Dès la journée d’études préparatoire à ce colloque, il est bien apparu une grande diversité d’approche concernant la notion de gouvernance, et une ambiguïté permanente : prenions nous cette notion en tant qu’objet propre de réflexion ou s’agissait-il d’une figure imposée sous l’appellation de « bonne gouvernance ». Dans un cas, il s’agit de définir un cadre d’analyse d’une ou de nouvelle(s) forme de prise de décision appliquée au domaine politique pouvant être très diversifiées mais dans un cadre commun de mutations. Dans le second, il s’agit de passer au crible un modèle prescriptif - sous les auspices de la banque mondiale - bien particulier. Il nous apparaît indispensable de distinguer ces deux niveaux de réflexion. Dans un deuxième temps, il nous reviendra de vous proposer une définition, une parmi d’autres, de la gouvernance, définition cherchant, peut-être avec volontarisme, à nous émanciper du modèle normatif couramment utilisé et de lui donner les contours potentiels, si cela est possible, d’une notion à caractère académique. C’est, nous semble-t-il, un détour indispensable pour pouvoir traiter de façon analytique les enjeux socio-politiques que révèlent les processus engagés au titre de la gouvernance. Nous pourrons enfin, après avoir tracé les contours d’une lecture critique de la vision dominante que constitue celle de la « bonne gouvernance », proposer de resituer les enjeux autour de cette notion dans le cadre plus général de la reconfiguration en cours des modes de régulation.
Un préalable
Il faut toutefois revenir sur ce qui nous apparaît comme préalable : abordons nous la gouvernance comme une notion académique objectivable ou un instrument de refonte du politique ?
Il est d’usage de se référer à la très grande facilité d’utilisation du terme de gouvernance. En réalité, son usage, même dans une posture académique, est très souvent sous pression de celui vulgarisé par la banque mondiale (BM). Or, nous le verrons par la suite, comme en référence à de nombreuses analyses déjà énoncées en ce domaine, cette « version » est très particulière, très normative, et très spécifique : la notion de gouvernance qu’elle met en avant a clairement une fonction d’injonction en terme d’une nouvelle « économie politique » [1]. Il est significatif à cet égard qu’elle soit d’ailleurs assez rapidement passée de la notion de gouvernance à celle de bonne gouvernance comme s’il fallait instiller l’idée qu’il n’y avait de gouvernance que bonne.
Cette connotation du terme ne doit cependant pas nous conduire nécessairement à nous soumettre aux usages de la BM, voire à son relatif et putatif abandon actuel. D’où l’intérêt maintenu à vouloir définir plus clairement ce terme.
Cela reste une tâche difficile tant la notion évoquée est polysémique dans son usage. Polysémique d’abord en ce sens que cette notion relève dorénavant du langage commun pour ne pas dire du lieu commun, donc souvent sans aucune rigueur scientifique. Polysémique ensuite dans la mesure où elle est utilisée dans des champs disciplinaires distincts, dans des domaines d’action différents, dans des espaces territoriaux et des champs sociaux spécifiques.
Nous verrons que la notion de gouvernance peut — doit même — « s’émanciper » de la version proposée par la banque mondiale et à travers quelle démarche. La multiplication de travaux, d’analyses, d’enquêtes tend à confirmer que la notion de gouvernance peut être une notion pertinente sur le plan analytique à la condition de décrypter dans le même temps la relation problématique que celle-ci peut entretenir avec le discours normatif des lieux de pouvoirs dès lors qu’ils sont dominants.
