un sérieux effort pour saisir et approfondir le sens politique du gaullisme et de ses perspectives.
En général, on est conscient que de Gaulle est appuyé par des forces bourgeoises jusqu’à un certain degré antagonistes ; qu’il joue un rôle bonapartiste en tant que super-arbitre de ces forces, et que son régime actuel est une étape provisoire vers une forme plus claire, moins équivoque.
Sur l’homme lui-même, les commentaires concordent plutôt : militaire de formation monarchique et réactionnaire, combinant de manière curieuse un mysticisme d’essence religieuse de « grandeur » avec un machiavélisme incontestable, nourri d’un mépris tout aristocratique du « commun des hommes ». Ainsi l’homme du « noble » discours de Constantine, qui exhorte pathétiquement les « rebelles » à cesser la lutte « fratricide » et à s’associer à une œuvre de grandeur constructive, est au même moment l’auteur de la lettre à Salan lui assignant d’accélérer et de compléter la « pacification » !
Les plumes d’Edgar Morin, de Jean-Jacques Servan-Schreiber et d’autres ont bien campé les traits essentiels du nouveau Bonaparte. Il convient d’ajouter que l’intelligence politique de de Gaulle est confinée dans son art d’équivoque, et pour tout dire son machiavélisme, expression à la fois du rôle bonapartiste qu’il entend jouer et du seul rôle que, placé au carrefour de forces et de courants contradictoires, les circonstances lui permettent actuellement de jouer. Mais en même temps, l’équivoque, les phrases et les formules sibyllines, les silences, les atermoiements, les attentes, que certains veulent interpréter comme un art consommé de sagesse, de perspicacité, d’intelligence malicieuse, ne sont que l’expression claire des limites de l’homme et de l’irréalité dans laquelle il promène sa grandeur solitaire, mystifié lui-même par une ambiance nationale qui, à contre-courant du temps historique, est elle-même actuellement mystifiée.
L’apparition des sauveurs illuminés est le signe certain d’une société en décadence qui fuit le réel, faute de pouvoir y percer victorieusement. Mais tous les observateurs du phénomène gaulliste sont d’accord pour dissocier les aspects individuels de l’homme de sa signification politique objective. De Gaulle, tel qu’il est individuellement, représente actuellement un régime politique sur lequel agissent des forces sociales déterminées, et qui façonnent en définitive sa forme et son évolution. Quelles sont ces forces ?
Certains n’y voient que celle qui a effectivement porté de Gaulle au pouvoir et qui détermine encore pour l’essentiel sa politique : l’armée. Tel est par exemple l’avis de J.-J. Servan-Schreiber qui, dans une série d’articles courageux et lucides de L’Express avant le référendum, a mis au clair ce rôle très important de l’armée et des « syndicats des manitous » militaires qui la dirigent.
Que l’armée, en alliance avec les grands colons « agrariens » d’Algérie, ait joué un rôle prépondérant dans la crise qui a abouti à l’avènement de de Gaulle, et qu’elle continue à peser énormément sur son régime, c’est naturellement incontestable. Cette analyse pèche cependant par le fait qu’elle envisage l’armée comme une force autonome, ne souligne pas son caractère de classe bourgeois et néglige en même temps les contradictions inter-capitalistes.
Il est vrai que, dans les conditions particulières de la conduite de la guerre d’Algérie et de l’évolution de la situation politique en France, les manitous militaires, généraux et colonels, se sont érigés dans une certaine mesure en force bonapartiste autonome, en tant qu’armée, pour imposer une solution politique. Cette solution visait à refuser l’indépendance de l’Algérie et du Sahara, à garantir le contrôle réel de la bourgeoisie française sur l’une et l’autre. Dans cette mesure, l’action de l’armée rencontrait et rencontre toujours l’approbation unanime de la bourgeoisie française sans distinction, car il n’y a à l’heure actuelle aucune fraction importante de la bourgeoisie qui envisage de perdre l’Algérie et, à travers elle, le contrôle effectif sur le Sahara.
