La discussion préparatoire au congrès de fondation du NPA se concentre principalement sur la légitimité d’un projet anticapitaliste, lequel demande à être explicité, argumenté bien au-delà de la seule condamnation morale, par une critique matérialiste du système lui-même et de ses contradictions pour fonder notre projet de transformation révolutionnaire. A l’étape actuelle, la question de l’État occupe une place plutôt réduite dans les discussions autour des « principes fondateurs » du NPA même si, bien évidemment, elle est au centre de bien des interrogations. Et pour cause : la nature d’un parti dépend pour une grande part de la caractérisation que nous faisons de l’État, comme de la possibilité d’envisager ou non une transformation radicale de la société dans le cadre des institutions actuelles.
Dans les « Principes fondateurs », les formules sont brèves mais suffisantes : le NPA, sur la base de l’appel rédigé en juin dernier, ne sera pas un parti réformiste. Les quelques lignes consacrées à cette question dans les principes fondateurs en témoignent également, et plus encore les premières discussions qui ont démarré sur le sujet : « Nous utilisons et défendons les droits démocratiques pour mener le combat politique, mais il n’est pas possible de mettre l’État et les institutions actuelles au service d’une transformation politique et sociale. Ces organismes, rodés à la défense des intérêts de la bourgeoisie, doivent être renversés pour fonder de nouvelles institutions au service et sous le contrôle des travailleurs et de la population. » (Principes fondateurs du NPA, 1e partie, lignes 84-87). C’est rappeler que la « République » n’est pas au service de l’ensemble des « citoyens » et que la transformation sociale passera nécessairement à un moment ou à un autre par une confrontation avec le pouvoir de la classe dominante et donc avec son État.
Pour autant, la question de la « rupture » n’est guère approfondie. Le NPA sera de façon conséquente un parti anticapitaliste et donc un parti « pour la transformation révolutionnaire de la société ». Mais la question de savoir comment y parvenir et ce qu’il faudrait mettre à la place des institutions existantes reste ouverte.
Ce qui entraîne inévitablement quelques interrogations légitimes : aurions-nous affaire à un parti qui sans être réformiste ne serait pas non plus un parti vraiment révolutionnaire ? Du moins si l’on donne à cette référence un sens plus précis que celui de la transformation radicale de la société : le renversement de l’État et une stratégie clairement assumée pour y parvenir ?
C’est possible. Et c’est sans doute inévitable au point où nous en sommes. Mais à plus long terme, nous devrons apporter des réponses précises à ces questions. Il n’est pas possible de rester agnostique en la matière car les forces matérielles et idéologiques à l’œuvre dans le cadre de la société capitaliste sont suffisamment puissantes pour agir efficacement dans le sens d’une intégration plus poussée à la société bourgeoise. L’intervention des révolutionnaires sur cette question est donc absolument indispensable, et elle est évidemment légitime.
Elle n’est pas simple non plus. Non seulement le prolétariat, dans un pays comme la France, n’a aucune expérience de crise révolutionnaire depuis plusieurs générations, mais les militants révolutionnaires non plus ! La difficulté ne relève donc pas simplement de la pédagogie, entre ceux qui savent et les autres. Elle est plus substantielle : nous n’avons pas de « modèle » clé en main de prise du pouvoir, même si — et c’est évidemment fondamental — notre compréhension de l’État nous amène à penser que la question de son renversement reste d’actualité.
Cet article se propose de formuler des éléments de réponse dans le cadre des débats qui ont commencé au sein du NPA. Ce n’est qu’une étape dans la discussion, mais une étape essentielle qui devrait nous permette à la fois d’agir dans l’immédiat — car sur beaucoup de sujets la question des institutions et de l’État n’est jamais loin — tout en nous aidant à préciser davantage le projet de société que nous souhaitons défendre.
Renverser et donc « briser » l’État ?
À relire Marx ou Lénine, le courant trotskyste a généralement retenu quelques idées et surtout quelques formules parfois un peu lapidaires :
- L’État est un « appareil », un instrument au service de la dictature de la bourgeoisie.