Cela suppose en préalable de veiller à ne pas confondre, comme pourtant l’usage nous y (r)amène facilement, « gouvernance » et « bonne gouvernance », pour au moins deux raisons
— la première est la volonté de nous distancier par rapport à la notion de la BM dans sa dimension normative, procédurale, d’injonction. L’objet « gouvernance » nous intéresse en tant que définition d’un objet d’étude à caractère scientifique, celui des modes de prise de décision, en l’occurrence politique. À ce titre, l’usage de cette notion par la BM, voire l’instrumentalisation de l’usage de cette notion mérite un travail de distanciation, évidemment critique, car elle ne représente qu’une des déclinaisons possible — donc discutable — de ces modes en question. Distancier ne signifie pas pour autant ignorer le poids de la BM dans la diffusion, mais aider à dégager un cadre d’analyse à partir de la notion de gouvernance au sein duquel l’usage de la BM peut prendre tout son sens ;
— la deuxième raison pour se distancier par rapport à la « bonne gouvernance » est que nous écartons l’idée que la typologie des gouvernances soit réductible à UNE bonne gouvernance et DES mauvaises. Pour nous, si le terme de Gouvernance a un sens académique (nous y reviendrons), alors il y a DES gouvernances, qu’il nous revient d’analyser, sur la base de critères clairement définis.
Ce préalable nous semble important pour bien clarifier ce qu’est notre posture pour aborder ce que peut être une définition de cette notion.
Partir d’une définition possible de la gouvernance
Il nous semble nécessaire très rapidement de dépasser la définition de la gouvernance comme étant seulement la « manière de gouverner », cette définition succincte ramenant par trop facilement à la notion — en l’occurrence restrictive — de gouvernement. Or si « Le concept de « gouvernance « est devenu populaire en partie en raison de son ambiguïté », il faut bien intégrer que « son pouvoir d’attraction tient aussi à ce qu’il a élargi la manière de concevoir le gouvernement en y adjoignant des acteurs non étatiques ».
Nous proposons ainsi comme définition de la gouvernance dans le cadre de nos travaux la formulation suivante : la notion de gouvernance recouvre le mode de prise de décisions, dans le cadre d’une société où est censée exister et être reconnue une multiplicité de lieux de pouvoirs, et qui garantisse une reproduction, bien sûr évolutive — de cette même société.
Cette définition suppose que le mode de prise de décision peut prendre des formes multiples, non seulement selon l’objet auquel elle s’applique, mais aussi pour un même objet. Elle ne peut nous ramener à une unique forme procédurale contrairement à ce que l’injonction de la gouvernance « type banque mondiale » induit. Elle n’est donc pas normative. Elle est plus large que celle de gouvernement, celui-ci renvoyant dans son acception « moderne » à l’Etat et la nation, le gouvernement pouvant incarner par ailleurs une des forme de gouvernance qui se pratique encore assez largement..
Cette définition n’intègre pas d’emblée une notion d’efficacité pas plus que d’autres critères de bonne ou mauvaise gouvernance dont les contenus mériteraient à chaque fois d’être interrogés et non traités comme des évidences.
Mais le « noyau dur » de cette définition est la notion de multiplicité de lieux de pouvoir et leur reconnaissance à ce titre. En même temps, cela ne dit rien quant au degré de reconnaissance de ces différents lieux ni même sur la définition de tels lieux. Nous voyons donc que derrière la notion de gouvernance, il y a lieu de s’interroger sur la réalité du — des — pouvoir(s), sur le concept latent de démocratie qu’il recouvre ou non. Rien n’interdit par exemple de considérer à partir de cette définition une gouvernance non démocratique.
Cette définition a toutefois un inconvénient majeur dans la mesure où elle conduit à ce que le domaine d’application de la gouvernance soit très large. Et par conséquent, il y a un risque à ce que sous le vocable de gouvernance se retrouve une multiplication d’analyses de situations qui ne permette pas de dégager un fil conducteur commun. Sauf à tenter de dégager les principes autour desquels se structure tel ou tel mode de gouvernance et par là même les principes communs structurant les modes de prise de décision selon les domaines, les lieux, les périodes auxquels ils s’appliquent.
