Une autre grande méconnue

Dorothy Parker

, par LEQUENNE Michel

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On ne peut lire en français qu’un seul volume de Dorothy Parker. Pourtant il s’agit d’une égale des grands écrivains de sa génération, sinon de Faulkner, du moins de Steinbeck, de Hemingway ou de Fitzgerald qui fut de ses amis. Est-ce un cas à la fois de l’insularisme français, du peu de goût de nos compatriotes pour l’art de la nouvelle et de la misogynie profonde — largement inconsciente — de la critique et de la politique éditoriale ? Sans doute, mais pas seulement. En son propre pays, elle a eu son moment de célébrité de 1918 — à vingt-cinq ans — jusqu’au début des années trente, puis on l’y a oubliée et, quand elle est morte, à soixante-treize ans, en 1966, c’était seule, « avec son vieux chien pour tout compagnon et une bouteille d’alcool pour l’illusion », écrit Benoîte Groult, sa préfacière et traductrice par qui nous apprenons tout le peu que nous savons d’elle. Suffit-il, pour expliquer la longue éclipse où s’est éteinte cette féministe, de rappeler comme le fait son éditeur américain, qu’elle passa pour « un écrivain mondain » ou, comme Benoîte Groult, que « la grande crise puis la guerre de 1939-1945, avec leur cortège de dures réalités, carencèrent ces auteurs (avec elle, Fitzgerald, Ring Lardner, Benchley ou Thurber) d’une époque révolue, les faisant apparaître futiles ou les frappant d’une sorte de malédiction rétroactive » d’où ne les sortirait aujourd’hui que la « nostalgie du rétro » ?

N’est-ce pas se masquer que la gravité, le sérieux des années de crise et de guerre n’ont pas les mêmes conséquences sur la littérature ? Que si la crise a provoqué la radicalisation de la critique sociale, au contraire le rooseveltisme et plus encore la Seconde Guerre mondiale ont vu sombrer quasi tous les plus grands dans les sables des confusions idéologiques, voire sur les récifs de la pire réaction. Aux États-Unis, la condamnation morale de la lutte de classes, l’union sacrée, le culte de la famille puis, quelques années plus tard l’hystérie anticommuniste du maccarthysme ne pouvaient guère s’accommoder du féminisme radical d’une Dorothy Parker, militant pour « l’émancipation sexuelle, le droit à toutes les libertés pour les femmes, celle d’aimer et celle d’être infidèle, la fureur de vivre aussi... » (B. Groult), pas plus que de la dénonciation de l’hypocrisie sociale et de la férocité bourgeoise. C’est bien là plutôt la cause de l’ostracisme qui a condamné ce grand écrivain féminin à la misère et au silence. Et plus qu’un goût superficiel pour « les années folles », c’est au contraire la renaissance des idées subversives du féminisme militant qui permet la redécouverte de Dorothy Parker.

Sa modernité est en effet totale, et, malgré quelques changements dans les mœurs, ses thèmes demeurent d’une vie brûlante, auxquels elle a donné la forme incisive la plus parfaite. À très juste titre, Benoîte Groult écrit que chacune de ses nouvelles « pèse son poids de chair et de sang, de larmes et de rire », et, citant Somerset Maugham : « Elle sait exactement où commencer et comment finir, et quand vous avez terminé votre lecture, vous ne vous posez plus de questions (qu’est-ce qui est arrivé après ? Pourquoi a-t-il fait ça ?) parce quelle vous a dit tout ce que vous aviez envie de savoir. »

À son propos, il faut redire que la nouvelle est peut-être la forme littéraire qui exige le plus grand art. Celles de Dorothy Parker appartiennent pour la plupart à ce que l’on a appelé l’écriture « behavioriste », parce que l’auteur ne se place pas à l’intérieur de ses personnages ni ne nous dicte ce que nous avons à penser de ce qu’il nous livre, mais s’en tient au statut d’observateur de leurs seuls gestes, attitudes et paroles. L’humour — très noir — de Dorothy Parker, sa passion et sa colère même, ne sont jamais exprimés directement ; elle nous les communique simplement par la signification de ce que son regard et son écoute ont sélectionné et isolé, en quelque sorte découpé dans le réel.

Certaines de ces nouvelles sont quasi réduites à un dialogue. New York-Detroit, une des plus bouleversantes, est une conversation téléphonique (plus forte, à notre avis, que celle de La Voix humaine de Cocteau, écrite dans le même temps). Les noms ou prénoms des personnages n’ont plus guère d’importance. Un pas de plus en ce sens et l’on aura Nathalie Sarraute. Dorothy Parker est tout aussi impitoyable. Aucune feinte de langage et de comportement ne la dupe.

Son féminisme n’est pas partial et unilatéral, mais très socialement posé. Citons encore Benoîte Groult : « Ses jeunes filles puériles, frivoles et mesquines, dont on voit d’avance les épouses frustrées, bornées et invivables quelles deviendront, sont parmi les personnages les plus comiques, et tragiques à la fois, de l’étonnante galerie de portraits que nous propose Dorothy Parker. Ces femmes mortellement dévouées et ennuyeuses, ces maris hypocrites et égoïstes, ces dames respectables qui consacrent leurs journées aux bonnes œuvres et se comportent avec leurs servantes comme des négriers, ces enfants pris dans l’engrenage d’une éducation qui les rendra aussi malheureux que leurs parents, ils existent dans toutes les sociétés, en tout temps. » Sa critique de classe et du racisme (en particulier dans le Petit Curtis, Vêtir ceux qui sont nus et Arrangement en noir et blanc) apporte la correction nécessaire à sa critique des comportements mâles.

Mais ce qui nous fera préférer Dorothy Parker à maints écrivains de critique sociale les plus sincères, c’est cette qualité de style qui échappe à l’analyse et qui rend la souffrance vécue de l’auteur, son obsession d’incommunicabilité, sa « recherche désespérée de l’amour » (B. G.). Comme chez sa sœur anglaise Jean Rhys [2], quoique autrement, sans parler jamais d’elle-même, sous l’apparence impassible de la lucidité, Dorothy Parker nous laisse deviner un cœur que la saloperie du monde fait frémir et glace, et nous comprenons que ce qu’elle nous montre, c’est ce qu’elle veut qui ne soit plus.

P.-S.

Cahiers du féminisme, n° 45, été 1998, p. 39.

Notes

[2Voir notre article sur Jean Rhys dans le numéro 43 des Cahiers du féminisme.

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