1)Le mouvement ne faiblit pas. Contrairement aux espoirs du gouvernement et des directions syndicales, tout n’est pas rentré dans l’ordre après cinq semaines. La colère et la détermination sont toujours présentes.
2) Les chefs auto-proclamés avec l’aide des médias ne jouent quasiment aucun rôle. Non seulement ils ne sont pas reconnus, mais même les leaders locaux se font éjecter facilement quand ils deviennent mégalos.
3) Le contenu social du mouvement et sa base très majoritairement prolétarienne ne sont plus contestés. Plus personne n’ose parler de « beaufs en 4X4 qui veulent consommer du fuel », de petits commerçants poujadistes etc. (D’autant que les commerçants sont absents du mouvement et très hostiles dans l’ensemble.)
4) Le niveau d’organisation est hétérogène. Ca va de l’AG régulière avec temps de parole, délégués élus, commissions spécialisées, au fonctionnement par clans, groupes d’affinités, de lieux etc. Néanmoins, même s’il y a parfois aussi des reculs dans cette organisation, la tendance est tout de même à un progrès de la structuration démocratique. La force du mouvement fait aussi que le mouvement ne s’émiette pas, en dépit des multiples tentatives de récupération et de dévoiement.
5) L’extrême droite. Elle est présente et même, dans certains endroits, offensive, comme à Lyon où des agressions contre des militants ouvriers ont eu lieu. Dans d’autres, elle s’est faite éjecter, comme à Bordeaux. L’important est qu’on n’assiste pas à des duels entre fachos et anti-fascistes mais que de nombreux GJ soient associés à la marginalisation voire l’expulsion des fachos. Mais, dans la majorité des secteurs, l’extrême droite n’agit pas à visage découvert. Dans aucun secteur, ce n’est elle qui donne le ton. Aucune AG de GJ n’a adopté de mots d’ordre xénophobes. Si les préjugés sont bien présents parmi les GJ, comme d’ailleurs dans l’ensemble des classes populaires, nulle part l’extrême droite n’est parvenue à les instrumentaliser. Fondamentalement, la xénophobie, l’homophobie etc ne sont pas les motivations des GJ. En revanche, un certain nombre d’AG ont pris clairement des positions qui s’inscrivent dans les traditions du mouvement ouvrier et lancé des appels en direction des travailleurs des entreprises locales et des syndicats.
6)Le seul relatif succès de l’extrême droite, c’est l’adoption dans de nombreux secteurs de la revendication du RIC, ce qui renforce le confusionnisme, puisque LFI se revendique aussi du RIC. La procédure du référendum, que le gouvernement s’est empressé de récupérer, pourrait évidemment déboucher sur des situations dangereuses. Mais, dans l’immédiat, le danger était que le RIC ne permette à l’extrême droite et au gouvernement de zapper les revendications sociales, notamment de salaires. Il ne semble pas que ce dérivatif fonctionne. Même lorsque les GJ revendiquent le RIC, ils n’envisagent d’abandonner ni les autres revendications, ni la lutte. Il n’est pas impossible que le RIC se dégonfle, dans la mesure où cette revendication a été plaquée artificiellement sur le mouvement, notamment par les militants d’extrême droite, particulièrement ceux de l’UPR.
7) L’irruption des femmes. Les manifestations de femmes GJ sont très positives dans la mesure où elles peuvent contribuer à marginaliser l’extrême droite dont le féminisme n’est pas le terrain préféré. On ne doit pas s’étonner que ces manifestations aient été hétérogènes et que les slogans n’aient pas toujours été féministes – dans le sens où certaines manifestantes insistaient sur leurs spécificités dites « féminines ». Elles traduisent aussi des niveaux de conscience très différents, entre les femmes qui ont fait des bisous aux CRS et celles qui ont défilé (à Rennes notamment) avec les portraits des victimes mutilées. En dépit de ces différences, ce sont partout les revendications sociales qui dominent et elles sont porteuses d’une évolution féministe plus radicale. Cette irruption des femmes ; surtout de milieux qui ne se mobilisent guère, est aussi un indice de la profondeur du mouvement. Seules les grandes périodes de lutte ont vu de telles mobilisations de femmes des milieux populaires.
