Les camarades de SPEB (Socialisme par en bas) ont intégré la LCR il y a un an. Le courant Avanti ! a avec eux de nombreuses convergences : défense des principes et de la perspective marxistes révolutionnaires, construction d’une organisation militante, actualité d’une nouvelle force anticapitaliste, place centrale de la lutte contre l’impérialisme et sa politique de guerre, dans ce cadre contre l’impérialisme et le néocolonialisme français, rejet des idéalisations de notre « république » exprimant la pression de la société bourgeoise dans laquelle nous vivons...
Le courant SPEB de la LCR vient de publier le numéro zéro de sa revue Que Faire ? [1] Les notes qui suivent « réagissent », dans le but d’engager un dialogue, à ses trois premiers articles [2] qui présentent une série de conceptions générales défendues par les camarades. Comme c’est souvent le cas dès lors que l’on débat, elles mettent l’accent sur ce qui fait l’objet de nuances ou de questions. Justement pour débattre, afin de construire ensemble.
Ce choix reflète par ailleurs le fait qu’il nous paraît préférable d’axer nos discussions sur les questions les plus de fond, d’analyse et d’orientation, plutôt que sur des positionnements de débats internes (quoique nous estimions que des questions sérieuses, y compris de principes, puissent être en jeu dans de tels débats).
Situation internationale et rapports de forces
Denis Godard annonce la couleur dès le début du premier article :
« Une chose est désormais claire : 15 ans après la chute de l’URSS, le capitalisme est loin d’être triomphant. La disparition de l’URSS a plutôt été le produit et le symptôme d’une crise profonde du capitalisme [...] En cherchant à attaquer systématiquement tous les acquis des périodes précédentes, les classes dirigeantes ont miné ce qui contribuait à stabiliser relativement la société [...] Le nombre de pays où les peuples sont entrés dans l’arène pour tenter de régler des situations de crise ne se compte plus, pays de l’est puis Indonésie et Corée du sud jusqu’aux pays d’Amérique latine. L’Ukraine aujourd’hui n’en est que la plus récente illustration ».
Que la théorie popularisée par le livre de Fukuyama sur « la fin de l’histoire » (c’est-à-dire la fin de la lutte de classes) soit une invention fumeuse et instrumentale des cercles dirigeants de la bourgeoisie impérialiste, c’est absolument clair. Les exemples donnés par l’article de mobilisations de masse, parfois de caractère insurrectionnel, sont probants. La lutte de classes n’a pas connu ni ne connaît d’interruption. Mais la constatation faite par Denis ne suffit pas à renseigner sur l’état des rapports de forces entre les classes, lesquels dépendent aussi, pour une part substantielle, des résultats des luttes.
À ne considérer qu’un aspect de la réalité (la crise du système capitaliste mondial, la persistance de grandes luttes, les processus encore embryonnaires mais réels de réorganisation positive — sur la gauche — du mouvement des travailleurs), on risque de tomber dans une analyse unilatérale, de type « triomphaliste », ignorant les nouveaux obstacles qui se dressent — dans le même temps qu’apparaissent de nouvelles potentialités — devant le prolétariat et les révolutionnaires. Notamment deux phénomènes très importants : d’une part, la réalité objective que représente l’éclatement des statuts salariés imposés depuis trente ans dans le cadre de la réorganisation productive du capitalisme ; d’autre part, sur le plan cette fois-ci de la subjectivité, la crise que signifie pour le prolétariat la disparition d’un horizon socialiste (quoiqu’il fût précédemment totalement faussé, là-dessus nous serons d’accord). Aucun de ces deux phénomènes n’empêchent les luttes mais, ensemble, ils ont sérieusement affaibli la conscience commune d’appartenance et de destin de classe.
Prenons ce qui est dit au début de l’article sur la disparition de l’URSS. Une fois dissipée l’illusion d’un processus de révolution « politique », qui en réalité aurait été une révolution socialiste (politique et économique et sociale), il est apparu évident à la plupart des trotskystes non campistes (ceux qui n’ont pas versé de larmes et se sont plutôt sentis « soulagés » par l’effondrement du léviathan bureaucratique) que l’une des raisons de cette implosion était l’épuisement complet du modèle de croissance économique (principalement extensive) appliqué en URSS et dans les pays du « glacis », et que cet épuisement était fondamentalement un résultat de la crise de l’économie capitaliste mondiale, devenue structurelle et non plus cyclique à partir du milieu des années 170. Une économie capitaliste mondiale dans laquelle les États bureaucratiques (que les camarades définissaient comme « capitalistes d’État ») ont toujours été insérés et dont ils sont devenus de plus en plus dépendants, contrairement à ce que prétendaient les idéologues staliniens.
Mais il y a eu en même temps un autre facteur : la politique très consciente que s’est donnée l’impérialisme, surtout à partir de Reagan (entré en croisade contre ce qu’il s’est alors mis à dénoncer comme « l’empire du mal »), pour étouffer économiquement le système « soviétique ». Pour reprendre deux termes qu’utilisait la tendance internationale des camarades de SPEB, « Washington » a terrassé « Moscou ». Donc, « produit et symptôme de la crise capitaliste », sans doute, mais aussi en même temps victoire économique et politique de l’impérialisme capitaliste (non « d’État ») sur ce qui était faussement dénommé le « camp socialiste ». Cela signifierait-il que contrairement à l’affirmation initiale de l’article, le capitalisme « triomphe » ou aurait triomphé ? Oui et non.
