Individualité et critiques du capitalisme, entre sociologie et philosophie

, par CORCUFF Philippe

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Le capitalisme a traditionnellement était caractérisé dans la tradition marxiste par la contradiction capital/travail adossée à la propriété privée des moyens de production. Marx a aussi, comme on le verra, pointé la place de l’individualité, mais c’est une dimension que « le marxisme », en tant que construction socio-historique, aux dimensions politiques et intellectuelles, a tendu à refouler. On peut même faire l’hypothèse que ce qui sera appelé la contradiction de l’individualité propre au capitalisme se trouve exacerbée au sein du néocapitalisme.

Mon approche s’inscrira dans un relationnalisme méthodologique, distinct de l’individualisme méthodologique comme du holisme. Rappelons que, schématiquement, l’individualisme méthodologique analyse les formes collectives comme une agrégation d’actions individuelles. Á l’inverse, le holisme méthodologique part du « tout » de « la société » pour rendre compte du comportement des unités individuelles. Le relationnalisme méthodologique constitue, quant à lui, les relations sociales en réalités premières, caractérisant alors les individus et les institutions collectives comme des réalités secondes, des cristallisations spécifiques de relations sociales. Dans le cadre de ce texte, tant « l’individualité » que « le capitalisme » seront donc considérés comme des cristallisations historiques de relations sociales. Pour ce qui est du capitalisme, au lieu de l’envisager comme « la dernière instance » des formations sociales contemporaines dans le cadre d’une vue marxiste systémique, je le prendrai seulement comme une des tendances principales qui travaillent ces formations sociales.

Ce texte aura une tonalité surtout théorique et programmatique, tout en ouvrant quelques pistes empiriques latérales. Il aura trois temps : 1e) il reviendra sur l’analyse marxienne du capitalisme, en revalorisant la place de l’individualité ; 2e) il s’arrêtera sur les spécificités du néocapitalisme ; et 3e) il s’intéressera aux effets sociaux sur l’individualité et aux résistances de l’individualité que tendent à générer les contradictions du néocapitalisme. Mon propos sera volontairement synthétique.

1) Marx : critique sociale et critique individualiste du capitalisme

Je vais commencer par montrer qu’on peut repérer chez Marx l’analyse de deux grandes contradictions du capitalisme : la contradiction capital/travail et la contradiction de l’individualité.

- La contradiction capital/travail

Rappelons schématiquement : le capitalisme constitue pour Marx un système socio-économique organisé autour de la contradiction capital/travail. Il est orienté par une logique d’accumulation du capital, dans le cadre de la propriété privée des moyens de production, alimentée par un mécanisme d’exploitation des détenteurs de leur seule force de travail (« les prolétaires » ou les salariés) par les propriétaires des moyens de production (les capitalistes). Il ne s’agit pas pour Marx du rapport entre tel capitaliste singulier et tel salarié singulier, mais d’un processus général qui concerne les capitalistes en général et les salariés en général : « il ne s’agit ici des personnes, qu’autant qu’elles sont la personnification de catégories économiques, les supports d’intérêts et de rapports de classes déterminés » [1]. L’exploitation capitaliste s’inscrit donc dans un rapport social global, un rapport de domination entre classes. Ce que Marx appelle « lutte des classes » consiste dans le processus de politisation de la contradiction capital/travail. C’est cette critique du capitalisme qui a été privilégiée par la tradition marxiste. Dans « Le nouvel esprit du capitalisme », Luc Boltanski et Ève Chiapello qualifient cette critique marxienne et marxiste du capitalisme de « critique sociale », car identifiant le capitalisme comme « source de misère chez les travailleurs et d’inégalités » [2].

- La contradiction de l’individualité

Mais il ne s’agit pas du seul type de critique du capitalisme repérable chez Marx. Contre les lectures « collectivistes » de nombre de « marxistes », on peut ainsi découvrir un Marx pour une part « individualiste ». C’est en tout cas ce qu’ont mis en évidence, dans des directions différentes, des auteurs comme le philosophe phénoménologue Michel Henry [3], l’anthropologue Louis Dumont [4] ou le politiste Jon Elster [5]. Cet individualisme de Marx a puisé des schémas dans deux traditions intellectuelles pour une part antagoniques : 1e) le rationalisme individualiste de la modernité et des Lumières, sur lequel s’est arrêté Louis Dumont (op. cit.), et 2e) « l’exaltation romantique de la subjectivité » réagissant à la modernité, analysée par Michael Löwy et Robert Sayre [6]. On peut ainsi repérer un fil individualiste-subjectiviste chez Marx (mis en valeur, dans des cadres théoriques différents, par Michel Henry, Louis Dumont et Jon Elster), comme un fil holiste (mis souvent en valeur par les « marxistes »), mais je privilégierai un troisième fil : un individualisme relationnaliste [7]. Dans de nombreux passages de son œuvre, Marx apparaît attaché à une pensée de l’intersubjectivité davantage que de la seule subjectivité, de l’interindividualité davantage que de la seule individualité. Le fil de l’intersubjectivité marxienne, c’est une subjectivité réinsérée et travaillée dans et par les relations sociales (des interactions de face à face aux institutions et aux structures sociales plus globales). C’est, par exemple, le cas dans la VIe Thèse sur Feuerbach : « l’essence humaine n’est point chose abstraite, inhérente à l’individu isolé. Elle est, dans sa réalité, l’ensemble des relations sociales » [8]. Je vais me concentrer alors sur la critique individualiste du capitalisme chez Marx, dans une œuvre de jeunesse, les Manuscrits de 1844 [9], et dans un texte plus tardif, le livre 1 du Capital (op. cit.).