- La classe ouvrière devra le renverser, le « briser », et substituer un autre État, à la fois très différent et néanmoins instrument de sa domination de classe : la « dictature du prolétariat ».
- Dans la phase de transition du socialisme au communisme, ce nouvel État serait censé dépérir progressivement, au fur et à mesure que les habitudes héritées des sociétés de classes auront elles mêmes disparu, pour laisser place à une « société sans classe et sans État ».
Cela mérite quelques explications.
Au cœur de ce raisonnement, il y a la notion d’appareil : ce n’est pas l’État dans toute sa complexité et dans sa périphérie la plus large. L’État a de multiples fonctions, idéologiques, sociales, économiques, politiques... L’appareil, c’est le noyau dur : la police, la justice, l’armée, la haute administration liée par toutes ses fibres familiales, sociales, idéologiques à la bourgeoisie. Cet appareil n’est élu par personne, mais il a été façonné sur de longues périodes par la classe dominante. Il peut tolérer des formes de démocratie si c’est utile à la bourgeoisie, et la remettre en cause si son pouvoir sur l’économie peut être mis en cause : il dispose pour cela de la force matérielle qui prime sur tout le reste en cas de confrontation.
Cet appareil n’est pourtant pas exempt de contradictions : après tout, il y a bien quelques juges vraiment à gauche qui aimeraient croire que la justice n’est pas forcément aux service des privilégiés ; comme il y a de nombreux policiers, CRS, soldats, gardiens de prisons, issus de milieux populaires, qui ne sont pas tous condamnés à obéir aux ordres les plus révoltants, qui peuvent basculer et qu’il faudra faire basculer du côté du prolétariat le moment venu... c’est même une condition pour que la révolution ne soit pas à nouveau un échec sanglant, un de plus !
Mais ce noyau dur a effectivement une particularité : tel quel, il a été façonné sur de longues périodes pour être le moins sensible possible aux pressions de la population, hors de sa portée et de son contrôle. Tel quel, même en l’épurant de tous ses éléments hostiles à la révolution, il est totalement incompatible avec notre projet d’émancipation socialiste qui doit permettre à la population de contrôler la marche de la société dans son ensemble, à tous les niveaux et dans tous les domaines.
Mais au-delà ? Car l’État s’est beaucoup étoffé au cours du siècle précédent : c’est aussi, dans sa périphérie la plus large, l’éducation nationale, les services publics, la sécurité sociale ou le droit du travail... Ce sont des millions de fonctionnaires — près de cinq millions si on inclue la fonction publique territoriale et hospitalière — qui sont salariés et qui font même, paraît-il, souvent grève, qui ont intérêt comme ceux du privé à faire la révolution. Faudrait-il « briser » ces administrations, comme on brise un appareil d’État ? Cela ne paraît pas très évident, surtout si l’on s’en tient à une formulation aussi abrupte !
La question reste malgré tout complexe. Car ces services, aussi utiles soient-ils à la population dans le cadre du capitalisme, sont en même temps des scories de ce système. La sécurité sociale est un droit pour les salariés mais par défaut : car le vrai progrès serait une médecine de qualité gratuite pour tous, et non un système qui non seulement rembourse mal mais sert de pompe à fric pour les cliniques privées, les trusts pharmaceutiques et le secteur libéral de la médecine. Le droit du travail de son côté protège sans doute un peu les salariés, mais en s’appuyant sur le contrat de travail, lequel légitime le droit d’exploiter les travailleurs.
L’éducation nationale n’échappe pas non plus à ces contradictions. Le « devoir de réserve » des fonctionnaires ne s’est pas transformé pour l’instant en un devoir d’obéissance, et bien des enseignants profitent de leur liberté pédagogique pour stimuler l’esprit critique de leurs élèves, quand ils n’y sont pas encouragés. Ils n’échappent pourtant pas à la nécessité de faire fonctionner sinon un appareil, du moins un ensemble assez complexe dont la vocation première est de trier et sélectionner les élèves, tout en accréditant l’illusion que nous devrions être dans un système méritocratique où tout le monde aurait sa « chance », une « chance » dont le contenu est bien souvent des plus ternes, quand il ne se réduit à produire des petits chefs, d’autant plus encouragés à faire marner les autres qu’ils auraient bien travaillé à l’école. Un système qui non seulement légitime les hiérarchies utiles au fonctionnement du capitalisme, mais masque complètement les fondements réels de la domination de classe et la mainmise de la bourgeoisie sur la propriété privée des moyens de production, laquelle a beaucoup à voir avec une question d’héritage et assez peu avec les mythes de l’école républicaine...