Oui, parce qu’à l’échelle planétaire aucun système étatique et économique concurrent ne conteste plus l’hégémonie du capital financier impérialiste. Dans cette situation, les États-Unis utilisent leur supériorité militaire absolue et leur prépondérance non moins totale au cœur du système financier mondial (nonobstant une série de facteurs réels de fragilité) pour maintenir leur suprématie dans la hiérarchie du système impérialiste.
Non, dans la mesure où il n’y a aucun signe que la crise structurelle qui dure depuis 30 ans puisse être résorbée à échéance prévisible et où, comme l’écrit Denis, « les classes dirigeantes ont miné ce qui contribuait à stabiliser relativement la société » (et même, elles le minent chaque jour davantage), ce qui stimule en général la résurgence des luttes et provoque un amoncellement de crises, de guerres et de résistances. De ce point de vue, le cas de l’Irak est évidemment emblématique.
Cela étant, stabilité de la société n’est pas équivalent à stabilité de la domination. La domination de l’impérialisme est contestée, mais elle n’est pas aujourd’hui menacée. En ce sens, elle reste relativement « stable ». Sa persistance produit par ailleurs des phénomènes de décomposition dans les rangs ouvriers et populaires ainsi que dans les pays dominés. « Socialisme ou barbarie » signifie que la barbarie est l’une des deux hypothèses et il faut bien constater que celle-ci a pris de l’avance sur le socialisme (on parle bien sûr ici de la barbarie impérialiste et de toutes ses conséquences, immédiates ou dérivées, pas en soi de Ben Laden qui n’est qu’une pâle copie).
« Actualité de la révolution » ? (124)
« Notre boussole c’est l’actualité de la révolution telle que la définissait Lukacs », écrit Denis Godard qui cite ensuite un extrait de La pensée de Lénine, ouvrage publié par le philosophe hongrois en février 1924, au lendemain de la disparition du dirigeant de la révolution d’Octobre. La première phrase citée est la suivante : « [Et cela signifie que] l’actualité de la révolution prolétarienne n’est plus désormais un horizon [de l’histoire universelle] planant au-dessus de la classe ouvrière en voie d’émancipation, mais [que la révolution] est déjà devenue une question à l’ordre du jour du mouvement ouvrier » [3].
Il y a là deux questions à discuter. La plus importante est de savoir si cette définition peut aujourd’hui, en 2005, orienter correctement l’activité des marxistes révolutionnaires. L’autre, annexe mais qui n’est pas à négliger, concerne sa valeur « intrinsèque » au moment où Lukacs la formulait. Pour respecter la chronologie, on commencera par le second aspect.
Il n’y a aucun doute que la pensée de Lénine s’est axée sur « l’actualité de la révolution » et que sa vie politique s’est confondue avec cette tension politique très concrète et confirmée par les événements : révolution démocratique à dynamique socialiste de 1905 puis de février 1917, victoire de la révolution socialiste en Russie en octobre 1917, ouvrant une étape dans laquelle la révolution socialiste européenne a été à l’ordre du jour — et donnant lieu dans plusieurs pays à des tentatives qui auraient pu triompher. Tout autre chose était cependant la revendication de cette perspective en 1924.
En effet, au moment où Georg Lukacs écrivait ces lignes, la vague révolutionnaire initiée en 1917 refluait partout. Le fascisme avait triomphé en Italie (le parti fasciste devenant parti unique le 3 janvier 1924), le fiasco d’octobre 1923 avait marqué la fin de la révolution allemande, le Parti communiste bulgare venait de connaître une débâcle sanglante — sans parler de l’avancée extrêmement rapide de la bureaucratisation du PCUS, de l’Union soviétique et de l’Internationale communiste.
Membre dans l’exil du comité central du PC hongrois, Lukacs entendait avec cet ouvrage rendre hommage à Lénine disparu un mois plus tôt — le 21 janvier — au terme d’une longue agonie. Simplifiant les conceptions de Lénine de façon outrancière, glorifiant unilatéralement le rôle d’un parti érigé quasiment en mythe [4], La pensée de Lénine s’inscrivait par bien des aspects dans les vues alors dominantes dans l’Internationale communiste (dirigée par Zinoviev et Bela Kun, encore alliés à Staline), et qui furent systématisées peu après à travers la politique « gauchiste » dite (selon l’expression de Boukharine) de la « troisième période ».
Une caractéristique de cette politique était de proclamer partout l’imminence de la révolution alors que la montée de la réaction et du fascisme en avait éloigné la perspective et appelait au contraire une politique défensive de front unique. Mais le front unique fut précisément abandonné à ce moment par la bureaucratie en voie de consolidation, au profit de la thèse criminelle identifiant la social-démocratie au fascisme (le terme « social-fasciste » fit son apparition un an plus tard). Dans le même temps, la direction de l’IC engageait la politique dite de « bolchevisation des partis communistes », c’est-à-dire leur bureaucratisation et leur soumission à Moscou. Le verbiage révolutionnariste lui servait à faire serrer les rangs dans une confiance et une obéissance aveugles aux chefs du parti dirigeant de la révolution d’Octobre. Une fois les partis communistes domestiqués, mais aussi Hitler victorieux et le prolétariat écrasé en Allemagne, la bureaucratie stalinienne abandonna la politique de la « troisième période » pour s’orienter vers la ligne de collaboration de classe des « fronts populaires »... alors même que commençait à enfler une nouvelle vague révolutionnaire.
