L’Irlande du Nord en révolte

, par MANDEL Ernest

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De même que les Noirs des Etats-Unis, les catholiques de l’Irlande du Nord sont soumis à une double exploitation. Ils sont, dans leur immense majorité, des travailleurs salariés, exploités par le capital prédominant britannique. Il sont en outre victimes d ’une discrimination religieuse (nationale) systématique, étant systématiquement exclus des logements modernes et bon marché, de l’emploi public, cantonnés dans de véritables ghettos vétustes et insalubres, utilisés seulement pour les emplois les moins bien rémunérés.

La manipulation et la falsification des élections ; l’exclusion systématique des catholiques du droit de vote, sont quelques-uns des instruments supplémentaires par lesquels la classe dominante de l’Irlande du Nord — classe de propriétaires fonciers et de capitalistes moyens étroitement alliée à la grande bourgeoisie britannique — maintient cette situation de surexploitation.

Le caractère généralement arriéré de l’Irlande du Nord crée les conditions économiques qui expliquent cette surexploitation. Vingt pour cent de la main-d’œuvre y sont des chômeurs. Le salaire moyen y est de 1 900 F par semaine, contre 3 000 F en Grande-Bretagne. Les origines politiques de cette situation remontent au partage de l’Irlande lors de l’accession à l’indépendance de ce pays au lendemain de la première guerre mondiale.

Appliquant la règle « divise et règne » comme dans de nombreux autres pays qu’il dominait (en Inde avec les Hindous et Musulmans ; à Chypre avec Grecs et Turcs ; en Malaisie avec Malais et Chinois ; au Ceylan avec Cinghalais et Tamouls ; en Palestine avec Arabes et Juifs, etc. ...), l’impérialisme britannique réussit à susciter une dissidence dans le Nord du pays, à majorité protestante, contre l’intégration dans la République d’Irlande. La minorité catholique du nord du pays désire évidemment s’unifier avec cette République ; la majorité protestante désire conserver l’union avec la Grande-Bretagne et la séparation par rapport au reste de l’Irlande.

Quand on parle de « minorité » et de « majorité » en Irlande du Nord, il faut d’ailleurs s’entendre. Il y a des comtés, comme celui du Derry, qui ont une nette majorité de catholiques. Si malgré cela, les catholiques restent minoritaires dans l’administration de ce comté, c’est parce qu’on refuse cyniquement d’y appliquer les règles de suffrage universel.

D’un mouvement pour les droits civils...

Dans ces conditions, et vu la faiblesse générale du mouvement ouvrier en Irlande, il était logique que la rébellion de la population catholique surexploitée de l’Irlande du Nord commence comme un mouvement pour les droits civils, largement inspiré d’exemples étrangers, avant tout celui des Noirs des Etats-Unis.

Ce furent les différentes manifestations et marches de l’an dernier, qui visaient essentiellement à l’abolition des mesures de discrimination nationale et religieuse, l’égalité en droits de la population catholique, l’administration des comtés et villes à majorité catholique par des élus au suffrage universel simple, l’attribution d’emplois et de logements à bon marché au prolétariat catholique en stricte proportion de sa part de la population générale du pays.

Ces manifestations furent violemment réprimées par des fanatiques protestants dirigés par le révérend Paisley, appuyés par le gouvernement de Belfast et surtout par une bande paramilitaire semi-fasciste, les sinistre B SPECIALS ; spécialistes de la terreur contre une population désarmée .

Il en résulta le renforcement d’une organisation d’extrême-gauche, le mouvement pour une démocratie populaire, dont fait partie Bernadette Devlin, qui fut élue député au Parlement de Londres pour défendre les intérêts de la minorité catholique de l’Irlande du Nord.

La politique du mouvement pour les droits civils et du groupe pour une démocratie populaire se limita cependant à exercer une pression sur le gouvernement de Belfast (et surtout sur celui de Londres), afin d’obtenir l’égalité en droits réclamée. Lorsque le changement de gouvernement à Belfast, qui amena au poste de Premier ministre de l’Irlande du Nord le major Chichester-Clark, démontra à la population de l’Ulster qu’il n’y avait guère d’espoir de réformes radicales, elle se détourna brusquement de ses méthodes de lutte réformistes, et décida d’emprunter des méthodes révolutionnaires.

... À l’insurrection victorieuse de Bogside

Une fois de plus, on peut dire que ce furent les exemples étrangers, surtout ceux des barricades de Paris et de l’insurrection de Cordoba en Argentine, qui inspirèrent les travailleurs de Derry.

L’étincelle qui mit le feu aux poudres, ce fut une manifestation des « orangistes » (partisans du rattachement de l’Irlande du Nord à la Grande-Bretagne) commémorant une ancienne victoire d’une armée protestante contre une armée catholique, mais dégénérant rapidement en un pogrome contre les quartiers pauvres des principales villes du pays, Belfast (où les catholiques sont minoritaires) et Derry (où ils sont majoritaires, et dominent le quartier de Bogside).

