« Clov : C’est ce que nous appelons gagner la sortie. »
Samuel Beckett
« Journal du Dimanche : Peut-on encore croire au capitalisme ? Tony Blair : On peut comprendre que les gens n’y croient plus. » [1]
« Quand on entend les élus de droite expliquer benoîtement que le bouclier fiscal protège les pauvres, on se croirait sous l’Ancien régime ! Alors, est-ce le retour de la lutte des classes ? Peut-être. » [2]
Ségolène Royal
« Le capitalisme est amoral par nature ; son but mécanique est de faire du profit. Une fois qu’on a compris cela, on peut lui imposer des règles de transparence et de responsabilité. Mais le capitalisme ne peut être un projet de société. » Qui a dit ça ? Olivier Besancenot ? Non, François Bayrou [3] ! De la part d’un zélé partisan de l’Europe libérale et de sa concurrence libre et non faussée, qui l’eût cru, il y a un an encore ! La crise aurait donc des vertus pédagogiques. La coïncidence des dates aidant, Alain Minc rappelle à ses « amis de la classe dirigeante » que 1789 a commencé en 1788. Et Nicolas Sarkozy se plaint d’un « pays régicide », rétif à sa bonne gouvernance réformatrice.
Il est vrai que le pays a des allures « fin de règne ». La ministre de l’Economie conseille à ceux qui ne peuvent plus se payer l’essence pour aller au turbin de prendre la bicyclette, comme on recommandait jadis aux affamés de manger de la brioche à défaut de pain. Pendant la crise, les privilégiés s’accrochent à leurs bonus, indemnités, et autres retraites mirobolantes comme jadis les aristocrates à leurs rentes. Hier, les banquiers faillis avaient la dignité de se défenestrer ; aujourd’hui, ils préfèrent prendre le parachute, doré de préférence. Quiconque douterait encore de la réalité de la lutte des classes n’aurait qu’à écouter Laurence Parisot, Bouton, Bolloré, Pinault, Arnaud défendre avec les griffes et les crocs leurs profits et leurs propriétés.
Sarkozy s’était présenté comme le président du pouvoir d’achat et du plein emploi, comme celui qui irait chercher la croissance avec son dentier. Il n’a cessé, depuis son investiture, de proclamer haut et fort que l’Etat, c’est lui. Les mécontentements, les récriminations, les indignations remontent donc logiquement vers lui. Affublés de médiateurs censés détourner les jets de tomates et d’œufs pourris, les ministres ne font même plus de bons fusibles. Les floués de Gandrange, les roulés de Clairvoix (qui ont accepté de travailler plus pour gagner moins sans éviter pour autant d’être jetés à la rue), les chercheurs insultés, les enseignants méprisés, les infirmières surexploitées, demandent des comptes. Ici, on occupe et on séquestre les patrons qui délocalisent et qui licencient ; là, on les oblige à enfiler le tee-shirt des grévistes pour manifester à leur côté. À quand le bonnet d’âne pour les banquiers et les fraudeurs fiscaux comme à l’époque de la révolution culturelle ?
De manifestation en manifestation, de 29 janvier en 19 mars, la colère gronde et monte sur fond de grèves générales et d’insurrections civiques en Guadeloupe, en Martinique, à la Réunion. Un Appel des appels rassemble des magistrats du Syndicat de la magistrature, des journalistes de l’Appel de la Colline sur la réforme de l’audiovisuel et la situation de la presse, des chercheurs de Sauvons la Recherche, des universitaires de Sauvons l’Université, des statisticiens de Sauvons la statistique publique, des médecins hospitaliers pour la défense de l’hôpital public, des intermittents du spectacle et des travailleurs de la culture. De la somme de leurs doléances, de leurs griefs, de leurs inquiétudes, se dégage le sentiment diffus que, si les contre-réformes libérales des Pécresse, Bachelot, Dati, Hortefeux et consorts continuent, nous allons nous retrouver, d’ici quelques mois ou quelques années, dans un autre pays, dans une autre société. Ce sont les principes fondateurs — d’égalité et de solidarité — qui sont attaqués à la racine. C’est un héritage séculaire des grandes luttes populaires, de la Révolution française à Mai 68, en passant par les conquêtes du Front populaire et de la Résistance, qui est menacé.