« Actualité de la révolution » ? (2005)
Pour en venir maintenant à « l’actualité de l’actualité », la question posée est de savoir si Denis veut dire (comme il peut en donner l’impression, et comme pourrait l’impliquer le parallèle avec les conceptions dominantes dans l’IC de 1924) que la révolution prolétarienne serait aujourd’hui « une question à l’ordre du jour », à échéance plus ou moins rapprochée (5, 10, 15 ans ? Telle était la perspective de Lénine) et non à un horizon plus ou moins lointain. Ce qui aurait évidemment des conséquences au niveau de nos tâches.
La phase actuelle, du point de vue des luttes et de nos tâches, nous semble être au développement et à la centralisation des résistances, à l’accumulation des forces, à la clarification politique, à la reconstruction sur un nouvel axe du mouvement des exploités et opprimés après le « traumatisme libérateur » qu’a constitué la fin du stalinisme.
Cela ne signifie nullement que la situation serait « calme » et/ou « stable ». Ni qu’elle n’offrirait pas aux marxistes révolutionnaires de nombreuses possibilités d’intervention et de construction, d’autant que le verrou des vieux appareils politiques (stalinisme et social-démocratie) a dans une large mesure sauté (non totalement ; voir plus loin la discussion sur le réformisme). Du résultat des actuelles luttes défensives et des processus de réorganisation politique (et syndicale) que les marxistes révolutionnaires devraient impulser au premier rang, dépendra la capacité du mouvement ouvrier et de masse à reprendre l’offensive.
La situation internationale est centralement marquée par une instabilité profonde. Dans ce cadre, nous devons nous attendre en France à des crises, des affrontements, des mobilisations et luttes d’importance. Sur ce plan, les journées de grève et de manifestation des 18, 19 et 20 janvier 2005, puis du 5 février, puis l’irruption de la mobilisation lycéenne, ou sur un autre plan l’inquiétude croissante de la bourgeoisie à propos du résultat du prochain référendum sur la « Constitution » européenne (après notamment la décision historique du CCN de la CGT et la claque monumentale qu’il vient d’infliger à la direction Thibaut), sont venus assez vite battre en brèche les pronostics désabusés selon lesquels « la période ouverte en 1995 » (de renouveau des luttes et de la radicalisation) se serait refermée avec les mauvais résultats électoraux de la LCR et de LO en 2004.
Cela signifie donc que les conditions ne sont pas encore réunies pour que ces luttes, y compris les explosions de caractère révolutionnaire ou prérévolutionnaire qui se reproduiront comme il s’en est produit récemment dans une série de pays dominés, remettent concrètement à l’ordre du jour la possibilité de la révolution socialiste. Pour que tel soit le cas, il faudra qu’au préalable une perspective socialiste (liée à la construction du parti, mais qui ne s’y réduit pas) ait été reconstruite.
C’est une différence essentielle (il y en a évidemment beaucoup d’autres...) avec la situation qui prévalait du temps de Lénine. A l’époque, la lutte de classe du prolétariat avait une perspective assez claire de transformation sociale, d’une autre société alternative au capitalisme (même si les inconnues et les controverses sur la transition étaient nombreuses) : le socialisme ou communisme. Ce n’est plus le cas aujourd’hui à cause de l’œuvre de destruction tous terrains (incluant la politique et l’idéologie) perpétrée par le stalinisme, et que le trotskysme n’a pas été en mesure de contrebalancer à une échelle de masse. Ce qui domine toujours de ce point de vue au sein de l’avant-garde du mouvement social est la désorientation et le désarroi ; y compris dans nos propres rangs, comme l’illustrent les abandons programmatiques et autres dérapages incontrôlés du projet de manifeste soumis par la direction nationale de la LCR.
Sur un autre point, on peut souligner que si nous (SPEB comme Avanti !) défendons l’actualité de la construction d’une nouvelle force anticapitaliste, et non celle de la construction immédiate d’un parti révolutionnaire de masse, c’est bien à cause de cette différence fondamentale et de ses conséquences multiples.
Dans un texte interne préparatoire au prochain congrès de la LCR, 19 militants tentaient récemment de synthétiser la contradiction entre l’actualité de grandes crises y compris de caractère révolutionnaire et la non actualité de la révolution socialiste : « Plus généralement, le capitalisme contemporain continue plus que jamais de porter en lui, non seulement les crises et les guerres, mais aussi des potentialités de rupture révolutionnaire. Divers processus sur le continent latino-américain (Équateur, Argentine, Bolivie, Venezuela) en ont récemment administré la preuve. Une chose est cependant l’actualité concrète de crises (pré)révolutionnaires, c’est-à-dire d’explosions sociales conduisant au renversement de gouvernements voire de régimes, autre chose est celle d’une révolution socialiste. L’expérience montre que sans un programme et une direction socialistes et révolutionnaires, l’impérialisme et les bourgeoisies parviennent assez rapidement à contenir voire résorber ces crises. D’autant que les processus de division objective qui affectent la classe des travailleurs (éparpillement des statuts, affaiblissement de la conscience commune d’appartenance de classe) représentent de forts obstacles. »
Réformisme(s)
Aussi bien Denis Godard que — surtout — Cédric Piktoroff et Ambre Bragard développent une série de considérations sur le réformisme. Les camarades signalent qu’il ne faut pas faire l’erreur de confondre partis réformistes et conscience réformiste (« la réalité du réformisme comme expression de la conscience contradictoire des travailleurs ») ; que « le réformisme est un phénomène qui traduit la manière dont une société, exploitant les membres d’une classe qui ont grandi en son sein, fournit également un cadre d’expression dominant à leurs désirs de changement » ; et qu’il serait donc erroné de « croire que la masse des gens qui se mobiliseraient passerait directement de l’influence d’une direction réformiste à celle d’une direction révolutionnaire, dès lors que les représentants des appareils réformistes auraient prouvé leur inaptitude à défendre les intérêts des travailleurs. »
D’accord là-dessus. Le « réformisme spontané des masses » est un phénomène différent, non assimilable aux appareils réformistes même s’il existe entre les deux une évidente corrélation. Il s’ensuit d’ailleurs aujourd’hui un autre type conséquence, mis en lumière par le sondage, publié à l’automne 2003, qui indiquait que les électeurs de l’extrême gauche identifiaient celle-ci bien davantage à la « réforme » (politique complètement abandonnée par les vieux appareils lorsqu’ils sont au gouvernement — et parfois même dans l’opposition — au profit des contre-réformes néolibérales) qu’à la « révolution ». Cela conduit automatiquement l’organisation révolutionnaire à subir une série de pressions qui n’existaient pas — en tout cas pas sous cette forme — dans les périodes antérieures [5].