J’entendrai ici « anthropologie » au sens philosophique de conception a priori des propriétés des humains et de la condition humaine nourrissant les modèles d’analyse sociale. C’est en fonction d’une anthropologie philosophique de « l’homme complet » que Marx critique le monde tel qu’il est « divisé », c’est-à-dire à partir d’une vision idéale de l’humanité au sein de laquelle devraient pouvoir être développées des potentialités infinies. Dans les Manuscrits de 1844, contre le « morcellement » de l’homme dans l’univers marchand, c’est-à-dire un monde qui tend à être dominé par la marchandise et l’argent, Marx a en tête l’émancipation de l’individualité. « Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité », écrit-il dans la logique d’une anthropologie sensualiste (pp.82-83). Le règne de l’argent imposerait alors la mesure unique de la marchandise à la singularité incommensurable des sens et des capacités créatrices de chaque être individuel : « À la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir », ajoute-t-il (p.83). Il faut noter, sans pouvoir développer, que Marx, dans le même texte, avance une critique analogue de ce qu’il appelle « communisme vulgaire » ; vision collectiviste et égalitariste du communisme.

De manière convergente, nourri aussi d’une anthropologie de « l’homme complet », Marx décrit, dans le livre 1 du Capital, l’individu maltraité par le capitalisme comme « borné » et « incomplet » (section 4, chapitre 14, p.890), à travers la division du travail propre à l’usine capitaliste. D’où le constat que le capitalisme serait une machinerie fantastique d’accroissement des moyens collectifs, mais au prix de la régression des potentialités individuelles : « Dans la manufacture, l’enrichissement du travailleur collectif, et par la suite du capital, en forces productives sociales a pour condition l’appauvrissement du travailleur en forces productives individuelles » (p.905). La critique du capitalisme, sous le double angle de l’« inauthenticité » humaine et de « l’oppression » de l’autonomie et de la créativité des individus dont il serait porteur, est nommé par Boltanski et Chiapello « critique artiste » (1999, op. cit.). Je préfère l’appeler critique individualiste en la recentrant, comme cela a été fait avec la critique sociale, sur son objet principal : l’individualité.

Marx n’a donc pas seulement était l’observateur du développement de la société industrielle, de sa misère et de ses inégalités, comme le manifeste sa critique sociale du capitalisme. Il a aussi été le témoin du processus moderne d’individualisation à l’œuvre dans les sociétés occidentales, amorcé à la Renaissance et accéléré au siècle des Lumières. Sa critique individualiste du capitalisme en porte trace. Il y aurait donc une autre contradiction du capitalisme suggérée par Marx, à côté et en relation avec la contradiction capital/travail : la contradiction de l’individualité. Comment formuler cette contradiction ? Le capitalisme participerait avec la dynamique de l’individualisme marchand, en interaction avec d’autres logiques sociales (émergence et consolidation d’une intimité, logique d’un individualisme démocratique dotant l’individu de droits, etc.), à une individualisation plus poussée, et donc à des désirs d’épanouissement personnel, mais dans le même temps il limiterait et tronquerait l’individualité, par la marchandisation comme par la division industrielle du travail. Cette contradiction de l’individualité a peu été politisée par la gauche et le mouvement ouvrier, orientés de manière dominante vers la critique sociale et des approches « collectivistes ». Cela a toutefois été le cas des courants libertaires, syndicalistes révolutionnaires ou, plus près de nous, situationnistes. Chez Marx, critique sociale et critique individualiste du capitalisme sont davantage juxtaposées qu’articulées. Mais, en pointillés, ses analyses sont une invitation à une telle articulation.

- Une articulation entre critique sociale et critique individualiste du capitalisme ?

Aujourd’hui, des nouvelles ressources théoriques sont avancées pour tenter d’articuler critique sociale et critique individualiste du capitalisme. C’est le cas en particulier des efforts de l’Américaine Nancy Fraser en philosophie politique [10]. Fraser tente d’articuler une théorie de la redistribution et une théorie de la reconnaissance. Les théories de la redistribution sont davantage connues, elles vont des tonalités « révolutionnaires » des divers marxismes aux orientations plus « réformistes » de penseurs comme John Rawls ou Michael Walzer. Elles visent une redistribution des ressources dans une société donnée, en fonction d’une théorie de la justice. Cette redistribution peut appeler une transformation plus ou moins radicale du capitalisme (d’où ses tonalités plus ou moins « réformistes » ou « révolutionnaires »).

Les théories de la reconnaissance doivent être davantage explicitées. En partant de Hegel, le philosophe allemand contemporain Axel Honneth a mis au cœur de sa philosophie la question de « la reconnaissance » [11]. Dans une perspective d’inspiration hégélienne, « un sujet, pour autant qu’il se sait reconnu par un autre dans certaines de ses capacités et de ses qualités (...) découvre toujours aussi des aspects de son identité propre, par où il se distingue sans nul doute possible des autres sujets » (p.26). Est donc posé, par Honneth, « un lien nécessaire entre la conscience de soi et la reconnaissance intersubjective » (entre sujets) [12]. C’est pourquoi, « la disparition de ces relations de reconnaissance débouche sur des expériences de mépris et d’humiliation qui ne peuvent être sans conséquences pour la formation de l’identité de l’individu », explique-t-il [13].