Nous clarifierons davantage cette question plus loin. Retenons pour le moment ceci : l’action bonapartiste de l’armée reposait en définitive sur les intérêts généraux bien compris de l’ensemble de la bourgeoisie. Mais naturellement, à partir du moment où s’instaure un régime politique bonapartiste, chacune des forces bourgeoises tâche d’infléchir ce régime également vers la satisfaction de ses propres intérêts particuliers.
Le bonapartisme et le fascisme, en tant que régimes politiques capitalistes, s’instaurent au début par des forces qui échappent au contrôle exclusif de la grande bourgeoisie monopoleuse. Mais une fois ces régimes installés, la lutte inter-capitaliste commence pour savoir quelle fraction bourgeoise va domestiquer complètement le caractère encore bonapartiste, c’est-à-dire en partie autonome, d’arbitre inter-classes, de l’Etat, en sa faveur exclusive. L’expérience a montré que la palme de la victoire revient en définitive à la fraction de la bourgeoisie monopoleuse, celle de la grande industrie et de la finance qui, normalement, contrôle toujours l’Etat bourgeois !
De ce point de vue, une analyse sociologique plus profonde du régime bonapartiste de de Gaulle doit faire apparaître non seulement le rôle de l’armée et des colons, mais également des autres forces de la bourgeoisie métropolitaine qui tâcheront naturellement de domestiquer en leur faveur exclusive ce régime.
Du reste, même l’alliance actuelle entre armée et colons n’est pas si complète, l’armée (surtout ses cadres subalternes), par exemple, envisageant l’« intégration » comme devant déboucher sur l’« égalité » économique, sociale et même politique des Algériens avec les Européens, et les grands colons n’étant pas du tout disposés à « égaliser » les salaires et les charges sociales, ou à envisager une administration à prédominance musulmane.
Mais la question de loin la plus importante, c’est l’opposition entre la grande bourgeoisie métropolitaine et les autres fractions économiquement retardataires de la bourgeoisie. Plusieurs observateurs ont mis à juste titre l’accent sur cette opposition, chacun avec ses nuances propres.
La France passe depuis la guerre, mais surtout dans ces dernières années, à travers une profonde restructuration de ses assises économiques et sociales, qui exige également une réadaptation, une « réforme » de ses institutions politiques. C’est en cela que consiste la cause plus profonde, non conjoncturelle (coup du 13 mai) de la crise qui a abouti à l’avènement du gaullisme en tant que tentative de donner une solution aux problèmes soulevés par la restructuration des assises du pays.
Par la conjoncture internationale et plus particulièrement européenne d’après-guerre, la France fut entraînée dans un processus de « modernisation » et d’expansion économique qui, en s’amplifiant ces dernières années, a bouleversé les anciennes structures économiques, sociales et politiques, conservatrices du pays. D’où les déchirements politiques, dans la multitude des partis, et l’instabilité extrême des gouvernements, reflet en dernière analyse du processus « révolutionnaire » de la société française. Toutes les classes et couches se sont entrechoquées dans ce processus afin de l’accélérer, de le retarder ou de l’inverser.
Il est naturel que, dans un tel contexte, les couches plus dynamiques et plus conscientes de la bourgeoisie aient impérieusement senti la nécessité de l’affirmation d’un Etat canalisant le processus de manière ferme dans une voie apte à servir avant tout leurs intérêts. La crise conjoncturelle du 13 mai a débouché sur le régime bonapartiste de de Gaulle, imposé par l’armée et les colons. La grande bourgeoisie métropolitaine, déjà dans l’entourage gouvernemental de Paris, s’efforcera tout naturellement de le domestiquer exclusivement en sa faveur.
Tel est le canevas général sur lequel s’efforcent de broder les différents observateurs politiques du phénomène gaulliste. Edgar Morin a fait plusieurs remarques judicieuses sur la tendance de la France « à devenir une nation européenne et même une simple nationalité au sein d’une super-nation européenne » [1]. Cette tendance, devait-il ajouter, est avant tout économique, elle présuppose et reflète la modernisation des structures économiques de la France, son ajustement économique européen par en haut.
La fraction politique des « Européens » - représentée essentiellement par les Pflimlin, les Schumann, les Reynaud, les Gaillard - milite précisément pour une telle orientation, sans illusions exagérées sur la position et les possibilités internationales de la France. Une variante à cette tendance est cependant celle que Mendès-France a représentée qui, tout en misant sur la modernisation de l’économie française, envisage l’avenir du pays dans une perspective « eurafricaine », à la tête d’un « Commonwealth » français.