Les camarades ne traitent cependant qu’un aspect de la question. Il reste en effet à analyser la spécificité de ces réformismes — d’une part celui des appareils, d’autre part celui de la masse des travailleurs. S’agit-il des mêmes réformismes que ceux qui existaient à l’étape précédente — jusqu’à il y a une quinzaine d’années, avant la chute du Mur et la fin de l’URSS ? Et sinon, quelles sont les différences et quelles en sont les conséquences ?
À l’étape précédente (en France, jusqu’à la première victoire électorale de la gauche, en 1981) les partis socialistes et communistes affirmaient vouloir aller au socialisme par la voie des réformes, et cette aspiration était celle de millions de travailleurs. Le sentiment anticapitaliste (aspiration, volonté, perspective d’en finir avec le capitalisme) était pour ainsi dire une « banalité », les révolutionnaires s’opposant aux réformistes sur les moyens d’atteindre ce but (les élections ou l’insurrection, le parlement ou les conseils). Aujourd’hui, les révolutionnaires constituent la seule force politique organisée à maintenir le cap anticapitaliste. Les anciens socialistes, ainsi que la plupart des Verts et nombre de communistes, se sont mués en sociaux-libéraux, acceptant ouvertement non seulement le capitalisme mais aussi — logiquement — sa forme actuelle libérale. Une « troisième gauche » (que l’on retrouve au PCF, dans certaines minorités du PS, ou encore à la direction d’Attac et à la Fondation Copernic) préconise quant à elle une politique d’opposition au néolibéralisme. Par exemple, elle s’oppose en ce moment au traité constitutionnel européen, au nom de la défense de l’État providence et de politiques de relance keynésienne. Mais elle propose ces politiques dans le cadre d’un fonctionnement normal et même plus « harmonieux » du système capitaliste [6], qu’elle a cessé de mettre en cause (sauf parfois au PCF de façon très ponctuelle et rituelle).
Le débat du dernier (15e) congrès de la LCR, alors porté par la plate-forme 5 que le courant Avanti ! avait impulsée [7], sur l’existence de « deux » (sociale-libérale et anticapitaliste) ou « trois » gauches (sociale-libérale, antilibérale mais non anticapitaliste, anticapitaliste et en son sein révolutionnaire) reste selon nous pleinement actuel. Les différents positionnements face à la Constitution européenne montrent bien la réalité de cette troisième gauche « antilibérale » (Buffet, Mélenchon, Cassen, Salesse...).
Continuer à la nier peut conduire au sectarisme, par refus du front unique dans les luttes antilibérales au motif que tous les « réformistes » seraient à mettre dans un même sac. Les camarades qui s’opposent à l’impulsion de comités de front unique pour le Non de gauche (concrètement, dans la LCR, le courant Démocratie révolutionnaire qui s’exprime notamment dans le bulletin Débat militant), en prétendant leur substituer un improbable « front des révolutionnaires » ou « Non de classe », tombent sans aucun doute dans ce travers. Mais on peut aussi tomber dans l’opportunisme, lorsque l’on ne se délimite pas des dirigeants et appareils de la troisième gauche antilibérale en défendant en son propre nom (sous notre drapeau marxiste révolutionnaire) un programme non fondamentalement différent du leur ou, pire encore, si l’on projette de construire avec eux, ou une partie d’entre eux, une force dite « anticapitaliste ». En réalité, celle-ci ne le serait nullement, puisque ceux qui donneraient le ton sur la ligne du plus petit dénominateur commun seraient évidemment les réformistes antilibéraux.
C’est également l’antilibéralisme qui prédomine dans la conscience de la majorité des travailleurs depuis le renouveau de 1995. Mais c’est de façon très différente de celle qu’affectent les appareils de la « troisième gauche » — quand bien même, là encore, un lien (dialectique et donc contradictoire) existe entre l’un et l’autre. L’antilibéralisme « d’en bas » des opprimés est fondamentalement différent de l’antilibéralisme « d’en haut » des appareils. Dans le second cas, il s’agit surtout d’une posture, servant à chevaucher les luttes et à se construire ou préserver des places au soleil à l’intérieur d’un système que l’on ne veut pas remettre en cause. Du côté des masses, cela représente au contraire, dans des conditions où depuis 1989-91 elles ne disposent plus (et toujours pas) de perspective alternative au capitalisme, un premier stade, spontané et embryonnaire, de radicalisation antisystème.