Est-il dès lors possible de dégager une typologie des gouvernances selon ces critères, et se distinguerait-elle des typologies classiques utilisées en sciences politiques par exemple ? De ce point de vue, ces réflexions pourraient être utilement mises en relation avec celles concernant l’analyse des modes de régulation politique, sociale, économique. L’approche par la gouvernance ne serait peut-être alors qu’une des approches complémentaires à la réflexion plus vaste, et somme toute traditionnelle quand à la préoccupation qu’elle recouvre, touchant le mode d’organisation des sociétés dans leur capacité ou non à prendre des décisions garantissant par leur mise en œuvre une reproduction systémique. L’originalité de la notion de gouvernance s’en trouverait très largement relativisée, sans pour autant disparaître. Elle ne ferait que contribuer à renouveler les approches en terme de gouvernabilité et de gouvernement.
Respecter des exigences méthodologiques
Pour pouvoir persévérer à se référer à la gouvernance, avec la perspective énoncée, il est indispensable d’introduire au moins quatre type d’exigences à l’encontre de cette notion :
— la première est sans nul doute la nécessité de « socio historiciser » cette notion ;
— la deuxième est la nécessité de situer le domaine d’application du terme, tant d’un point de vue géographique, que des champs d’intervention ou encore des lieux d’où se tiennent les discours
— la troisième est la nécessité d’une « déprocéduralisation analytique », la gouvernance ne pouvant être abordée dans une simple dimension de technique de prise de décision mais bien comme un mode .d’organisation de celle-ci avec des enjeux en terme de pouvoir
— enfin, la quatrième exigence est celle d’une analyse des pratiques observées, dans le cadre d’une démarche réflexive permettant de préciser la notion et ses enjeux.
L’intérêt de la première exigence se dévoile assez vite à la lecture des dictionnaires et encyclopédies. Absent du Littré (1860), tout au moins du point de vue qui nous intéresse ici, le terme de gouvernance l’est aussi par exemple de l’Encylopaedia Universalis de 1985. Le Petit Robert, déjà cité, fait remonter son « retour » à 1987, en référence au terme anglais de governance. Tout le monde s’accorde sur le fait qu’il faut remonter au XIIIe siècle pour en retrouver un usage courant, c’est-à-dire la période précédant la naissance de l’Etat moderne, celle de la multiplicité des pouvoirs féodaux, ou attendre les années 1990. Cette grande éclipse, et la coïncidence du retour de cette notion avec la crise de légitimité des Etats centralisés n’est pas sans éveiller, sans doute de façon exagérée, le soupçon d’un retour des féodalités…
La très récente réapparition de ce terme contraste avec le succès fulgurant — un incontestable effet de mode — qu’il connaît. Il est donc peut-être encore trop tôt pour pouvoir aborder la gouvernance en tant que notion ayant une définition clairement identifiée. En revanche, il n’est pas inutile d’insister sur la temporalité du succès de ce terme. Son succès est en effet fondée sur une approche critique assez générale à l’encontre de l’Etat social national, avec des motivations parfois extrêmement différents. C’est ainsi le cas de celles de la banque mondiale en vue d’imposer une vision très normative des politiques à mener au Nord comme au Sud, allant jusqu’à la contestation des modes de gouvernements au Sud pouvant même préconiser de mettre en œuvre des actions court-circuitant les Etats. Mais c’est aussi le cas de celles présentes dans les mouvements sociaux avec des aspirations démocratiques notamment en terme de « démocratie participative ». Dans ce contexte, la gouvernance est donc plus un terme « valise » pour une prise en compte d’une certaine crise de légitimité de l’intervention de l’Etat comme de son mode d’organisation. qu’un concept embrassant un certain mode d’organisation du politique. De ce point de vue, la notion de gouvernance est historiquement datée, à mettre en relation avec les réalités sociales et leurs dynamiques pour comprendre, au-delà du succès du terme même de gouvernance, de quel contenu il peut être possiblement fécondé pour le conceptualiser (s’il y a lieu d’être). Dans le même esprit, il pourrait être intéressant d’analyser comment le terme de gouvernance est tombé en désuétude. Socio-historiciser l’emploi de cette notion nous semble donc une précaution indispensable si nous voulons lui donner un contenu pertinent et utile du point de vue des sciences sociales.
Dans le même esprit, la deuxième exigence est de « situer » la notion.