Si l’on en vient à Nancy Fraser, elle avance donc une articulation entre théorie de la redistribution et théorie de la reconnaissance. Toutefois, comme Boltanski et Chiapello, elle met en évidence que persistera une tension entre ces deux dimensions renvoyant à des logiques autonomes qui ne peuvent être intégrées dans un grand tout harmonieux. Du côté de la critique du capitalisme (qui intéressera davantage directement les sociologues), cette mise en rapport des deux dimensions dans une théorie critique duale pointerait : a) l’injuste répartition des richesses ou « injustice économique » ; et b) la domination culturelle, la non-reconnaissance et le mépris ou « injustice de type culturel ou symbolique ». Le premier pôle correspond plutôt à la critique sociale du capitalisme et le second pôle à la critique individualiste du capitalisme. Les sociologues noteront aussi un motif de dialogue avec la philosophie politique : celle-ci nous aide notamment à clarifier les présupposés implicites et les intuitions éthiques qui contribuent à alimenter nos critiques des inégalités et des dominations.

Mais dans quelle mesure l’analyse de la contradiction de l’individualité est-elle amenée à se déplacer au regard des formes actuelles prises par le capitalisme ? C’est ce que je vais envisager dans ce deuxième temps de mon texte.

2) Spécificités du néocapitalisme

L’hypothèse de l’émergence d’un néocapitalisme connexionniste à partir des années 1980 relance dans un cadre renouvelé la question de la place de l’individualité dans les contradictions du capitalisme.

- Néocapitalisme et contradiction de l’individualité à un niveau global

Deux livres apparaissent notamment utiles quant à l’approche de ce néocapitalisme : Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello (op. cit.) et Empire de Michael Hardt et Antonio Negri [14]. Tous les deux, dans le registre de la sociologie pour le premier et de la théorie politique pour le second, nous intéressent au moins à deux titres :

1) Ils proposent une caractérisation globale des déplacements actuels du capitalisme, en des termes pour une part convergents (en insistant sur le recours aux réseaux, à la mobilité, à la flexibilité, à la déterritorialisation, dans un néocapitalisme de plus en plus globalisé et mondialisé) ;

2) Ils pointent la promotion de l’autonomie individuelle dans la réorganisation en cours des dispositifs de production, à l’intérieur de l’entreprise comme à l’extérieur ; la frontière « intérieur/extérieur » devenant d’ailleurs plus floue. Rappelons ainsi les thèmes de « l’implication personnelle », de la valorisation de « la personnalité » et des « compétences » de chacun autour de « projets », la place nouvelle du « manager » en tant qu’« animateur » se substituant aux anciens « cadres » à la logique plus hiérarchique, l’enchantement de « la mobilité », voire du « nomadisme ». Cela serait, selon Boltanski et Chiapello, une façon pour le néocapitalisme d’intégrer « la critique artiste » soixante-huitarde dans la perspective de relance de l’accumulation du capital. Le néocapitalisme accentuerait donc le processus d’individualisation occidentale.

Là aussi on doit davantage comprendre la notion de néocapitalisme comme une tendance émergente à l’œuvre dans le capitalisme actuel que comme l’axe principal de ce capitalisme. Ces précautions sont importantes, car trop focalisés sur le neuf, nos quatre auteurs apparaissent insuffisamment attentifs à la pluralité du réel observable, dont les combinaisons diverses du vieux et du neuf.

Dans son approche des transformations de la modernité occidentale en une nouvelle « modernité réflexive » analysée à travers le paradigme de « la société du risque », le sociologue allemand Ulrich Beck participe aux analyses insistant sur la place croissante prise par l’individualisation dans le capitalisme contemporain [15]. Ainsi, pour Beck, « dans tous les pays riches occidentaux industrialisés (...) au cours du processus de modernisation de l’État-providence qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, a eu lieu une poussée sociale de l’individualisation d’une ampleur et d’une intensité sans précédent » (p.158).

À un niveau global, on pourrait formuler ainsi l’activation de la contradiction de l’individualité dans le néocapitalisme : à travers tant les nouveaux dispositifs productifs que de la consommation de masse, le néocapitalisme excite davantage encore les désirs d’individualité (désirs d’autonomie personnelle, de créativité, de singularisation, de reconnaissance, etc.). Mais il ne peut y répondre que de manière limitée, tronquée : 1e) par l’hégémonie d’une définition commerciale de l’individualité, qui laisse de côté les aspects de l’individualité qui ne peuvent pas se réaliser sur un marché ; et 2e) par le maintien de fortes inégalités sociales et d’une certaine hiérarchisation des rôles sociaux - même si c’est de manière moins parcellisante que dans l’organisation taylorienne du travail. Pour illustrer cette contradiction générale, Beck prend l’exemple de la télévision : « La télévision individualise et standardise à la fois » (p.285). Il faudrait être toutefois plus prudent que Beck sur le degré de standardisation engagé, qui appréhende les processus sociaux, dans la tradition de la théorie critique de l’Ecole de Francfort, dans une logique trop homogène, sous-estimant les contradictions et les possibilités de résistance. Les travaux des sociologues du travail sur les chaînes de montage taylorisées ou ceux des études de réception de la télévision mettent en évidence des marges d’appropriation, personnalisées ou collectives, dans les situations les plus standardisées du côté des concepteurs des dispositifs. Á partir de la contradiction globale de l’individualité, on peut faire l’hypothèse que l’écart entre les désirs d’individualité valorisés par le néocapitalisme et ce qui est effectivement accessible se présente comme une condition structurelle de possibilité du développement de déceptions, de frustrations et de ressentiments.