Dans ces conditions, notre stratégie ne peut être que de prendre appui sur le noyau essentiellement sain et juste de « l’antilibéralisme d’en bas » pour l’opposer, le tourner, principalement dans les luttes mais aussi dans les confrontations idéologiques, contre « l’antilibéralisme d’en haut » de directions qui, même si elles sont beaucoup plus faibles que les anciens appareils réformistes et contre-révolutionnaires, continuent d’agir quotidiennement contre les intérêts des travailleurs et au service du système capitaliste.
« Mouvement anticapitaliste » ?
Dans les articles que nous commentons, les camarades de SPEB semblent utiliser indifféremment les catégories [8], d’une part, « antilibéral » (et antilibéralisme et néolibéralisme), d’autre part, « anticapitaliste » (et anticapitalisme et capitalisme).
Sous le sous-titre « Qu’est-ce que l’anticapitalisme ? », Antoine Boulangé cite le dirigeant du SWP Chris Harman, qui répond : « L’opposition au néolibéralisme tend à unifier différentes luttes particulières en un défi composite, à quelque chose que les gens commencent à voir comme un système unique. Seattle était important parce que c’était le point culminant de cette tendance, le point où les mouvements divers commencèrent à n’en former qu’un, où de l’addition quantitative a surgi quelque chose de qualitativement nouveau. »
Cédric Piktoroff et Ambre Bragard donnent une explication à ce qui nous apparaît, a priori, comme un défaut de rationalité ou une énigme : « Le terme “anticapitaliste” ne qualifie pas les bases politiques de telle ou telle composante participant au mouvement, mais prend en compte la dimension dialectique de l’ensemble impliqué dans une dynamique de confrontation au système qui le fait tendre vers la remise en cause globale de ce dernier. » Autrement dit — si nous comprenons bien — mouvement anticapitaliste signifie en réalité mouvement antilibéral potentiellement anticapitaliste et/ou mouvement antilibéral à dynamique anticapitaliste.
Une telle dynamique est-elle cependant certaine, ou seulement possible ? Les camarades ne semblent pas répondre clairement à cette question. Mais implicitement, tous leurs raisonnements (dans les trois articles cités) ainsi que le choix même des termes employés suggèrent l’existence d’un processus objectif inexorable.
Le problème est qu’analyser de cette façon les mouvements et mobilisations antilibéraux (terme bien plus adapté selon nous que « anticapitaliste ») s’exprimant dans les forums sociaux, les mobilisations anti-guerre, etc., conduit à oublier ou en tout cas à relativiser à l’excès la réalité décrite au point précédent (« Réformisme(s) ») : l’existence, à côté de l’antilibéralisme d’en bas essentiellement progressiste, d’un antilibéralisme d’en haut (Buffet, Mélenchon, Cassen, Salesse...) qui sur le plan de son orientation politique est foncièrement rétrograde. Soulignons par ailleurs que cette réalité découle de la différence — également décrite au point précédent — existant entre le réformisme spontané des masses et le réformisme des appareils bureaucratiques.
Sur le plan de l’orientation, cette relativisation excessive peut conduire à sous-estimer la nécessité de la lutte politique (sur tous les plans : depuis l’orientation quotidienne dans les mobilisations jusqu’au combat idéologique) contre les tenants de l’antilibéralisme d’en haut, sur la base d’une confiance excessive dans les vertus intrinsèques du « mouvement ». C’est ce que dans le jargon trotskyste on appelle le « mouvementisme ». Traditionnellement, celui-ci donne lieu à des formes d’adaptation aux appareils et directions réformistes (s’ils sont assimilés au mouvement par en bas) ou alors, à l’opposé, à des erreurs de type « gauchiste » (s’ils sont simplement ignorés ou contournés car en de telles occasions, ils viennent toujours rappeler aux révolutionnaires la réalité de leur pouvoir de nuisance).
Prenons l’exemple français le plus actuel, celui du mouvement des collectifs pour le Non de gauche, pour un Non ouvrier et populaire au référendum sur le traité constitutionnel de l’Union européenne. « Anticapitaliste » ? Une telle conception peut amener soit à s’adapter aux directions réformistes (PCF, Nouveau Monde/République Sociale, Force Militante) partie prenante du mouvement, en n’opposant pas à leur perspective bourgeoise (d’une Union européenne « réformée » dans le cadre d’un capitalisme moins libéral) une politique pour l’Europe socialiste, l’Europe des travailleurs, soit à rompre le front unique antilibéral en voulant conduire ces collectifs plus loin ou plus vite qu’ils ne peuvent aller compte tenu du niveau de conscience de leurs participants et de la réalité politique de leurs différentes composantes. Cela étant, les camarades de SPEB conviendront sans doute avec nous que ce que l’on voit le plus s’exprimer actuellement est le premier type de danger [9].
Force anticapitaliste — Contours
Ainsi que cela a déjà été signalé, nous avons avec les camarades de SPEB un accord très important sur la nécessité de lutter effectivement, ici et maintenant, pour construire une nouvelle force anticapitaliste ; et non de se contenter de rappeler rituellement un tel but qui, de plus (ce que fera à nouveau, dans le débat préparatoire au 16e congrès de la LCR, la plate-forme soutenue par la majorité de la direction sortante), tend ainsi dangereusement à se transformer de médiation tactique vers un parti révolutionnaire de masse en objectif stratégique « en soi ». Sur la base de cet accord général peut s’engager une discussion plus précise.
