France : vers un nouveau décembre 1995 ?

, par IONAS Christos

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Chirac a annoncé la couleur lors de ses vœux : dans les semaines qui viennent, le gouvernement va s’attaquer à la réforme des retraites. Le programme est simple : allonger la durée des cotisations, baisser le montant des prestations versées pour tenter de développer les assurances privées (la droite est un peu gênée de parler de fonds de pension après les scandales américains !). Mais ce qui angoisse le gouvernement et le patronat français, c’est de savoir choisir une méthode neutralisant les réactions des travailleurs : le formidable mouvement social de décembre 1995 a durablement traumatisé la bourgeoisie. D’où l’utilité du premier ministre Raffarin, moulin à paroles endormeuses ; d’où les efforts pour diviser les travailleurs en dénonçant ceux du secteur public, qui seraient des « profiteurs » parce qu’ils ne cotisent toujours « que » 37,5 annuités, alors que depuis 1993 (merci Balladur !) ceux du privé cotisent désormais 40 annuités. Ce tartuffe de Raffarin l’affirme ainsi : il faut être équitable, donc tout le monde à 40 annuités ! Et dans le même temps, Balladur, qui sévit encore, explique très sérieusement qu’il faut cotiser 42 ans, et même 45 ans ! On le voit désormais bien mieux : le très libéral Raffarin nous ramène au Moyen Âge !

Mais le problème le plus délicat pour Chirac-Raffarin, c’est surtout : de quelle manière déclencher la guerre ? Le gouvernement a donc fait un choix politique : il a décidé de lancer l’attaque contre le secteur public non pas dans son ensemble, mais en isolant le secteur de l’electricité et du gaz : EDF-GDF. L’objectif est double : casser le système actuel de retraite en créant une caisse comme dans le privé, et préparer par là la privatisation d’EDF-GDF, voulue par la réglementation européenne !

La direction de l’entreprise publique a alors entamé en automne des discussions avec les syndicats d’EDF-GDF, qui ont débouché sur un relevé de conclusions que les syndicats devaient signer le 20 décembre : ce relevé aurait servi de base à une loi que le gouvernement est obligé de promulguer pour casser les statuts de ce service public. Les directions de tous les syndicats, sauf SUD et Force Ouvrière, se sont félicités du résultat des discussions, en expliquant que le régime des retraites était préservé. La CFDT (qui avait juré qu’elle signerait seulement si la CGT signait !) et d’autres syndicats minoritaires se sont empressés de signer ce relevé... bien avant le 20 décembre, et la CGT, hyper majoritaire puisqu’elle recueille 52% des voix des travailleurs de l’énergie, s’apprêtait alors à faire de même. Mais c’est alors que la base de la CGT-énergie a fait entendre sa voix, et la majorité de ses sections syndicales ont fait savoir qu’il n’était pas question que la CGT signe un texte qui en réalité ne préservait pas du tout les retraites : en effet, le dispositif général était celui du secteur privé, et donc les droits seraient forcément remis en cause dans le cadre d’un changement de statut ; et le pire, c’est que le texte signé par la CFDT et les autres indique que le dispositif retraite adopté, qui soi disant préservait les acquis, devrait respecter de futures évolutions du cadre général des retraites... ce que s’apprête à faire le gouvernement ! Signer ce texte, c’était donc permettre au gouvernement de montrer la sagesse des partenaires sociaux, qui avaient compris la nécessité des sacrifices, et attaquer à partir de là l’ensemble des retraites... en faisant voler en éclats les « accords » d’EDF-GDF !

Devant le refus majoritaire de sa base, la CGT-énergie et son dirigeant « moderniste », Denis Cohen, auraient alors dû refuser de signer. Et bien, pas du tout : Cohen a alors imaginé avec les syndicats signataires une consultation des 280 000 travailleurs actifs et retraités de l’entreprise. Et dans les semaines écoulées, la propagande a atteint les sommets de la collaboration de classes et du mépris de la démocratie : sur toutes les radios et dans les journaux, on soulignait le bon résultat obtenu à EDF-GDF. Les textes pour la consultation ont été envoyès aux travailleurs aux frais de la direction, mais ne figuraient... que les textes des syndicats favorables à l’accord ! Et pendant que la CFDT retirait leur mandat à ses délégués en désaccord avec la ligne suivie, Denis Cohen s’est vu offrir un tiers de page dans le Monde pour appeler en son nom propre à voter oui, passant ainsi au-dessus des décisions de son syndicat de ne pas donner de consignes pour ce vote ! Il faut lire ce texte, qui est un mélange de retour au stalinisme ancien de la CGT et de leçons de « réalisme moderniste ». Exemple : « Je revendique mon réformisme. Je me sens politiquement révolutionnaire, mais pas en tant que syndicaliste. Sinon, je fais comme Lula, je me présente à la présidentielle » ! Comme on dit à EDF : le pauvre homme a disjoncté !