- De quelques aspects spécifiques de la contradiction de l’individualité dans le néocapitalisme

La contradiction de l’individualité dans le néocapitalisme, pour l’instant vue à un niveau global, peut révéler des aspects plus spécifiques.

Premier aspect spécifique : Beck a noté que l’individualisation, qui avait des effets émancipateurs par rapport aux carcans « traditionnels », révélait un « revers de la médaille ». Peu à peu sur le marché du travail, dans les relations amicales ou amoureuses, etc. les difficultés et les échecs sont renvoyés à des « responsabilités individuelles » et donc à des « échecs personnels », qui peuvent engager sur « le chemin de croix de l’estime de soi » (p.202). On converge ici avec les observations d’Alain Ehrenberg sur les pathologies de l’individualisme contemporain et ce qu’il appelle « la fatigue d’être soi » [16].

Un autre aspect spécifique de la contradiction globale de l’individualité dans le néocapitalisme concerne la tension entre l’augmentation de la demande d’authenticité et les soupçons d’inauthenticité, analysée par Boltanski et Chiapello. L’individualisation néocapitaliste pousse le besoin d’authenticité, dans le domaine de la production (la quête de relations professionnelles plus « authentiques ») et de la consommation (la recherche d’une tonalité plus « authentique » des produits consommés). Or, ce que Boltanski et Chiapello appellent « la marchandisation de la différence » (p.533) fait peser sur les prétentions marchandes à l’authenticité des soupçons d’inauthenticité ; les deux sociologues parlant de « retour de l’inquiétude ». Par ailleurs, dans les dispositifs productifs réorganisés, on note une tendance, écrivent-ils, à « l’effacement de la distinction entre les relations désintéressées, considérées jusque-là comme du domaine de la vie affective personnelle, et les relations professionnelles qui pouvaient être placées sous le signe de l’intérêt » (p.552). Or, là aussi le soupçon quant à « l’utilisation stratégique de relations », voire quant à des « manipulations », comme le flottement même entre l’intéressé et le désintéressé pour soi, seraient particulièrement créateurs de « trouble » (p.553).

Un troisième aspect spécifique de la contradiction globale de l’individualité au sein du néocapitalisme a été relevé par Hardt et Negri. La particularité de l’analyse d’Empire par rapport au Nouvel esprit du capitalisme, du point de vue des évolutions du capitalisme, consiste à mettre l’accent sur la place centrale que prendrait « le travail immatériel » dans le processus productif de nos sociétés ; ce travail immatériel étant défini comme « un travail qui produit un bien non matériel tel que service, produit culturel, connaissance et communication » (p. 355). Là aussi envisageons plutôt la place du « travail immatériel » comme seulement tendancielle dans le néocapitalisme, en rapport avec d’autres tendances, mais pas comme dynamique hégémonisante. Dans leur second livre intitulé Multitude [17], Hardt et Negri notent alors à propos du « travail immatériel » : « la performativité, la communication et la collaboration sont devenues des caractéristiques fondamentales du postfordisme et du paradigme de la production immatérielle » (p.238). Bref, on trouverait au cœur du processus de production « les facultés créatives du sujet productif » et leur dynamique collaborative (ibid.). Cette dimension, de plus en plus présente à la conscience des travailleurs, car valorisée par le néocapitalisme, entrerait en contradiction avec la propriété privée des moyens de production et avec l’appropriation privative des produits du travail commun. L’idéal de l’individualité créatrice de Marx serait de plus en plus objectivée dans l’univers productif même et son développement sur des bases coopératives, contre les cadres étroitement privatifs du capitalisme, serait susceptible d’apparaître aux yeux des travailleurs comme moins « utopique » et plus pratiquement réalisable. Mais rappelons, en nous écartant de la tentation de la généralisation hâtive active chez Hardt et Negri, qu’il ne s’agit que d’une des dimensions des univers productifs contemporains.

- De l’articulation entre critique sociale et critique individualiste du néocapitalisme

Après avoir éclairer certaines spécificités de la contradiction de l’individualité dans le néocapitalisme, on peut commencer à envisager les façons dont cette critique individualiste du néocapitalisme serait susceptible d’être articulée à sa critique sociale.

On peut d’abord essayer de repérer des interactions entre la contradiction capital/travail, et les inégalités qu’elle génère, et la contradiction de l’individualité, et les frustrations comme les besoins de reconnaissance qu’elle active, au sein du néocapitalisme. Á ce carrefour, on trouve le thème de « l’individualisation de l’inégalité sociale » avancé par Ulrich Beck (op. cit.), et poursuivi par François Dubet [18], Jean-Claude Kaufmann [19], ou Bernard Lahire [20]. C’est-à-dire que : d’une part à un niveau objectivé, dans nos sociétés plus différenciées et individualisées, chaque individu est le réceptacle de plus en plus singularisé d’une diversité d’inégalités de ressources ; et, d’autre part à un niveau subjectif, ces inégalités sont vécues de plus en plus sur un mode individualisant. Kaufmann émet, quant à lui, l’hypothèse du « social reformulé par l’identité ». Pour Kaufmann émerge alors « un nouvel espace d’inégalités » : « celui de la représentation de soi, des images et des émotions qu’il véhicule » (p.201). Ce nouvel espace inégalitaire apparaît tout à la fois alimenté par les inégalités sociales classiques, porteuses de « souffrances matérielles », mais acquiert aussi une dynamique autonome, « ouvrant un abîme de souffrances psychologiques » (ibid.). Le nouvel espace inégalitaire, précise Kaufmann, n’ « efface pas les manifestations de misère matérielle », mais « il les passe au filtre du processus identitaire » (p.202). Pour Beck, l’individualisation, partie-prenante du « paradigme du risque », se substituerait historiquement au paradigme de classe mis en avant par l’analyse marxiste. Les observations disponibles ne me semblent pas vraiment gagner en compréhension si on adopte un tel schéma évolutionniste, caractérisant « l’évolution » des sociétés autour d’un axe principal. Pourquoi ne pas penser l’autonomie respective et les interactions entre ces deux grandes logiques ? C’est plutôt dans cette direction que convergent, avec des outils distincts, Dubet, Kaufmann ou Lahire.