« Dans les confrontations à venir les révolutionnaires pourront, s’ils s’en donnent les moyens, lutter avec des dizaines de milliers de personnes », écrit Antoine Boulangé. Lutter, sans aucun doute, et même avec beaucoup plus que cela, mais est-ce la même chose que s’organiser dans un même parti politique ? Antoine semble considérer que oui. Il écrit ainsi juste avant : « Une force anticapitaliste de masse se construira en commençant à rassembler les différents mouvements de lutte [...] C’est en luttant collectivement que nous serons confrontés aux débats sur quelle société à la place du capitalisme, quelle force peut la changer, faut-il prendre le pouvoir. »
De même Cédric Piktoroff et Ambre Bragard affirment-ils, à la suite du passage dernièrement cité de leur article : « Ainsi, une force anticapitaliste aurait pour effet de cristalliser ce processus dans lequel sont impliqués différentes conceptions politiques ». Logiquement avec la conception (critiquée au point précédent, « Mouvement anticapitaliste ? ») selon laquelle le mouvement large antilibéral serait spontanément et inexorablement anticapitaliste, ils en viennent à défendre la conception d’un « parti du mouvement ». Ils décrivent en effet une formation où « pourront s’y côtoyer révolutionnaires, militants réformistes rompant avec les partis traditionnels, syndicalistes de base et bureaucrates, intellectuels de gauche, militants des luttes spécifiques et associatives (féministes, faucheurs d’OGM, anti-guerre, antiracistes, organisations musulmanes, etc.) et un très large nombre de gens inorganisés faute de structure adaptée : jeunes, issus de l’immigration, homosexuels ».
Voulons-nous réellement nous unir dans un nouveau parti, entres autres, à des « bureaucrates » — est-ce souhaitable et serait-ce viable ? Nous ne le pensons pas. Il nous semble en effet qu’un nouveau parti anticapitaliste ne pourrait se constituer qu’en intégrant dès le départ, comme élément essentiel, les aspirations à la démocratie, à l’autonomie, à l’horizontalité qui s’expriment clairement dans le mouvement social. S’il existe en son sein — et pas seulement dans la jeunesse — de fortes réticences envers l’idée même de parti, c’est entre autres raisons parce que de nombreux militants ont connu de ce point de vue de mauvaises expériences, y compris avec l’extrême gauche, et que cela pèse fortement dans la mémoire collective (qui affecte aussi les nouvelles générations).
Les camarades Cédric et Ambre donnent quatre exemples internationaux « d’une nouvelle force politique » : « Respect en Angleterre, le SSP en Ecosse, Rifundazione Comunista ou le nouveau parti en Allemagne. » [10] On a là des réalités extrêmement diverses, nées de processus constituants également très divers. Comme les camarades de SPEB, nous ne croyons pas à des « modèles » qui pourraient être utilisés avec un « copier-coller ». Les conditions politiques spécifiques à chaque pays (configuration des forces politiques, traditions politiques et culturelles, force des marxistes des révolutionnaires, etc.), les particularités de la lutte de classes à un moment déterminé, et le facteur déterminant que constitue l’intervention (ou parfois hélas, la non intervention) des marxistes révolutionnaires pour développer un tel projet, font que toutes les nouvelles constructions de ce type qui surgiront dans d’autres pays (et éventuellement dans le nôtre) seront différentes ; semblables entre elles pour partie, mais en même temps différentes.
En France comme partout, il faut un projet spécifique, répondant notamment à la question : à qui nous adressons-nous en priorité, avec qui voulons-nous travailler prioritairement dans ce sens ? Contrairement à ce qui a pu se passer en Italie, une scission de gauche substantielle et progressiste dans le PCF (où les opposants « de gauche » sont presque tous des stalino-nostalgiques) est inenvisageable, et ne parlons pas du PS où les travailleurs et les jeunes sont l’exception (contrairement au SPD allemand où il en reste encore un nombre substantiel). Contrairement à l’Angleterre et à l’Ecosse, nous n’avons pas de tradition d’affiliation et d’intervention politiques des syndicats (maudite Charte d’Amiens !). Contrairement aux travailleurs écossais, les travailleurs français n’ont pas besoin de s’émanciper de la couronne d’Angleterre. Et cetera.
Ce qui existe notamment en France, outre une très ancienne tradition d’extrême gauche (le trotskysme fait partie de l’histoire politique de notre pays depuis les années 1930), c’est une couche large de militants radicaux, qui a une certaine stabilité quoique naturellement elle se renouvelle en permanence (voir par exemple l’émergence des jeunes enseignants qui ont été en pointe du mouvement de mai-juin 2003). Nos « partenaires privilégiés » pour une nouvelle force politique anticapitaliste sont fondamentalement (mais pas uniquement) ces militants — avec une bonne partie de leurs dirigeants —.
Ce sont les « animateurs des luttes » en général, et plus particulièrement toute une série d’équipes syndicales radicales CGT, Solidaires et FSU, avec lesquelles nous avons milité au coude à coude en mai-juin 2003, que nous avons ensuite retrouvées dans le mouvement des collectifs de défense de la Sécu, et que pour une bonne part nous retrouvons encore dans les collectifs pour le Non de gauche. Imaginer les convaincre en les invitant à côtoyer des bureaucrates nous paraît utopique — en plus de non nécessaire. On ne sait jamais exactement ce que l’avenir nous réserve, mais on peut néanmoins affirmer qu’a priori il y a peu de place en France pour l’apparition politique d’un Bertinotti ou même d’un Galloway [11].