De toute manière ce processus, remarque E. Morin, est profondément contrarié par la résistance hétérogène d’intérêts économiques, nationaux et coloniaux, par la résistance en bloc de l’armée qui refuse de se fondre en tant que telle dans une armée internationale, par la résistance du Parti communiste. Mais en réalité il n’y a pas blocage, car les jeux ne sont pas encore faits : « Intégration européenne ou cristallisation néonationaliste sont encore deux branches de l’alternative. »
II vaudrait mieux dire : intégration européenne avec ouverture eurafricaine, libérale (à la Mendès-France), ou cristallisation néo-nationaliste et néo-colonialiste sont encore deux branches de l’alternative.
Le régime bonapartiste de de Gaulle garde, selon E. Morin, l’ambiguïté des forces sociales qui confluent actuellement vers lui et entre lesquelles il sera forcé de trancher. Mais, dans l’un ou l’autre cas, conclut avec raison E. Morin, il s’agira de la consolidation de l’Etat autoritaire de la bourgeoisie, qui rejettera en arrière la seule et vraie solution pour les masses en France et partout : le « socialisme démocratique international ».
Pour Claude Lefort [2], qui insiste sur la « double identité du gaullisme », « d’une certaine manière de Gaulle est le point de rencontre entre le fascisme et le mendessisme ». Des transformations importantes ont eu lieu dans la société française. « La première de ces transformations, note Claude Lefort [3], intéresse la vie de l’Etat. Celui-ci a vu son rôle et ses activités s’étendre considérablement : il dirige un immense secteur de la production, il intervient sans cesse dans la vie économique générale, il détermine par son comportement celui de toutes les entreprises privées. La seule série des transformations concerne l’expansion économique, le nouvel essor de l’industrialisation et la rationalisation des secteurs de production et de distribution qui l’accompagne. »
Ces deux processus qui convergent appellent, selon C. Lefort, « une organisation (politique) d’un type anglo-saxon, où l’unification des forces politiques (le régime bi-partisan) et l’intégration de la bureaucratie d’Etat, de la bureaucratie politique et de la bureaucratie syndicale, beaucoup plus poussée que dans le modèle français, répondent effectivement aux exigences d’une société moderne ».
Les féodalités économiques et sociales multiples, colons « agrariens », gros producteurs agricoles de la métropole, gros marchands, petits commerçants, entreprises industrielles marginales, se sont efforcés de contrecarrer la « modernisation » des structures économiques et politiques de la France.
Mais naturellement, la bourgeoisie « européenne » ou « mendessiste » n’abdique pas. Elle cherchera, selon Claude Lefort, à estomper à temps la face « fascisante » du gaullisme, à laquelle poussent armée-colons, couches parasitaires réactionnaires de la métropole, afin d’utiliser le « pouvoir fort » pour imposer « silence aux fractions rivales et faire valoir l’intérêt général des couches dirigeantes ».
« Pour le dire en d’autres termes, de Gaulle se présente comme seul capable de promouvoir une réforme sociale du type de celle que préconisait le mendessisme. Position paradoxale certes. Mais si la nature du gaullisme est ambiguë, c’est qu’elle exprime une ambiguïté objective. La crise joue à deux niveaux : celui d’Alger et celui de la France. » Pour cette raison, le gaullisme, selon C. Lefort, « n’est pas la première étape d’un processus qui mènerait nécessairement à l’instauration du fascisme » ; il pourrait bien déboucher sur une sorte de mendessisme autoritaire.
Telle n’est cependant pas l’opinion de P. Chaulieu [4], qui croit que « les problèmes de gestion de la société ne sont pas des problèmes de géométrie, et les solutions « rationnelles » (du point de vue de la classe dominante) ne valent rien si elles ne sont pas accompagnées de la force nécessaire pour les imposer ». Or, le régime de de Gaulle est, selon Chaulieu, faible sous sa forme actuelle, ce qui fait que « l’éventualité la plus probable » est celle « de l’entrée du pays dans une période de crise sociale profonde et de conflit ouvert entre les classes ».