Dans le sillage durkheimien, Robert Castel s’est intéressé à un autre pont entre critique sociale et critique individualiste. Dans Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi [21], Castel a ainsi orienté notre regard sur « les supports sociaux » (garanties étatiques, règles juridiques, statut salarial, protection sociale, etc.) de l’individualité moderne. Pour exister de manière autonome, l’individu moderne aurait eu besoin, historiquement, de l’étayage par de tels « supports ». Or, les contre-réformes néolibérales qui participent, depuis le début des années 1980, à l’émergence du néocapitalisme globalisé érodent les supports sociaux de l’autonomie individuelle, en déstabilisant l’État social. On peut donc ici esquisser une articulation entre critique individualiste et critique sociale du néolibéralisme.

Enfin, on trouvera un autre passage possible entre critique sociale et critique individualiste du néocapitalisme chez Boltanski et Chiapello. Ils renouvellent la critique sociale du capitalisme en pointant, à côté de la contradiction capital/travail, un autre rapport d’exploitation qui serait émergent : l’exploitation connexionniste des « immobiles » par « les mobiles » (chapitre VI, pp.444-461). Dans cette perspective, « l’immobilité des uns est la condition des profits que d’autres tirent de leur aptitude à se déplacer » (p.448). Cette hypothèse à l’intérêt de réinsérer les observations faites depuis les années 1980 sur « l’exclusion » dans une théorie de l’exploitation. L’analyse de ce nouveau mode d’exploitation se situe à la croisée d’une critique sociale et d’une critique individualiste du néocapitalisme, car elle met en évidence tout à la fois un mécanisme de production d’inégalités de ressources et de possibilités structurellement différentielles de valorisation des capacités individuelles de chacun.

Je passerai, dans le troisième et dernier temps de mon texte, aux effets sociaux et aux résistances suscités par la contradiction de l’individualité au sein du néocapitalisme.

3) Effets sociaux sur/résistances de l’individualité : frustrations relatives, ressentiments, reconnaissance, travail de l’imaginaire

Il faut envisager la notion de « contradiction du capitalisme » comme dessinant un cadre global d’analyse, pointant à la fois des contraintes et des conditions de possibilité. On conçoit cette notion sous l’angle de ce qu’Anthony Giddens a appelé « la dualité du structurel » : « le structurel est toujours à la fois contraignant et habilitant », précise-t-il dans sa théorie de la structuration [22]. Mais ces contraintes et ces conditions de possibilités sont activées ou neutralisées, en fonction des conjonctures historiques spécifiques, de l’histoire des conflits socio-politiques (et des institutions qui y prennent part) ou encore des trajets singuliers des personnes. Prenons le donc comme un cadre global définissant un espace du probable ; espace du probable qui, dans une perspective constructiviste, est le produit d’une histoire et est affecté par les logiques individuelles et collectives d’action. C’est en rapport avec ce cadre global qu’on va maintenant entrevoir ce qui se passe du côté des subjectivités individuelles comme des luttes politiques. Dans cette dialectique entre cadre global et activité des acteurs, on converge avec le modèle esquissé par Marx dans Le 18 brumaire du Louis Bonaparte (1852) : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstanceslibrement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé » [23].

- Frustrations relatives et ressentiments

L’angle classique d’analyse dit des frustrations relatives, de James C. Davies [24] à Raymond Boudon [25] et Pierre Bourdieu [26], nous sera utile pour appréhender certains effets sociaux de la contradiction de l’individualité. On trouve d’ailleurs chez Marx une des origines intellectuelles de ce type d’approche. Il indique ainsi dans la brochure Travail salarié et capital (1849) : « Nos besoins et nos jouissances ont leur source dans la société ; la mesure s’en trouve donc dans la société, et non dans les objets de leur satisfaction. Étant d’origine sociale, nos besoins sont relatifs par nature » [27]. Plus spécifiquement, la notion de frustration relative vise un état de tension propre à une satisfaction attendu mais refusé ; d’où une insatisfaction constituant un potentiel de mécontentement et d’action collective. La frustration apparaît relative aux attentes tels qu’elles sont constituées dans un cadre socio-historique donné.

Dans La misère du monde, Bourdieu s’intéresse à un type de frustrations relatives que tendrait à accentuer la logique néolibérale : ce qu’il appelle la « misère de position, relative au point de vue de celui qui l’éprouve », dans l’expérience d’un « abaissement relatif », et qu’il distingue de « la grande misère de condition » [28]. La société néolibéralisée verrait alors « un développement sans précédent de toutes les formes de petite misère » (ibid.), dont le livre offre un panorama qualitatif à travers une série d’entretiens.