Que nous retrouvions certains bureaucrates dans un futur parti anticapitaliste large est une forte probabilité. Mais tout autre chose serait de le considérer comme l’un de nos objectifs. A l’inverse, une condition pour avancer nous semble être d’affirmer et de lutter pour que le nouveau parti à construire soit « sans patrons ni bureaucrates ».
Force anticapitaliste — Contenus
Les bases politiques de la « nouvelle force » que nous projetons ne nous sont pas non plus indifférentes. Une chose sera le résultat final du processus, qui ne dépendra pas que de nous. D’autres forces organisées, notamment (semi) réformistes et (semi) bureaucratiques, interviendront et d’ailleurs elles le font déjà (voir, entre autres, l’initiative à l’automne dernier de « l’Alternative Citoyenne »). Mais nous, nous luttons pour quoi — ici et maintenant ?
Conséquents avec une conception d’un « parti du mouvement », qui aurait donc vocation à rassembler aussi bien les antilibéraux d’en bas (nos « partenaires ») que les (ou des) antilibéraux d’en haut (sur ce plan là, nos adversaires), les camarades écrivent un peu plus loin : « Une nouvelle force politique constituerait objectivement une structure à mi-chemin entre les liens possibles avec les institutions et le mouvement ». Ils semblent ici, assez clairement, se référer à l’expérience du Parti de la refondation communiste (PRC) en Italie qui a « un pied dans le mouvement » et « l’autre pied dans les institutions » — non seulement pour les utiliser au service de la lutte, mais aussi en perpétuant des pratiques de collaboration de classe. Ce numéro zéro de Que Faire ? met d’ailleurs en exergue, dans sa présentation, une citation de Fausto Bertinotti.
Or justement, l’expérience concrète actuelle montre bien les limites politiques de ce type de parti (moyennement) « anticapitaliste ». Nous nous référons ici à ce qu’Inprecor, plus récemment que dans le numéro cité par les camarades de SPEB, a appelé « le tournant de Bertinotti ». C’est-à-dire l’orientation de sa fraction réformiste et bureaucratique post-stalinienne consistant à soutenir un futur gouvernement social-libéral en cas de victoire de Prodi et de la coalition de l’Olivier dans les élections du printemps 2006. Ce tournant a d’ailleurs eu pour résultat de rejeter dans l’opposition interne nos camarades organisés dans l’Association Bandiera Rossa (unis en vue du prochain congrès dans une tendance commune avec la section de l’IST, Communismo da Basso).
L’exemple allemand de l’ « Alternative électorale pour l’emploi et la justice sociale » (WAsG), qui s’est donnée l’objectif d’avancer vers la constitution d’un nouveau parti, représente encore autre chose. L’article de Manuel Kellner dans le dernier numéro d’Inprecor (janvier-février 2005) montre clairement qu’il ne s’agit pas d’un regroupement anticapitaliste, mais d’une formation où des anticapitalistes et des révolutionnaires cohabitent, en minorité, avec des courants antilibéraux keynésiens non anticapitalistes (et souvent bureaucratiques). Citons-en juste deux extraits : « Nous avons plaidé (et nous continuons à le faire) pour une pluralité des opinions et des courants dans le nouveau parti et surtout contre la marginalisation ou l’exclusion des éléments anticapitalistes [...] Vu le profil politique actuel si modéré de la WAsG, on peut se demander pourquoi des forces de la gauche anticapitaliste y militent... »
Compte tenu de la spécificité du mouvement ouvrier allemand et, dans ce cadre, comme l’un des éléments de cette réalité, de la faiblesse historique des organisations marxistes révolutionnaires (la principale organisation d’extrême gauche est d’ailleurs maoïste), soit tout le contraire de la situation en France, en Grande-Bretagne ou au Brésil, cette expérience a un caractère évidemment progressiste et il est juste d’y participer. Il reste qu’il serait très dangereux de se faire des illusions en mélangeant tout sous le vocable — dans ce cas clairement inadéquat — « anticapitaliste ». Et plus dangereux encore d’en faire un « modèle » pour notre pays, entre autres quant à la participation de bureaucrates !
Qui dirige et sur quelle ligne n’est pas indifférent. Il vaut mieux une situation de type écossais, anglais ou brésilien, dans laquelle les marxistes révolutionnaires aient la capacité de préserver l’indépendance de classe du nouveau parti large. Mais qu’advienne l’un ou l’autre — surtout dans notre pays compte tenu de la place politique de la LCR — n’est pas une fatalité ; c’est aussi le résultat d’une orientation, d’un combat politique ; cela se prépare, dès à présent.
Force anticapitaliste — Délimitations
Qui dit parti dit programme, donc délimitations programmatiques, et dans ce cadre projet de société, de gouvernement, de pouvoir. « Le parti est la forme moderne d’une association volontaire de personnes visant à instaurer le régime qui leur paraît préférable [...] Il est le triomphe du critère idéologique dans les formes institutionnelles de la vie sociale » [12]. Il nous semble que cette définition déjà ancienne d’un grand sociologue marxiste reste toujours parfaitement valable et nous supposons que les camarades de SPEB sont également d’accord avec son actualité. Si la « nouvelle force » n’avait pas cette caractéristique, ce ne serait pas un parti ou mouvement politique, mais un front ou mouvement pour la lutte, et/ou une coalition électorale aux objectifs limités (comme sur un autre plan on peut voir se présenter aux élections un mouvement de chasseurs ou des partisans de la méditation transcendantale...).