8) Les syndicats et les salariés des grandes entreprises. Le mouvement des GJ, ses succès font l’admiration de nombreux travailleurs. Tout le monde en parle dans les ateliers et bureaux. De nombreux travailleurs, en particulier des jeunes, qui d’ordinaire ne font pas grève, enfilent des gilets jaunes en dehors des heures de travail. On peut regretter qu’ils n’entrent pas (encore ?) en lutte contre leurs patrons, mais il faut rappeler qu’en mai 68 aussi des jeunes travailleurs allaient rejoindre les étudiants sur les barricades bien avant la grève générale. Si les directions syndicales sont dérangées dans leur train-train et attendent que ça se tasse, un certain nombre de sections syndicales, UD, UL ont pris des initiatives pour favoriser la convergence, mais cela reste minoritaire à l’échelle nationale. On ne peut pas faire porter aux seules directions syndicales la responsabilité de la relative passivité de la majeure partie des salariés des grandes entreprises. C’est évidemment une des principales faiblesses du mouvement. Il faut donc tout faire pour favoriser le développement des luttes, en montrant notamment que les circonstances sont favorables.
9) La jeunesse. Les mobilisations n’ont pas eu l’ampleur de celles contre le CPE, mais elles ont néanmoins été importantes. On peut noter que c’est souvent la jeunesse « pré ouvrière », celle des LEP, c’est-à-dire des enfants de GJ qui a bougé. Le pouvoir a immédiatement fait preuve de la plus grande brutalité pour casser ce mouvement. Mais celui-ci peut reprendre dans les semaines à venir. En revanche, on peut se demander si l’absence de beaucoup de lycéens d’établissements généralistes et d’étudiants n’est pas à relier au fait que toute une partie de la petite bourgeoisie de gauche et des enseignants rejette le mouvement des GJ, parfois avec un mépris de classe caractérisé.
10) La violence de la répression. Elle est sans précédent depuis des décennies, mais cette escalade s’était déjà amorcée au moment des luttes contre La loi travail. Le gouvernement semble divisé entre les faucons qui veulent encore aggraver cette répression et ceux qui prêchent l’ouverture et des concessions, notamment en s’emparant du thème du référendum. Car de toute évidence, personne ne croit aux effets d’un « grand débat national » sans conséquences concrètes. Cette extrême violence, si le mouvement s’affaiblissait, pourrait entraîner toutes sortes de réactions de la frange la plus révoltée. Son isolement pourrait alors être dramatique. C’est une des raisons pour lesquelles il faut tout faire pour que le mouvement reste le plus large possible et converge avec la classe ouvrière dite « organisée ».
11) Les perspectives et l’intervention de l’extrême gauche. Une partie de l’extrême gauche s’est investie dans le mouvement et y intervient pour participer à sa structuration démocratique, impulser une orientation sociale, favoriser la convergence avec le mouvement ouvrier « traditionnel » et combattre les idées xénophobes, homophobes, racistes, les fake news répandues par l’extrême droite. Des militants de LFI, du PCF, des syndicalistes se sont investis aussi. Les nuances entre ces interventions ne semblent pas nuire à l’action commune. En revanche, une partie de l’extrême gauche et des syndicalistes continue à bouder, voire à dénigrer le mouvement. C’est d’autant plus déplorable que les interventions ont abouti dans certains secteurs à des succès qui montrent ce qu’il serait possible de faire si les militants qui se revendiquent de la classe ouvrière étaient plus nombreux dans le mouvement. En dépit de ces faiblesses, lacunes, obstacles l’évolution tend à se faire pour le moment dans le bon sens. À savoir l’affirmation sociale toujours plus marquée et l’impossibilité pour l’extrême droite de développer ouvertement ses thèses et de tenter d’utiliser les GJ comme masse de manœuvre contre le mouvement ouvrier, en lui faisant prendre le chemin de la xénophobie, du racisme, de l’islamophobie, de l’antisémitisme, de l’homophobie. Nous avons donc de bonnes raisons d’être optimistes, même si rien n’est encore gagné.