- En rapport avec le territoire au sens spatial d’abord. Nous pouvons en effet être frappés par une utilisation presque indistincte du terme, et un succès général, dès lors qu’il est question des relations internationales, des regroupements régionaux comme dans le cas de l’Union européenne, des politiques nationales, du développement local ou encore de la gestion des services publics. Or si nous reprenons la définition que nous nous sommes donnée en préalable, la « multiplicité des lieux de pouvoirs et de leur reconnaissance » recouvre des réalités socio-politiques radicalement différentes, à tel point que certains de ces pouvoirs qui récusent les conséquences de la référence à la gouvernance dans leurs relations internationales par exemple s’en revendiquent à l’adresse de leur propre territoire.
- Mais « situer » la notion, la territorialiser, ne peut être appréhendé seulement dans son acception géographique. Ainsi, il n’est pas anodin de remarquer que le succès du terme de gouvernance dans le domaine des sciences politiques par exemple est directement importé du développement de ce terme dans le domaine de l’économie d’entreprise. Dans ce dernier cas, initialement, la notion de gouvernance d’entreprise fait explicitement allusion à une multiplicité — ramenée abusivement à une dualité — de lieux de pouvoirs que sont les actionnaires et les gestionnaires et d’un rapport de forces (donc d’une lutte) entre ceux-ci, dans un contexte de financiarisation importante de la vie économique. Les modalités pour trouver une solution à ce conflit sont évidemment définies en rapport avec la configuration particulière qui caractérise l’espace entrepreneurial. La transposition de ce schéma dans d’autres espaces n’est pas sans modifier la valeur de cette notion selon qu’elle s’applique aux questions sociales, politiques, urbaines, etc., sauf à considérer que ces domaines sont réductibles à celui de la gestion des sociétés anonymes cotées en bourse.
- Enfin, la notion de territorialisation doit prendre en compte les « lieux de pouvoirs ». Il y a en effet une certaine tendance à considérer qu’avec le terme de gouvernance, le fait d’avoir reconnu une multiplicité de lieux de pouvoirs permet d’économiser la question de la hiérarchie des pouvoirs, sauf peut-être à hauteur des apports financiers des uns et des autres. Or deux questions restent nettement en suspens : la première est celle de la reconnaissance des lieux de pouvoir et de leur forme. Pour ne prendre qu’un exemple, celui des usagers dans le cadre de la « bonne gouvernance » des services publics n’est absolument pas résolu jusqu’au sein d’une instance comme celle de la » commission de modernisation des services publics » rattachée au Conseil Supérieur de la Fonction Publique en France, dans la mesure où le champ des usagers changent autant de fois qu’il y a d’usages et qu’il n’y a pas de représentation réellement légitime de ceux-ci. La deuxième question non résolue est celle des modalités de prise de décision que la référence à un consensus obligé (ou auquel conduirait nécessairement la gouvernance) ne résout pas réellement (qui, en dernière analyse « impose » le consensus ?) Nous pourrions, pour prendre à contre-pied les références utilisées ici jusqu’à maintenant, citer le cas de la « gouvernance » du mouvement alter-mondialiste par exemple dans l’organisation des forums sociaux et l’adoption de déclarations à l’issue de ceux-ci. Si nous sommes loin de la « bonne gouvernance », nous sommes en plein dans la question posée par la gouvernance en tant que mode de prise de décision dans un cadre collectif où la multiplicité des lieux dits — ou qui se revendiquent — de pouvoir influe grandement sur le conflit possible entre des valeurs affirmées et la réalité des pratiques observées.
Autrement dit il convient impérativement de situer le locuteur du point de vue de sa place dans les logiques de pouvoir pour mieux comprendre le contenu alors utilisé du terme de gouvernance et des modalités différenciées de placement au sein du dispositif de gouvernance.