C’est cette réalité qu’il nous faut changer. Mais une autre école est-elle possible ? Une école émancipée, capable d’émanciper les enfants des classes populaires de l’habituelle soumission à l’ordre établi ? Probablement pas dans le cadre de la société actuelle, à moins qu’un bouleversement profond de tout l’ordre social intervienne et mette en cause bien des habitudes et des certitudes en la matière dont les enseignants sont eux mêmes parfois les dupes. Mais l’inverse est également vrai : il n’y aura pas de bouleversement de l’ordre social sans bouleverser également l’école, sa finalité, ses contenus, ses filières, sa pédagogie... toutes choses qui ont pris racine dans le terreau du capitalisme et reflètent — même si c’est parfois de manière contradictoire — ses partis pris idéologiques.
C’est pourquoi notre programme n’aura pas pour objectif de « briser » des services qui sont, certes dans le cadre des rapports capitalistes, utiles à la population. Mais il aura l’ambition de les transformer profondément afin de les intégrer dans un projet autrement plus ambitieux d’émancipation humaine.
Dictature, démocratie, parlementarisme...
Une notion fait tâche : celle de « dictature ». Après l’expérience du stalinisme, il n’est guère possible de l’utiliser sans prêter à confusion. Elle est pourtant doublement utile. A condition de privilégier le raisonnement, plutôt que l’attachement au mot lui-même.
La notion chez Marx sert d’abord à caractériser le pouvoir de la bourgeoisie. Elle est très liée à l’analyse qu’il fait de l’État. La dictature en question, c’est la « dictature sociale » de la bourgeoisie, c’est-à-dire l’ensemble de facteurs qui contribuent à faire de la bourgeoisie une classe dominante. Cette dictature ne se confond pas nécessairement avec l’exercice d’un pouvoir fort qui pourchasserait impitoyablement toute opposition et ferait disparaître les libertés publiques. Mais elle s’impose inévitablement parce que la propriété privée sur laquelle repose la domination de la bourgeoisie est un droit fondamental qui ne peut pas être mise en cause : un gouvernement des travailleurs qui tenterait de s’y attaquer l’apprendrait vite à ses dépends !
L’autre usage est celui de « dictature du prolétariat ». La notion semble occuper une place centrale chez Marx :
« Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est de montrer :
- que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ;
- que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ;
- que cette dictature, elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classe »
(Lettre à J. Weydemeyer, 5 mars 1852).
Pourtant, l’usage qu’en fait Marx évolue nettement au cours du temps. Après l’expérience de la Commune de Paris en 1871, la question n’est plus appréhendée de la même manière : ce n’est plus simplement un acte d’autodéfense face à la contre-révolution — un moment bref de la lutte de classe — mais davantage une forme politique qui acquiert une fonction universelle quelles que soient les conditions de la prise du pouvoir. La Commune, nous dit Marx, c’est la forme enfin trouvée du la dictature du prolétariat, en quelque sort un modèle durable : voilà à quoi doit ressembler l’État du prolétariat.
La démocratie y occupe du même coup une place centrale, décisive. L’ensemble des mesures que Marx préconise d’adopter sont destinées en premier lieu à permettre au prolétariat de conserver le contrôle de son propre pouvoir, quelles que soient les circonstances :
- Un pouvoir indivisible, directement exercé par les travailleurs, et donc un corps agissant disposant à la fois du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, afin que les décisions soient réellement appliquées, en rupture avec la division des pouvoirs de l’État libéral qui laisse les mains libres à la bourgeoisie d’appliquer ce qu’elle veut.