Nous sommes d’accord avec Cédric et Ambre quant au fait que « si elle veut pouvoir rassembler largement, une telle force impliquerait nécessairement de laisser ouverte la question de “réforme ou révolution” ». A tout le moins, le nouveau parti ne pourra pas avoir un programme « révolutionnaire complet » à l’instar de celui des organisations trotskystes. Sinon, il lui serait impossible de rassembler des milliers et dizaines de milliers de travailleurs et de jeunes voulant combattre le capitalisme mais conservant à divers niveaux des illusions réformistes. Il reste qu’il devra avoir des délimitations programmatiques et politiques. Or aucun article de cette première édition de Que Faire ? n’en parle.
La question nous semble donc être laissée ouverte par les camarades, ce qui justifie d’autant plus d’en discuter. Sans prétendre nullement l’épuiser, et sans préjudice d’autres définitions essentielles (notamment l’indispensable « triptyque » internationaliste — féministe — écologiste, ainsi qu’un caractère profondément démocratique), trois points nous semblent incontournables.
1) Ce nouveau parti ou mouvement politique devra se réclamer du socialisme (quels que soient les termes exacts qui seront employés, et éventuellement les périphrases qui seraient nécessaires pour se faire comprendre après la tragique expérience du stalinisme, sans parler de l’imposture des partis sociaux-libéraux qui par inertie continuent de s’appeler « socialistes »). Socialisme signifiant une société débarrassée du pouvoir oppressif du Capital, de l’exploitation de l’homme par l’homme, fondée sur l’appropriation collective des grands moyens de production, d’échange et de distribution, sur la socialisation du Travail et des fruits du Travail.
Sans cette délimitation programmatique, le nouveau parti n’aurait pas de cohérence et son avenir immédiat serait grandement incertain — à supposer même qu’un tel hybride ait, dans les conditions concrètes de la France, un caractère minimalement progressiste. Pour être réellement « anticapitaliste » et pas seulement « antilibéral », il faut disposer d’un projet même très général, d’une boussole indiquant à grands traits le type de société que l’on veut instaurer après avoir renversé le capitalisme. Quant à une formation qui ne prétendrait pas aboutir au renversement du capitalisme (tout autre de chose était de laisser ouverte la question des moyens pour y parvenir), elle ne serait évidemment pas « anticapitaliste » et n’en mériterait pas le nom (comme dans l’exemple donné précédemment de la WAsG allemande).
En prenant à nouveau un exemple actuel, nous ne pourrions pas construire un nouveau parti en commun avec des personnes ou courants qui, dans le cadre de notre campagne commune pour un Non de gauche au référendum sur le traité constitutionnel, défendent une Union européenne capitaliste et impérialiste réformée, réorientée dans un sens « antilibéral ».
Après avoir signalé à juste titre que la délimitation « réforme ou révolution » doit rester ouverte, Cédric Piktoroff et Ambre Bragard continuent cependant leur description de la nouvelle force à construire en signalant : « Il est donc crucial que les révolutionnaires se lient à des milliers d’autres personnes dans une expérience de construction commune afin d’être en mesure de dégager et tenter de gagner les arguments dont a besoin le mouvement pour continuer d’avancer. De cette manière la perspective du socialisme clairement revendiquée par ces militants pourra trouver un écho au sein de couches toujours plus larges de travailleurs auprès desquels la théorie marxiste pourra apparaître comme la mieux adaptée au besoin d’alternative. »
Il nous semble qu’il y a là une confusion : être révolutionnaire n’est pas du tout équivalent à être pour le socialisme (« la perspective du socialisme clairement revendiquée par ces militants »). On peut être pour le socialisme par la voie de la révolution ou par celle des réformes [13]. Et être révolutionnaire ou socialiste (= pour le socialisme) ne signifie pas non plus soutenir nécessairement « la théorie marxiste ». Les anarchistes — notamment — sont des socialistes non marxistes. Et un grand nombre d’entre eux sont des révolutionnaires. Etre révolutionnaire, c’est principalement comprendre que pour que les travailleurs s’emparent du pouvoir ils doivent détruire l’Etat bourgeois, que celui-ci n’est pas réformable. Il y a des marxistes réformistes, des socialistes et/ou des révolutionnaires non marxistes... Un nouveau parti comprendra dans ses rangs de très nombreux travailleurs qui ne seront (du moins au départ, à nous ensuite de les convaincre) ni marxistes ni révolutionnaires. Notre tendance au sein de ce parti sera quant à elle marxiste, socialiste et révolutionnaire.
2) Une seconde délimitation essentielle devra être l’accord quant au fait que l’intervention du nouveau parti soit centrée sur la lutte de classe, que sa priorité soit l’organisation et les luttes des travailleurs et des secteurs opprimés, non la présence dans les institutions, que l’utilisation du parlement bourgeois (et d’autres assemblées électives dans le système institutionnel bourgeois) soit clairement subordonnée aux besoins des luttes et de l’organisation de celles et ceux que nous représentons.
3) L’indépendance de classe est logiquement un autre élément fondamental. Elle implique notamment l’impossibilité de participer à un gouvernement bourgeois quel qu’il soit (contrairement au triste exemple de la DS brésilienne) et le fait qu’à l’inverse, nous ne pourrions participer qu’à (et nous luttons pour) un gouvernement de rupture avec la bourgeoisie, s’attaquant au pouvoir du Capital.