L’analyse de C. Lefort s’apparente à celle, beaucoup plus complète et profonde, que Serge Mallet a consacrée au gaullisme dans le numéro de juillet et d’août-septembre des Temps Modernes. La distinction des forces sociales en présence, tout en étant forcément un peu schématique, est faite par Serge Mallet avec beaucoup de sagacité :
« En Algérie domine une aristocratie de grands propriétaires fonciers s’appuyant sur une paysannerie moyenne européenne attachée au colonat, et une aristocratie ouvrière qui ne doit sa situation privilégiée qu’à la discrimination raciale et aux méthodes coloniales d’exploitation.
« Cette aristocratie foncière a lié son sort à toute une armature commerciale : exportateurs, compagnies de navigation, mandataires et négociants, vivant exclusivement ou principalement du trafic des produits agricoles d’Afrique du Nord, c’est-à-dire d’une partie de la plus-value prélevée sur les fellahs algériens. »
Ses alliés de classe dans la métropole sont les propriétaires fonciers monopoleurs - betteraviers du Nord et gros viticulteurs du Midi - protégés et subventionnés par l’Etat.
Ce « féodalisme mercantile », très organisé, très influent dans les formations politiques actuelles et dans l’administration de l’Etat a, en outre, comme alliés toutes les couches parasitaires réactionnaires, mandataires des Halles, patrons d’entreprises industrielles marginales, officiers des armées coloniales, etc. Il s’efforce en plus de s’appuyer sur les innombrables petits commerçants des villes et des campagnes qui se cabrent devant l’expansion et la modernisation économiques, et forment la clientèle de mouvements comme celui de Poujade.
Face à ces couches se dresse, selon Serge Mallet, le capital financier en contradiction d’intérêts flagrante avec celles-ci.
Le capital financier français est bien, à l’heure actuelle, la fusion du capital industriel et banquier, encore dissociés, selon Serge Mallet, dans les années trente. C’est alors, explique Mallet, que le capital industriel, les grands « capitalistes de l’industrie » à la Michelin, Renault, Citroën, a eu effectivement la tentation fasciste de « mettre au pas une classe ouvrière en pleine fermentation révolutionnaire », et en même temps de « se débarrasser des tutelles de la grande banque ». Tandis que maintenant le capital financier s’intéresse à l’expansion économique et à la modernisation dans la métropole, à l’exploitation des pétroles sahariens et à l’élargissement, l’activisation du marché africain, par l’industrialisation.
D’où son besoin de contrôler un Etat qui déblaye son chemin des obstacles que représentent économiquement parlant l’existence des « agrariens » de l’Algérie et de la métropole, et les grands et petits commerçants parasitaires du réseau de la distribution.
L’Etat souhaité par le capital financier est certes un Etat « fort », mais pas fasciste ; un Etat à l’image du système américain « où les contradictions mineures jouent à l’extérieur de deux ou trois grands partis de classe, tandis que l’Exécutif composé des hommes de confiance du capital financier, exécute les plans à long terme ».
Les dispositions du capital financier ont également changé, selon Serge Mallet, envers la classe ouvrière. La politique des hauts salaires, des congés payés, d’autres avantages économiques, souvent accordés actuellement sans lutte par le patronat, est une nécessité économique et technologique pour le capital moderne, afin de maintenir et d’accroître la productivité par l’association étroite des producteurs.
Les conclusions d’une telle analyse que Serge Mallet destine à l’élaboration d’un « programme de l’opposition de "gauche" au gaullisme » sont significatives. Le capitalisme moderne ne peut pas se passer de l’ouvrier-consommateur. D’autre part, les méthodes modernes de la production rendent « l’accouplement » du capital financier et du prolétariat encore plus intime que par le passé. « L’intégration des ouvriers à l’usine » constitue aujourd’hui - techniquement - une des principales nécessités de la production moderne. Le « gaullisme » passera nécessairement sous la coupe du capital financier, qui utilisera son « Etat fort » et ses réformes des institutions pour lutter et se débarrasser des éléments retardataires de la bourgeoisie, en alliance économique avec le prolétariat.