La frustration relative peut déboucher sur le ressentiment. C’est Nietzsche qui nous permet le mieux d’approcher ce type de sentiment socialement constitué. Les commentaires de Gilles Deleuze tracent même les traits d’un idéal-type du ressentiment utilisable par les sociologues : « L’homme du ressentiment est par lui-même un être douloureux : la sclérose ou le durcissement de sa conscience, la rapidité avec laquelle toute excitation se fige et se glace en lui, le poids des traces qui l’envahissent sont autant de souffrances cruelles. (...) Le plus frappant dans l’homme du ressentiment n’est pas sa méchanceté, mais (...) sa capacité dépréciative. (...) Nous devinons ce que veut la créature du ressentiment : elle veut que les autres soient méchants, elle a besoin que les autres soient méchants pour pouvoir se sentir bonne. Tu es méchant, donc je suis bon... » [29]. Dans un cadre sociologique, un tel idéal-type n’a pas à être utilisé comme un supposé « invariant de la nature humaine », mais comme un outil de comparaison au sein de contextes socio-historiques précis.

Cette logique du ressentiment serait particulièrement activée dans nos sociétés individualisées, si l’on en croit Kaufmann, dans la dynamique des tensions générées par le nouvel espace des inégalités symboliques. Kaufmann écrit ainsi : « dans un univers ravagé par la compétition interindividuelle et le déficit structurel de reconnaissance, celle-ci n’est souvent obtenue que par le dénigrement d’autrui (...) Je existe parce qu’un autre est mauvais » (op. cit., p.292). Politiquement, cela peut contribuer à nourrir les formes les plus régressives comme l’extrême-droite. J’ai ainsi proposé un cadre socio-politique d’analyse constructiviste du conflit des clivages sociaux en France depuis le début des années 1980, mettant aux prises un « clivage de la justice sociale » (bâti autour des inégalités de ressources), fragilisé, et un « clivage national-racial » (axé sur la dichotomie français/étrangers au sens des apparences « ethniques ») montant [30]. Une part des aliments de la machine de conversion politique constituée par le Front national serait composée d’une diversité de ressentiments plus ou moins ethnicisés.

Mais la part frustrations/ressentiments n’éclairerait qu’une face de la question de la reconnaissance.

- Reconnaissance et travail de l’imaginaire

La problématique de la reconnaissance, qui peut servir de point d’appui à une critique individualiste du capitalisme, ne se caractérise pas que par les insatisfactions de la non-reconnaissance. Elle suppose l’existence « d’attentes de reconnaissance profondément enracinées », selon les mots d’Axel Honneth [31]. En sociologue, nous considérerons, encore une fois, que ces attentes ne sont pas des « données invariantes de la nature humaine », mais des construits socio-historiques. Ces attentes, ou encore ces aspirations, ont à voir avec la notion d’imaginaire ; dans le sens où un état idéal de reconnaissance peut être travaillé dans les imaginaires de nos contemporains, en servant d’étalon aux insatisfactions présentes.

La notion d’imaginaire a été particulièrement explorée, au carrefour de la philosophie, des sciences sociales et de la psychanalyse, par Cornélius Castoriadis [32]. Á un premier niveau des significations les plus courantes du mot, nous dit Castoriadis, l’imaginaire renvoie à « quelque chose d’ « inventé » - qu’il s’agisse d’une invention « absolue » (« une histoire imaginée de toutes pièces »), ou d’un glissement, d’un déplacement de sens, où des symboles déjà disponibles sont investis d’autres significations que leurs significations « normales » ou « canoniques » (« qu’est-ce que tu vas imaginer là » dit la femme à l’homme qui récrimine sur un sourire échangé par elle avec un tiers) » (p.190). L’imaginaire serait alors doté, pour Castoriadis, d’un pouvoir créateur, et non pas seulement d’une fonction reproductrice. Je laisserai de côté la prise de position proprement ontologique de Castoriadis - l’imaginaire conçu comme une des strates les plus profondes des psychismes individuels - pour ne garder seulement, dans une logique sociologique, que l’idée d’une créativité manifestant une certaine autonomie symbolique, mais sans pour autant qu’elle soit à l’abri d’effets de domination. Comme Annie Collovald et Erik Neveu, dans un récent travail sur la réception des romans policiers, je verrai « dans l’imaginaire une expérience commune comme une autre qui participe à la formation de soi » [33].

Quelques courts éléments d’une étude de réception en France de la série télévisée américaine Ally Mc Beal, en cours de traitement, donneront des aperçus de cette notion d’imaginaire [34]. Hélène (entretien du 13-05-2003), 43 ans, est célibataire sans enfants ; elle est cadre dans la publicité. Elle considère que l’imaginaire est important dans la vie : « pour moi c’est primordial c’est ça occupe au moins 70% de ma vie ». L’imaginaire a alors pour elle une coloration surtout affective et puise dans l’enfance : « l’imaginaire c’est c’est tout ce dont on vit depuis qu’on est enfant, tout tout ce qui a trait à l’affectif, tout tout ce qu’on a pu emmagasiner au cinéma, dans les livres, dans les contes, dans la religion aussi ». La figure du « Prince charmant » occupe le centre de cette imaginaire : « on est quand même éduqué avec « un jour mon Prince viendra », Cendrillon. C’est c’est c’est c’est c’est très beau, mais c’est très fort dans dans l’imaginaire ». Dominique (entretien du 31-05-2003), 39 ans, a eu beaucoup de difficultés dans sa vie : situation sociale difficile dans l’enfance au sein d’une famille nombreuse proche de la pauvreté. Femme de ménage, célibataire, elle a quatre enfants de pères différents. Elle a accroché au personnage d’Ally McBeal à cause du « côté un peu heu utopique de l’amour ». Et malgré les divers déceptions dont sa vie est jalonnée, elle garde un rapport positif à la notion d’« idéal » : « L’idéal je pense que ça aide à avancer, dans un sens, enfin d’avoir un but ; c’est plutôt, enfin je pense que ça sert d’avoir un but, de pas baisser les bras. Et tant qu’on a cet idéal là, on avance ».