- Un pouvoir dont la vocation est de disparaître, d’où la mise en place d’une série de mesures qui doivent immédiatement subordonner l’État à la société pour lui permettre à terme de s’y dissoudre, comme le contrôle et la révocabilité, en généralisant le principe de l’élection dans tous les domaines.
- Et bien sûr le peuple en armes, comme un garant ultime...
La « dictature » en question n’est donc rien d’autre que le pouvoir des travailleurs, généralisant à un degré inconnu jusqu’ici la démocratie pour l’immense majorité de la population, en même temps qu’il affirme sa domination face à la bourgeoisie. C’est donc cette démocratie vivante qu’il nous faut approfondir dans notre programme, avec la même préoccupation que Marx : lier ensemble émancipation sociale et émancipation politique et retrouver une cohérence entre notre projet d’émancipation et les moyens d’y parvenir.
C’est un aspect décisif qu’il nous faut approfondir, notamment à partir de la critique que Marx a pu faire de l’aliénation dans ses multiples dimensions : - L’aliénation du producteur séparé des moyens de production et du produit de son travail, exploité par le capitaliste, travaillant dans une position subordonnée, même si formellement l’idée de « contrat » laisse entendre qu’il s’agirait d’un accord entre deux personnes égales qui échangeraient du travail contre du salaire.
- L’aliénation du citoyen qui subit l’autorité de l’État, véritable puissance extérieure qui le domine complètement et qui est totalement liée à la classe capitaliste, même si formellement il y a égalité juridique et politique entre les citoyens.
Une critique qui nous amène à penser la révolution en liant étroitement deux domaines, la mise en cause de tout ce qui va dans le sens de la séparation des producteurs avec les moyens de production, et celle de l’État avec la société civile. La question de l’appropriation sociale et celle de l’appropriation du pouvoir et donc à terme du dépérissement de l’État (sa dissolution dans la société) sont entièrement liées dans ses raisonnements. Autant d’éléments qui nous invitent à approfondir notre critique autour de l’exercice du pouvoir : - L’émancipation sociale est un processus suffisamment complexe pour ne pas se réduire à la seule étatisation des moyens de production : que se passerait-il en effet si on retrouvait dans l’organisation technique du travail la même subordination sociale que celle qui est inscrite par exemple dans le taylorisme ?
- De même le pouvoir des travailleurs est bien autre chose qu’un gouvernement « au service » des travailleurs : que se passerait-il en effet si l’exercice du pouvoir reposait sur un système de délégation où ce sont toujours les mêmes -ceux qui savent- qui gouvernent, avec les travailleurs comme simples arbitres ?
D’où la préoccupation d’articuler les deux, le contrôle de la production et le contrôle de l’État, et d’associer à un projet d’émancipation sociale une critique de la citoyenneté abstraite, du parlementarisme et des formes de délégation de pouvoir. Une réflexion que prolonge notamment Lénine autour de l’apparition des soviets qui représentent de ce point de vue un avantage décisif : - Un mode de représentation suffisamment souple pour permettre un débat large et systématique des questions politiques par une grande masse de la population, et un contrôle permanent et effectif des délégués (le terme de « démocratie directe » étant inexact puisqu’il y a des délégués, même s’il est souvent utilisé faute de mieux, par opposition aux formes de représentation de type parlementaire).
- L’enracinement de la démocratie dans les lieux de la production, avec comme objectif entre autre de résorber autant que possible la coupure entre la classe des producteurs et l’exercice de la citoyenneté, en faisant de la politique un exercice concret, quotidien, pour la masse des travailleurs [1].
Est-ce à dire que les soviets devraient être un modèle incontournable de toute révolution prolétarienne ? Il y a là comme dans toute question aucun modèle. Les formes concrètes d’apparition d’un pouvoir des travailleurs seront forcément et heureusement multiples et innovantes, mais elles participeront de la même volonté, la conquête de la démocratie par les travailleurs eux-mêmes, par l’ensemble des exploités. Et ce sera d’autant plus vrai dans un pays comme le notre où la diversité du prolétariat et son degré de culture sont un atout décisif pour aller dans le sens d’un exercice quotidien de la démocratie, bien loin des pratiques frelatées du parlementarisme bourgeois.