Les contradictions actuelles du régime gaulliste s’expliquent par l’influence que gardent encore sur lui les forces réactionnaires « du coup du 13 mai » et les compromis que le capital financier est obligé de passer avec ses adversaires économiques (bourgeois) mais qui sont en même temps « sa seule base sociale ». Cependant, malgré ces aléas, le capital financier poursuivra ses buts et y parviendra.
« L’avènement du "gaullisme" va accélérer au maximum la concentration capitaliste, achever la débâcle des entreprises marginales anti-économiques, précipiter la liquidation du moyen et du petit commerce, faire passer le commerce de gros sous le contrôle du capital financier... » « Le mouvement ouvrier, d’une certaine manière, peut utiliser cette évolution à son profit », d’autant plus que le régime « gaulliste » « va déplacer le terrain principal des luttes de classes du champ politique au champ économique ».
Et voilà la conclusion finale de Serge Mallet :
La « gauche » doit nouer des alliances non pas avec la petite bourgeoisie en défendant ses revendications économiques « réactionnaires », ou avec le « social-chauvin Guy Mollet », mais plutôt avec des forces sociales telles que celle du « libéral Mendès-France », ou avec « la bourgeoisie nationale coloniale », qui ne s’opposent pas aux mesures « historiquement progressives qui seraient prises par les représentants du grand capital ».
« Le Front populaire », dans ces conditions, « ne peut plus être une simple opération tactique, sur la base des nouveaux rapports de classes », il n’apparaît possible que comme « la voie française vers le socialisme » à travers des réformes de structure dans le cadre de la domination politique et économique (celle-ci « progressive ») du grand capital financier.
D’où un programme de « transition » pour la « gauche », qui se résume à des réformes « progressives » acceptables sinon souhaitées par le grand capital financier, mais qui, économiquement parlant, jettent les bases ultérieures du développement socialiste de l’économie et parallèlement de la démocratie socialiste.
Il est naturellement facile de mettre en lumière les failles d’une construction « logique » comme celle que fournit Serge Mallet, trop empreinte d’un « éco-nomisme » simplificateur, et d’une conception sensiblement mécanique de la structure de classe et du fonctionnement du régime capitaliste.
L’opposition entre le grand capital et les couches économiquement retardataires de la bourgeoisie est en réalité beaucoup moins aiguë que ne l’imagine Serge Mallet, à la fois parce que ces couches sont la base sociale de la domination politique et sociale du grand capital, et en raison de l’interpénétration économique qui existe entre certaines de ces couches et le grand capital.
Celui-ci est incapable d’entamer une lutte résolue contre les gros « agrariens » et les « féodaux mercantiles », gros marchands des colonies et de la métropole, sans provoquer une crise politique qui atteigne le régime social même. D’autre part, ces dernières couches sont souvent associées sous une forme ou une autre aux banques et aux entreprises du grand capital. Quant aux vues « libérales » du grand capital par rapport aux colonies, qui découleraient soi-disant de son intérêt d’exploiter « en paix » les richesses sahariennes, et d’élargir les marchés coloniaux en les industrialisant, elles sont en réalité bien tempérées pour toute une série de raisons.
Le contrôle effectif du Sahara est impossible sans le contrôle politique réel sur l’Algérie. Mais cette tendance est politiquement contrariée par la tendance actuelle de la Révolution algérienne, partie intégrante de la révolution arabe, qui vise non pas à une apparence d’autonomie mais à une indépendance réelle et à son intégration dans la République maghrébine et inter-arabe unie.
La difficulté pour trouver une solution en Algérie ne provient pas seulement de la présence d’un colonat européen important qui domine actuellement ce pays, mais également de l’importance des richesses sahariennes pour l’impérialisme français, en expansion économique considérable ces dernières années. Seule la défaite de la Révolution algérienne (et arabe) sous une forme ou une autre, pourrait permettre une solution « libérale » en Algérie, qui prendrait à la rigueur la forme d’un régime en apparence autonome ou indépendant, mais à condition qu’il soit contrôlé effectivement par l’impérialisme français.
Quant à l’industrialisation des colonies, celle-ci est toujours entravée par l’importance considérable des capitaux nécessaires aux infrastructures, sans rendement immédiat, et par l’intérêt accru que représente pour l’économie en expansion de l’impérialisme français l’extraction bon marché de matières premières.