Cette fois-ci, les travailleurs ne se contentèrent plus de réclamer justice ou de se défendre passivement. Ils prirent les armes, passèrent à la contre-attaque, chassèrent les « orangistes » qui essayèrent de pénétrer dans leurs quartiers, battirent la police d’Etat (la Royal Ulster Constabulary), et transformèrent leurs quartiers en camp retranché sur lesquels régnent leur propre milice armée, leur propre administration et leurs propres élus, disposant de leur propre système de communication, et notamment d’un poste émetteur radio « illégal ».

C’est la deuxième fois en l’espace d’un an que des barricades sont réapparues en Europe occidentale — et cette fois-ci ce fut dans les îles britanniques et non dans un pays « latin » !

Ce fut la deuxième fois aussi que les masses laborieuses manifestèrent en pratique leur refus de reconnaître l’autorité capitaliste « officielle », et se mirent à la remplacer par une autorité d’un type nouveau, mise en place par les opprimés eux-mèmes.

Tout socialiste révolutionnaire doit étudier ces exemples avec une attention extrême, car ils indiquent l’orientation que prendront des explosions similaires qui ne manqueront pas de se produire, non seulement dans des pays comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal, mais encore en Italie, en France et même en Belgique.

La « grande » presse a eu tendance à passer sous silence l’initiative révolutionnaire des courageux travailleurs de Derry, qui ont battu à plate couture la gendarmerie pourtant supérieurement armée. Mais ce rideau de silence s’est entrouvert lors de la visite officielle en Irlande du Nord du ministre de l’intérieur britannique, Callaghan.

On apprit alors de la Libre Belgique que M. Callaghan fut admis, à Bogside, comme dans un Etat indépendant (il y avait d’ailleurs une pancarte : « Ici commence le Derry libre ») ; qu’on aménagea pour lui une entrée dans une barricade infranchissable et qu’il fut acceuilli par un compagnon appellé « Premier ministre du Derry libre » par la population locale. C’est donc bel et bien une insurrection victorieuse qui y a eu lieu.

Le sens de l’envoi des troupes britanniques

La décision du gouvernement britannique d’envoyer des troupes en Irlande du Nord a pu semer une certaine confusion, jusque dans des milieux de gauche. On présenta les choses comme si ces troupes allaient défendre les travailleurs catholiques contre la violence des B SPECIALS. La démobilisation de ces B SPECIALS, qui intervint peu après, renforça cette impression. On oublia de mentionner que ces bandes réactionnaires ont pu conserver toutes leurs armes, et qu’elles sont prêtes à rétablir leur règne de terreur, dès que les travailleurs catholiques perdront les armes qu’ils ont conquises et regroupées dans leur lutte courageuse.

En fait, l’intervention des troupes britanniques n’a qu’un seul but : maintenir « la loi et l’ordre » en Irlande du Nord, c’est-à-dire la loi bourgeoise et l’ordre capitaliste, fondés sur la surexploitation des travailleurs catholiques. Si Wilson a envoyé des troupes, ce n’est pas pour protéger la minorité (lorsque celle-ci fut systématiquement persécutée, il n’était pas question d’envoyer l’armée sur place) ; c’est pour empêcher cette minorité de s’armer et de se protéger elle-même, comme elle l’a fait avec succès à Bogside et comme elle était sur le point de le faire à Belfast également.

Ce que craint le grand capital britannique, c’est une véritable guerre civile en Irlande du Nord, qui se serait rapidement étendue à toute l’île, la population du Sud ne pouvant manquer de voler à l’aide de ses frères du Nord, et quiaurait frappé à mort les intérêts capitalistes dans cette partie des îles britanniques, tout en offrant un excellent exemple aux travailleurs britanniques eux-mêmes d’une voie « non parlementaire » (et plus efficace) d’arriver à leur émancipation.

C’est pourquoi les groupements qui ont appuyé l’envoi des troupes britanniques, ou qui refusent de réclamer leur retrait (comme le groupement de Mlle Delvin et le PC britannique), commettent une lourde faute et ne défendent point les intérêts des travailleurs irlandais dans cette affaire.

C’est pourquoi le puissant mouvement de solidarité avec les travailleurs irlandais qui s’organise en Grande-Bretagne même — où résident plusieurs millions de citoyens d’origine irlandaise, dans leur grande majorité des ouvriers — et qui aboutira vers la mi-octobre à une ma-nifestation monstre à Londres, doit inscrire en tête de ses revendications :
— Retrait immédiat des troupes britanniques de l’Ulster !
— Droit d’autodétermination de l’Irlande !

Certes, les problèmes économiques et sociaux qui sont sous-jacents à la misère des travailleurs de l’Irlande du Nord ne seront pas résolus par l’indépendance et l’unification avec la République d’Irlande, pas plus qu’ils ne l’ont été dans cette République indépendante. Seul le renversement du régime capitaliste, et l’établissement d’une République Ouvrière (Workers Republic, d’après la fière tradition de James Connolly (Irlande) le père du mouvement ouvrier irlandais) permettra d’atteindre ces buts. Mais tout refus d’appuyer les travailleurs catholiques de l’Ulster dans la lutte pour leurs justes revendications nationales et démocratiques ne pourra qu’entraver leur prise de conscience socialiste, et retardera le jour où cette lutte transcroîtra en une lutte pour la révolution sociale.

septembre 1969

P.-S.

Irlande : révolution en marche, Cahiers LRT, n° 1, Éditions « militant », p. 7-13.

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