Cela nous conduit assez logiquement à la troisième exigence, celle de « déprocéduraliser » le débat sur la gouvernance. Les procédures n’ont leur importance que dans la mesure où elles sont révélatrices des modalités de l’exercice du pouvoir. La « power-pointisation » imposée par la World Company (pour se référer aux guignols de l’info de Canal plus) a cet effet redoutable de ramener une question politique à une simple affaire d’agencements, d’organigrammes. Or bien sûr là où il y a enjeu de pouvoir(s), il y a des questions politiques au sens plein du terme. Le refus du politique émanant bien souvent des politiques eux-mêmes amène le plus souvent à vouloir ramener toute réponse à une simple dimension technique au nom et au service de « l’efficacité ». En France par exemple, la décentralisation de 2003, plus encore que celle de 1982, n’a été défendue qu’à travers le prisme d’une efficacité supposée plus grande d’une décision dès lors qu’elle est prise « au plus près du terrain ». C’est le règne de la subsidiarité sans qu’elle ne donne lieu à interrogations sur le bien fondé politique de tel ou tel autre mode d’organisation de la prise de décision et de son suivi. Nombre d’analyses du discours de la banque mondiale et de ses « transparents » ont d’ailleurs été menées et ont dévoilé la réalité des orientations justement politiques ainsi sous-tendues. Derrière la technicisation des enjeux, il est indispensable de redonner un sens politique à ces enjeux dans la mesure où l’agencement des lieux de pouvoir dans les modalités de prise de décision a toujours un sens en terme d’organisation politique, de hiérarchie entre les groupes sociaux représentés (et du degré de prise en compte de leur représentation), d’exercice effectif du pouvoir.
Enfin, quatrième exigence, il n’y a guère de sens à aborder la notion de gouvernance si elle n’est pas mise en relation avec les analyses des pratiques observées et observables. Celles-ci nous importent non seulement par ce qu’elles révèlent des écarts entre les principes énoncées et leurs mises en application mais aussi, et peut-être surtout, à travers leur caractère novateur ou non, leur ressemblances ou non, leurs convergences ou divergences, la façon dont peuvent-être envisagées les évolutions probables des différents modes de gouvernance ou les enjeux qu’ils soulèvent. Dans la logique qu’est la nôtre de coopération scientifique dans l’aire culturelle qu’est la méditerranée occidentale, la diversité des situations est telle qu’un comparatisme ne peut-être que fécond. Surtout dans un contexte où l’injonction de la bonne gouvernance se réfère à des principes d’organisation du politique à vocation universelle. Mais au-delà, il y a aussi intérêt à confronter, dans le cadre d’une démarche réflexive, les analyses menées « sur le terrain ». A ce titre, peut-être faut il envisager des coopérations mutuelles en vue de développer ce type d’études notamment dans le cadre des sociétés qui sont parfois encore peu engagées dans des travaux de ce type et pouvoir ainsi mieux valoriser la diversité des situations que l’on peut rencontrer derrière le terme générique de gouvernance..
Le respect de ces quatre exigences doit nous permettre de pouvoir resituer l’analyse par exemple des politiques publiques dans le cadre d’une nouvelle configuration de « gouvernabilité » que constituerait la référence à la gouvernance. Elle peut aussi nous permettre de réintroduire la référence à la « bonne gouvernance » pour en faire une analyse critique.
La « bonne gouvernance » ou les termes d’une « normalisation » politique
Nous n’entendons pas ici la référence à la normalisation au sens de retour à une situation antérieure mais bien à l’entrée dans une nouvelle normalité ? Et ce sont les contours de celle-ci qui nous intéressent.