L’image que se font Serge Mallet et d’autres apologistes de bonne foi du grand capital « mendessiste », soi-disant avide de « progrès économique » rectiligne, « libéral » envers les colonies, « paternaliste éclairé » envers le prolétariat métropolitain, dans un sens pionnier du « socialisme », à travers toute une étape transitoire qu’il faudrait traverser en une sorte d’alliance avec lui dans une formule de « Front populaire », cette image-là ne correspond qu’à un capital financier agissant dans le contexte d’un capitalisme « économiquement pur » en expansion continue. Le boom de ces dernières années, assurant plein emploi et hauts salaires, a créé de telles illusions. Mais il suffit que la conjoncture économique tourne à la « récession » pour que toutes les « bonnes intentions » du capital financier se trouvent gravement compromises.
Un programme de transition pour la « gauche » qui ne tient pas compte de l’évolution capitaliste dans son ensemble, mais seulement de sa phase d’« essor », ne peut que sombrer dans les illusions réformistes d’un Bernstein.
C’est une période d’essor capitaliste paraissant infinie qui a engendré Bernstein. C’est une conjoncture d’essor beaucoup plus limitée qui a engendré toute cette littérature sur le « réformisme révolutionnaire » des dernières années, y compris avec la bénédiction des dirigeants actuels du Kremlin.
Mais nous voici maintenant en Europe également au début d’une « récession ». Le grand capital sera obligé, en abandonnant forcément la politique de plein emploi, d’abandonner également celle des hauts salaires, le chômage lui procurant d’autres moyens pour associer ses esclaves à la productivité.
Mais les illusions économiques ne sont pas les seules à souffrir de la nouvelle conjoncture. Les illusions politiques, quant aux possibilités d’action réformiste, démocratique, du prolétariat sous la domination du grand capital ne sont pas moins compromises. L’« Etat fort » du gaullisme, rendant le Parlement impuissant, renforçant l’Exécutif, plébiscitant sa Constitution autocratique, a déjà barré les « voies parlementaires nouvelles » au « socialisme ». Dans la nouvelle Assemblée décorative que les élections truquées de novembre préparent, la représentation du P.C. sera scandaleusement réduite à une quantité insignifiante.
Les moyens d’action politique du prolétariat se trouvent ainsi neutralisés. Parler, dans ces conditions, de « front populaire » avec la grande bourgeoisie « progressive » en tant que « voie française vers le socialisme », cela sonne vraiment comme une plaisanterie sinistre.
Que le « gaullisme », régime bonapartiste, évolue vers une forme fasciste, ou vers une forme plus hybride combinant une façade parlementaire avec une dictature de fait militaro-policière, le prolétariat se trouvera de toute manière exclu d’un rôle politique légal quelconque. Pour briser le carcan dictatorial que la bourgeoisie forge actuellement, il lui faudra un jour se mobiliser dans une action révolutionnaire extraparlementaire.
Pour que cette action soit un jour possible, il faudra effectivement un programme de transition. Mais un programme de transition qui lie les revendications économiques et démocratiques, nécessaires à l’étape actuelle pour regrouper la classe contre le « gaullisme », aux revendications anticapitalistes plus élevées, qui entament la structure même du capitalisme, le tout éclairé par la perspective de la prise du pouvoir politique sous la forme d’un gouvernement ouvrier et paysan.
Un tel programme transitoire devrait être élaboré dès maintenant par le front unique des partis (P.C. et P.S. autonome en particulier) et des organisations syndicales ouvrières, sur lesquels s’appuierait le gouvernement ouvrier et paysan.
Et c’est là la véritable « voie française au socialisme », en dehors de laquelle la « gauche » et le prolétariat risquent de s’installer pour longtemps dans la dictature de fait du « gaullisme » comme, faute d’un tel programme hier, ils se sont installés dans la défense de l’anachronique république bourgeoise décadente, « qui a fini par jeter de larges masses dans les bras du sauveur ».
Jean-Pierre MARTIN
15 octobre 1958
- Le gaullisme, et après ? Etat fort et fascisation
- Brohm, Touvais, Pellegrini, Franck, Quatrième Internationale.