Les traces de ce travail de l’imaginaire chez nos contemporains, on les trouve dans d’autres travaux sociologiques. Par exemple, dans l’étude précédemment citée d’Annie Collovald et d’Erik Neveu, le cas de certains lecteurs mélancoliques de polars est particulièrement intéressant. Il s’agit de lecteurs jadis engagés politiquement, mais depuis désengagés. Or Collovald et Neveu notent que « Malgré leur désengagement, ces lecteurs sauvegardent une part d’eux-mêmes et de leurs idéaux de jeunesse » ; le travail de l’imaginaire permis par la lecture des polars apparaissant comme « un moyen aussi de réduire la distance entre leurs utopies passées et leur vie actuelle » (op. cit., p.290). Autre exemple : les « fans » des Beatles étudiés par Christian Le Bart [35]. On entend ainsi de la part de ces « fans » des phrases comme « ils ont ensoleillé la société de consommation », « ils représentent le meilleur dans une monde de plus en plus pourri » ou « le monde serait beaucoup moins supportable sans les Beatles » (p.159).

On peut appréhender ces imaginaires dans un rapport ambivalent aux normes néocapitalistes de l’individualité, c’est-à-dire à la logique de production de l’individualité sous la domination de normes sociales non choisies par l’individu. Le récent travail du philosophe Mathieu Potte-Bonneville sur Michel Foucault [36] nous fournit ici des pistes utiles. Il esquisse des connexions stimulantes entre le Foucault critique de normes sociales oppressives (d’Histoire de la folie à l’âge classique de 1961 à Surveiller et punir de 1975) et le Foucault philosophe de « la subjectivation » et d’une éthique du soi (notamment dans Le Souci de soi, 1984), en donnant à la subjectivité foucaldienne un « caractère à la fois libre et lié » vis-à-vis des normes sociales contraignantes (p.228). Foucault lui-même parle dans Le souci de soi d’ « une réponse originale sous la forme d’une nouvelle stylistique de l’existence » [37] face aux normes sociales. Or, la « réponse à » n’est pas la seule « détermination par » ou « domination par », sans pour autant abolir la contrainte sociale. On peut ainsi concevoir le travail de l’imaginaire comme « une réponse aux » normes de l’individualisme marchand ; réponse qui tend à déborder le cadre d’une définition strictement commerciale de l’individualité. Cet imaginaire est certes fabriqué avec des ressources sociales (par exemple, le thème du « Prince charmant » est bien une figure sociale genrée), mais ouvre un espace d’autonomie symbolique dont le vocabulaire des « déterminations sociales » rend mal compte.

On fera alors l’hypothèse que les imaginaires de nos contemporains, stimulés par les normes néocapitalistes d’individualisation, travaillent notamment des désirs d’ailleurs et de tout autrement, qui nourrissent de façon critique des insatisfactions par rapport à la conception marchande de l’individualité. Ils seraient ainsi potentiellement politisables par un anticapitalisme qui réactiverait une figure renouvelée de la critique individualiste du capitalisme convergeant avec sa critique sociale. La galaxie altermondialiste constitue un des lieux possibles de cette politisation. L’inertie des catégories marquées par l’hégémonie historique de la critique sociale, et la dévalorisation corrélative de la critique individualiste, sur nombre de mouvements sociaux pourrait entraver cette politisation.

- En guise de conclusion

Je terminerai rapidement ce parcours synthétique et programmatique en tentant de le resituer théoriquement dans un ensemble plus large :

1e) Il faudrait complexifier le schéma en ne se centrant pas seulement sur la tendance capitaliste (et néocapitaliste) de nos formations sociales, mais en prenant en compte une variété de modes de domination autonomes et en interaction (dont La domination masculine), ne se combinant pas dans « un système ». Cette complexification s’inscrit dans une sociologie « post-marxiste » ouverte par Pierre Bourdieu [38].

2e) Ce texte s’inscrit dans l’élaboration d’une théorie générale de l’individualisme contemporain établissant des connexions entre différentes composantes : théorie sociologique, sociologie empirique, anthropologies philosophiques et philosophie politique notamment. Mon trajet d’artisan du travail intellectuel m’a éloigné cependant des « systèmes » théoriques bouclés à prétentions totalisatrices (comme « le marxisme ») pour m’orienter davantage dans une dynamique exploratoire, testant des connexions entre des champs d’interrogation différents. Toutefois, dans cette constellation lacunaire en mouvement, le résultat à chaque fois provisoire ne se présente pas comme un « tout » refermé sur lui-même. Le gruyère théorique que je propose comme démarche (avec pas mal de trous) peut sembler moins attrayant que la belle architecture des grosses constructions systématiques, ou, au contraire, trop globalisant par rapport à la modestie des savoirs vérifiés et vérifiables. Il a simplement l’utilité de ne pas abandonner le souci du global, sans pour autant s’abandonner aux charmes incontrôlés du total.