Il n’est pas inutile de rappeler le contexte historique dans lequel s’est opérée la banalisation de la formule de la « bonne gouvernance ». Elle est apparue à la fin des années 80, à la fois dans le contexte de la chute du mur de Berlin, mais aussi sur la base de l’échec des plans d’ajustement structurels largement préconisés par les instances financières internationales. L’expression de ces échecs a pris la forme de mouvements sociaux d’ampleur, d’émeutes de la faim, etc. Devant le risque de voir posée la question de la répartition des richesses au plan international et des rapports de pouvoir, et à ce titre engagée sa responsabilité, la Bm a élaboré un schéma permettant de la reporter presque intégralement sur les modes de gouvernement des pays du tiers monde non pas pour avoir appliqué les préceptes de la BM mais pour y avoir, selon elle, renoncé du fait de leur faible légitimité. Préconiser des changements d’ordre politique en conséquence des échecs des préconisations économiques se heurtait cependant à un obstacle de taille. En effet, le statut de la BM et du FMI leur interdisait d’intervenir sur le champ politique. « Pour pouvoir agir sur des questions hors de leur compétence, mais ayant des incidences fortes sur le succès des programmes de prêt, les institutions financières internationales ont fait appel à la notion de gouvernance. Celle-ci présente l’avantage de libeller en termes techniques des problèmes éminemment politiques et donc d’éviter de parler de « réforme de l’Etat » ou de « changement social et politique ». D’où une réflexion exprimée uniquement en termes de procédures, façon comme une autre de « dépolitiser » les questions soulevées pourtant par l’organisation des prises de décision dans le cadre d’une société. Impossible pourtant d’y échapper.
Ainsi, nous pouvons citer un des « power-point » édité par l’Institut de la banque mondiale qui résume ce qu’est la bonne gouvernance en ces termes :
— processus politique transparent, prévisible et ouvert
— bureaucratie imprégnée d’une éthique professionnelle
— politiciens responsables de leurs actions (imputabilité)
— participation de la société civile dans les affaires publiques
— procédures et institutions régies par la règle de droit (non à l’arbitraire).
Dit autrement pour reprendre la synthèse proposée dès 1998 par M-C SMOUTS, cela donne :
— instauration d’un Etat de droit qui garantisse la sécurité des citoyens et le respect des lois (notamment le droit de propriété et de la libre entreprise)
— la bonne administration qui exige une gestion correcte et équitable des dépenses publiques (contre le gaspillage mais aussi le développement des dépenses publiques) — l’importance que les dirigeants rendent compte de leur décision et actions devant la population (lutte contre la corruption)
— la transparence
Il y a bien derrière cette présentation une hiérarchie dans l’ordonnancement des principes qu’il faut bien prendre en considération au-delà d’un énoncé trivial peu discutable (qui peut être contre la transparence, la responsabilité des décideurs, l’efficacité des dépenses ; et pour la corruption le gaspillage, l’impunité des dirigeants ?).
— La première priorité est le primat du marché : tout secteur d’activité solvabilisé doit être soumis à concurrence car la satisfaction des besoins serait mieux garantie par le marché que par une situation de monopole sous direction de l’Etat. La libre concurrence est garantie par l’Etat de droit, le premier de celui-ci étant le droit de propriété ou de la libre entreprise, les autres droits étant seconds par rapport à celui-ci..
— La deuxième est celle d’un Etat minimum parce qu’efficace (au sens de l’efficacité économique fondée sur la minimisation des coûts et des dépenses). L’Etat reste nécessaire du point de vue de la cohésion sociale mais sous forte contrainte financière puisque toute dépense de l’Etat constitue dans ce schéma un prélèvement à l’encontre du marché. La décentralisation est sous ce jour un vecteur d’affaiblissement du poids de l’intervention de l’Etat avant que d’être un développement de la démocratie locale, et donc une division du poids des acteurs publics au regard de celui du marché. Il y a donc un nouvel équilibre favorable au marché.
— la troisième est celle d’une société civile comme contrepoids au pouvoir politique (et non au regard du marché), mais plus comme affirmation d’un principe que comme réalité effective car l’application des deux principes précédents détruisent ou affaiblissent la possibilité de l’existence d’une société civile capable d’exercer son autonomie. La référence à cette dernière apparaît donc plus comme une caution que comme une exigence réelle.
Reposer les termes des nouvelles formes de régulation sociales
En réalité, nous voyons bien que nous retrouvons à travers la question de la gouvernance celle somme toute assez classique du rapport marché-État-société civile. L’appellation de gouvernance apparaît alors comme symptomatique d’une transition vers de nouvelles formes de ces rapports, transition traduisant notamment la confrontation entre intérêts particuliers, intérêts collectifs et intérêt général.