Signe préoccupant pour les dirigeants, leurs réformes libérales en viennent même à diviser leur propre camp. La frénésie d’évaluation et d’expertise aboutit à d’ahurissantes élucubrations visant à quantifier l’inquantifiable et à mesurer l’incommensurable. On voit des mandarins universitaires prêts à mourir (ou presque) sur les barricades, La Princesse de Clèves à la main. Et le professeur Bernard Debré, député UMP, se dresser sur ses ergots contre une réforme hospitalière jumelle dans sa logique gestionnaire de la loi improprement nommée « d’autonomie » des universités : « Certains considèrent que les médecins y acquièrent une autonomie et un pouvoir. Ils mentent. On verra les médecins dirigés par des administratifs et des malades en permanence à la recherche d’un dialogue perdu. Peut-être voudrait-on simplement supprimer les hôpitaux publics pour favoriser l’émergence des cliniques. »
À mesure que la légitimité du pouvoir s’effrite, l’Etat pénal monte en puissance. Répression, brutalités, bavures policières se multiplient. Sur le passage des déplacements ministériels ou présidentiels, les villes visitées sont mises en état de siège. La presse internationale s’inquiète de ce pays anachronique où l’on croit encore à l’existence d’une lutte des classes ; où 34 % des citoyens et 49 % des sympathisants de gauche peuvent imaginer le jeune facteur Olivier Besancenot en chef de l’Etat ; où des instituts de sondages et de doctes politistes s’interrogent sérieusement sur un possible « accident » le faisant accéder au second tour de l’élection présidentielle [4] ! Ces doutes sont d’autant plus significatifs qu’en France le taux de syndicalisation (qui ne rend pas compte de la représentativité des syndicats aux élections professionnelles) est au plus bas (8 % en moyenne et 5 % dans le privé), de sorte que les experts en « relations humaines » se plaignent du manque d’interlocuteurs représentatifs pour négocier les réformes.
Une course de vitesse est donc engagée. Plus d’un Français sur deux est désormais convaincu que les générations à venir vivront plus mal que les générations passées et présentes. Les restaurants du cœur ont encore battu cet hiver leur record de repas servis. Le chômage explose. La grande majorité des étudiants se considèrent comme des précaires en formation plutôt que comme des « héritiers » promis aux juteuses carrières. Des centaines de milliers de salariés craignent pour leur emploi et leur retraite. Tous savent qu’il faudra rembourser les traites tirées sur l’avenir pour sauver des banquiers spéculateurs et des évadeurs de capitaux réfugiés dans les paradis fiscaux. L’époque hésite entre la peur et la colère, la peur légitime du chômage et des conséquences sociales d’une crise inédite, et la colère devant les injustices et les inégalités.
De cette peur et de cette colère, qui l’emportera ? Cela dépend de qui gagnera la bataille pour la maîtrise du temps. Une course de vitesse est en effet engagée. Le gouvernement joue la montre. Il temporise, recule ici, négocie là, s’efforce de disperser les luttes, de les désynchroniser, d’éviter qu’elles ne convergent, comme aux Antilles, vers une grève générale. Les états-majors syndicaux redoutent une épreuve de force qui mettrait en péril leurs appareil ; ils louvoient pour l’esquiver en saucissonnant les mobilisations, de journée d’action en journée d’action. Dans cette guerre d’usure, le mouvement guadeloupéen contre la pwofitasyon a prouvé que la ténacité, la patience, l’obstination, l’unité dans l’action et l’intransigeance sur les revendications, peuvent payer.
La Guadeloupe et la Martinique ont montré la voie.
Ce n’était, bien sûr, qu’un début.
Daniel Bensaïd
5 avril 2009