P.-S.

Texte de la conférence présentée lors du Colloque International de Sociologie Nouvelles socialités à lère des fragmentations, organisé par le Département de sociologie de l’Université Galatasaray (Istanbul, Turquie) et lAISLF (Association Internationale des Sociologues de Langue Française), Istanbul, 12 mai 2005.

Pour des analyses sociologiques complémentaires, voir Philippe Corcuff, « Figures de lindividualité, de Marx aux sociologies contemporaines. Entre éclairages scientifiques et anthropologies philosophiques », 12 juillet 2005.
http://espacestemps.net/document1390.html

Certaines conséquences politiques de ces analyses sont tirées dans Philippe Corcuff, Jacques Ion et François de Singly, Politiques de l’individualisme. Entre sociologie et philosophie, Paris, Textuel, collection « La Discorde », septembre 2005.

Article paru sur le site Calle Luna.

Edition numérique réalisée par Hébert Abd-El Krim*, fondateur des Editions La Brèche Numérique, révolutionnaire, Orléans (France). Courriel : 17 chez preavis.org, site personnel : Les pieds dans le plat.

Notes

[1Préface à la 1e édition du livre 1 du Capital (1867), dans Œuvres I, édition établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p.550.

[2Paris, Gallimard, 1999, pp.82-83.

[3Marx, 2 tomes : Une philosophie de la réalité (tome 1) et Une philosophie de l’économie (tome 2), Paris, Gallimard, 1976.

[4Homo aequalis - Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.

[5Karl Marx - Une interprétation analytique, trad. franç., Paris, 1e éd. américaine : 1985, PUF, 1989.

[6Dans Révolte et mélancolie - Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.

[7Pour une première approche de ce fil individualiste chez Marx, dans la comparaison avec Stirner et Durkheim, voir mon livre La question individualiste - Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon, Latresne, Le Bord de l’Eau, 2003.

[8Thèses sur Feuerbach (1845), repris dans Œuvres III, édition établie par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p.1032.

[9Manuscrits de 1844, repris dans Œuvres II, édition établie par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968.

[10Voir Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution (recueil de textes de 1992 à 2004), trad. franç., Paris, La Découverte, 2005.

[11La lutte pour la reconnaissance (1e éd. : 1992), trad. franç., Paris, Cerf, 2002.

[12Dans A. Honneth, « Reconnaissance », dans M. Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, p.1273.

[13Dans A. Honneth, « La théorie de la reconnaissance : une esquisse », dans Revue du M.A.U.S.S. (La Découverte), n°23 : « De la reconnaissance - Don, identité et estime de soi », 1e semestre 2004, p.133.

[14Trad. franç., Paris, Exils, 2000.

[15Dans La société du risque - Sur la voie d’une autre modernité (1e éd. : 1986), trad. franç., Paris, Aubier, 2001.

[16Voir La fatigue d’être soi - Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.

[17Multitude - Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, trad. franç., Paris, La Découverte, 2004.

[18Dans Les inégalités multipliées (1e éd. : 2000), La Tour d’Aigues, l’Aube, coll. « Poche essai », 2004.

[19Dans L’invention de soi - Une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin, 2004.

[20Dans La culture des individus, Paris, La Découverte, 2004.

[21Entretiens avec Claudine Haroche, Paris, Fayard, 2001.

[22Dans La constitution de la société - Éléments de la théorie de la structuration (1e éd. : 1984), trad. franç., Paris, PUF, 1987, p.226.

[23Trad. franç., dans Œuvres IV, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p.437.

[24Dans « Toward a Theory of Revolution », American Sociological Review, février 1962, trad. franç., sous le titre « Vers une théorie de la Révolution », dans P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique - Textes, Armand Colin, coll. « U2 », 1978, pp.242-248.

[25Dans Effets pervers et ordre social (1e éd. : 1977), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1989.

[26Dans La distinction, Paris, Minuit, 1979, notamment pp.157-176.

[27Repris dans Œuvres I, op. cit., p.217.

[28Paris, Seuil, 1993, p.11.

[29Dans Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, pp.133-136.

[30Voir « Clivage national-racial contre question sociale - Un cadre d’analyse socio-politique pour interpréter les progrès de l’extrême-droite en France », ContreTemps, n°8, septembre 2003.

[31La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p.195.

[32Notamment dans L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, coll. « Points/Essais », 1975.

[33Dans Lire le noir - Enquête sur les lecteurs de récits policiers, Paris, Bibliothèque Publique d’Information/Centre Pompidou, coll. "Études et recherche", 2004, p.269.

[34Entre octobre 2001 et octobre 2003 ont été recueillis, en partie en collaboration avec mes étudiants de l’IEP de Lyon, 110 entretiens semi-directifs : 17 entretiens collectifs après diffusion d’un épisode et 93 entretiens individuels (73 entretiens avec les personnes concernées par les entretiens collectifs et 20 entretiens avec d’autres personnes ; au total 97 personnes ont été touchées).

[35Dans Les fans des Beatles - Sociologie d’une passion, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le Sens Social », 2000.

[36Dans Michel Foucault, L’inquiétude de l’histoire, Paris, PUF, 2004.

[37Dans Michel Foucault, Le souci de soi, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1984, p.97.

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