Toutefois, nous voudrions insister sur le fait que le débat sur la gouvernance ne peut aborder cette confrontation qu’à travers le « face à face » État et marché, en faisant l’impasse sur les enjeux en terme d’existence et de place de la société civile.
Chacun sait que la société ne fait — justement — société qu’à travers une articulation entre ces différents niveaux d’intérêts mais que la configuration de cette articulation définit des sociétés différentes. Le mode de régulation fordiste, caractéristique des pays les plus industrialisés pendant leur période « glorieuse » a donné une place centrale au social tant dans l’entreprise, l’Etat, que la société civile à travers le secteur de l’économie sociale et solidaire et les droits sociaux. L’Etat a été reconnu — et a occupé — comme acteur central dans une telle configuration. Or cet « équilibre » ainsi observé a été rompu au cours des années 80 et c’est bien dans le cadre de cette rupture d’équilibre que le terme de gouvernance s’est substitué de plus en plus à celui de gouvernement. Sur la base d’un affaiblissement des catégories sociales dominées par le marché (le recul du collectif et la montée de l’individualisme), d’une remise en cause du rôle central de l’Etat (qui doit être de moins en moins opérateur) et d’une extension considérable du rôle dominant du marché.
Dans le cadre d’un ordre mondial fortement hiérarchisé, cela n’est évidemment pas sans conséquence sur la configuration des pays « dominés » même s’ils ne relevaient pas du même mode de régulation (notamment du fait d’une faible existence d’une société civile en tant que telle).
Or le marché, parce qu’il n’aborde la question de la satisfaction des besoins qu’à travers celui de la somme d’intérêts particuliers, crée des zones entières d’insatisfaction, de pénurie, et donc d’inégalités sociales dangereuses pour le système lui même. De plus, il n’aborde la question de la démocratie qu’à travers l’expression non pas d’un droit de vote mais de celui, hormis du droit de propriété, d’un « droit à la consommation » garanti par une demande solvable inégalement répartie. Ce faisant, il organise une société selon des rapports sociaux fortement discriminés, porteurs de conflits irréductibles.
L’Etat, face aux égoïsmes du marché, est censé incarner l’intérêt général et construit sa légitimité autour de sa capacité à le rendre effectif. A l’inverse, son incapacité le délégitime.
Mais à ne l’opposer qu’au marché, et donc à n’aborder que le « face à face » Etat-Marché, comme si seul l’Etat pouvait être une ligne de « résistance » à l’égard du marché, on occulte peut-être trop facilement les phénomènes de confiscation, d’imposition, de violences parfois antinomiques non seulement avec des logiques de libertés individuelles mais aussi collectives. Sans omettre que bien souvent, l’Etat est supplétif du marché plutôt qu’indépendant de celui-ci.
D’où l’importance de reposer la question du rapport démocratique de l’Etat à la société dans sa relation d’une part aux individus, d’autre part aux citoyens, et enfin aux groupes sociaux. Ce qui pose toute la question de la définition de ce qu’est la société civile, et de ses relations avec l’Etat en terme d’autonomie, d’indépendance, de contrepoids, etc
L’un des enjeux est donc bien celui de la redéfinition — ou non — des espaces de pouvoir et de leur articulation, tant dans la dimension des relations internationales que dans la gestion politique et sociale locale en passant par les politiques sociales nationales : une reconfiguration des modes de régulation qui fait suite à la crise du mode de régulation fordiste. Il n’y a donc rien d’automatique à associer démocratie et gouvernance, ce lien étant justement problématique pouvant aussi bien conduire à l’existence d’une multiplicité d’espaces d’intervention ayant de réels pouvoirs d’intervention qu’à un éclatement au sein duquel domine la contingence de chacune des parties .
Ce faisant, le débat autour de la notion de gouvernance peut alors apparaître comme fécond dès lors qu’il permet de ré aborder les questions de pouvoir dans des termes certes renouvelés, mais aussi fondés sur une histoire de celles-ci encore largement prégnante.
François Castaing – décembre 2005.