Dans ce contexte, le vote du 9 janvier prenait une importance politique centrale : voilà un test important pour le gouvernement, titraient de nombreux journaux (et pour ses alliés réformistes, ajoutons nous !). Le risque était fort que devant un tel déchaînement, les travailleurs perdent confiance en leur propre force, et tel était bien le but de toutes ces manoeuvres. Résultat : avec 76 % de votants chez les actifs et 46 chez les retraités, ce qui constitue un taux très fort de participation en entreprises, le NON l’a emporté avec 53 % des voix ! Autant le dire : c’est une extraordinaire victoire, dont le sens politique est évident, et on peut être sûr que dans les semaines qui viennent, tout va être fait pour qu’on ne parle plus de ce vote ! Dans un contexte politique où le sentiment était fort qu’il est impossible de préserver les 37,5 annuités, cet événement, même s’il ne concerne qu’un vote pour moins de 300 000 travailleurs est symbolique : comme nous l’avons déjà noté dans Epochi, l’esprit de la résistance ouvrière de décembre 1995 vit toujours ! Aussi, Raffarin faisait vendredi la grimace, car désormais les masques tombent : pas question de tenir compte de ce vote, aìl dit, une loi va être proposée pour réformer EDF-GDF. Traduction générale : la fameuse méthode Raffarin de discussion entre « partenaires sociaux », c’est de la blague. La leçon est claire : désormais, c’est seulement par la mobilisation sociale, la grève, les manifestations, que les travailleurs pourront empêcher les attaques terribles que le patronat exige de « son » gouvernement.

Mais dans leur combat, les travailleurs devront remettre en cause leurs directions syndicales : à peine connu le vote, la CFDT EDF-GDF s »est précipitée au gouvernement pour demander que le texte signé de manière tout à fait minoritaire soit appliqué... Quant au schizophrène Denis Cohen, il a été confirmé dans ses fonctions vendredi... On peut dire qu’aujourd’hui, l’enjeu pour tous les travailleurs en France se résume en grande partie dans les conclusions qui vont être tirées de ce vote symbolique par les syndicats et les partis de gauche. Pour les syndicats, c’est avant tout la CGT qui est directement questionnée : sa direction, courtisée sous Jospin, essayait ces derniers temps d’opérer un rapprochement réformiste avec la CFDT, dont l’orientation droitière n’est malheureusement plus à démontrer, après que la majorité de son opposition lutte de classes a été étouffée voilà plusieurs années. Dans la CGT, les débats sont assez vifs depuis quelque temps entre ceux qui suivent la ligne de la direction de Bernard Thibault et ceux qui veulent organiser une résistance ouvrière dans la ligne générale du combat anti-mondialisation libérale, en unissant les forces prêtes à agir en ce sens, qui sont loin de se réduire à des syndicats participant aux actions anti-mondialisation (SUD et Groupe des Dix, FSU...). Pour les paris de gauche, le combat sur les retraites devrait être l’occasion d’agir ensemble pour défendre des acquis : de ce point de vue, l’unité d’action pour de telles initiatives est prônée par la LCR, et on peut penser que le PCF et la gauche radicale peuvent agir ensemble. À quelques mois d’un congrès qui s’annonce meurtrier, le Parti Socialiste va-t’il s’investir dans une mobilisation où il pourrait essayer de redorer son image ? Rien n’est moins sûr : pour son premier secrétaire François Hollande, « les salariés d’EDF-GDF n’ont pas dit non à l’évolution de leur régime de retraites », ils ont seulement dit « non à l’ouverture du capital d’EDF ». Le PS donne ainsi une version « light » de toutes les élucubrations qu’on a commencé et qu’on va continuer à entendre pour pour tenter de montrer que ces braves travailleurs d’EDF ne savaient pas exactement pour quoi ils votaient, ou qu’ils ont émis un vote de privilégiés réactionnaires ! Mais il ne faut pas s’y tromper : si ce genre d’arguments va nourrir un débat très vif (en paroles) au sein du PS, cette tendance au défaitisme sur une question pourtant cruciale va être promue par les réformistes de tout poil, et le combat est difficile. La preuve, c’est un appel unitaire de tous les syndicats pour une journée de lutte en faveur des retraites le 1er février. Si la démarche générale de cette initiative, adoptée avant le vote EDF-GDF du 9 janvier, est correcte, l’appel unitaire réussit l’exploit de ne pas dire un mot de la nécessité de défendre et revendiquer les 37,5 annuités ! Face à cette « prudence », qui traduit un refus de remettre en cause la logique du capital, soyons optimistes : les votes des travailleurs de l’énergie a ouvert la voie, montrant qu’il n’y a pas d’aménagement possible. Soit la fuite en avant vers le cassage du système de retraites et de protection sociale, soit une action résolue pour les retraites, incluant donc de s’en prendre au chômage, à l’emploi précaire et au système du profit. Chaud, chaud, chaud, l’hiver est déjà chaud !

19.01.2003