... ou comment la fin conditionne les moyens
Cette réflexion sur l’exercice du pouvoir nous incite également à réfléchir au processus qui peut y conduire et surtout à la cohérence qu’il nous faut construire entre les deux.
Une simple remarque pour commencer : il semble évident de ce point de vue que toutes les stratégies révolutionnaires ne sont pas équivalentes. Comment imaginer en effet qu’une prise du pouvoir par délégation, même dans sa forme apparemment la plus radicale et la plus révolutionnaire — par le biais d’une lutte armée de type guérilla ou d’une armée aussi « populaire » soit-elle, comme ce fut le cas avec les expériences castristes, guévaristes, maoïstes- puisse déboucher naturellement sur l’exercice du pouvoir par les travailleurs et la population elle-même ? La confiscation du pouvoir qui en a résulté dans le passé n’est sans doute pas arrivé par hasard, et les interrogations que formulent nombre de camarades du NPA sur le lien réciproques entre la fin et les moyens est des plus pertinentes.
La discussion est certes à peine entamée mais d’ores et déjà s’affirme avec force cette bonne vielle idée que l’on trouve dans le Manifeste communiste : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, avant, pendant et après la prise du pouvoir. C’est cette orientation fondamentale qui devrait nous guider à l’avenir dans les discussions sur la question de l’État et des institutions, comme sur la nature du processus révolutionnaire qui pourrait nous permettre de changer radicalement de société.
Une société sans classes et sans État
Envisagée par Marx et Engels, l’hypothèse d’un dépérissement progressif de l’État ou de son « extinction » reste une question importante.
Elle paraît à première vue fort lointaine, voire complètement utopique. Elle est en réalité essentielle et garde une grande actualité, parce qu’elle touche au cœur de notre projet : celui-ci n’est-il pas de bâtir une société sans exploitation et sans oppression ? Et l’État même le plus démocratique n’est-il pas par définition un facteur d’oppression ?
Ce dernier aspect est d’autant plus important qu’il est entièrement lié à tout le raisonnement qui précède, sur la nature du pouvoir que nous voulons mettre en place, et plus généralement sur la manière dont nous concevons la rupture révolutionnaire : car si l’État issu de la révolution est un État de classe — parce que la rupture révolutionnaire est effectivement une lutte sans merci entre des classes aux intérêts inconciliables — il paraît en même temps assez évident qu’il serait préférable de s’en débarrasser assez rapidement, même si on a tout fait tout pour lui donner le caractère le plus démocratique possible...
Rupture révolutionnaire, caractère de classe du nouvel État et nécessité de batailler pour son dépérissement ont donc partie liée. Avec un problème malgré tout : c’est d’autant plus compliqué à imaginer que les rares indications de Marx ou Engels sur la question sont elles même assez ambiguës, et qu’une expérience historique comme celle de l’URSS n’est pas particulièrement probantes en la matière...
Ce qui devrait justement nous inciter à revenir sur l’étude du passé. Car l’URSS a peut être cessé d’exister — et de ce point de vue le « trotskysme » est effectivement daté — mais les problèmes politiques que la révolution bolchevique continue à nous poser n’ont jamais cessé d’être présents dès que nous commençons à discuter d’une autre société possible. Des problèmes que Trotsky n’a jamais cherché à simplifier dans ses analyses : même si les circonstances historiques expliquent fondamentalement la dégénérescence bureaucratique de l’État soviétique, les risques bureaucratiques restent inhérents à toute forme d’État... d’où la nécessité de penser dès le départ sa possible disparition, malgré les circonstances !
Autant d’interrogations qui devraient également nous inciter à lire ou relire Marx et Engels. Et mesurer la difficulté que posent également certaines formules, d’autant plus familières qu’elles sont pour le moins lapidaires et fort rares : « Le premier acte dans lequel l’État apparaît réellement comme représentant de toute la société — la prise de possession des moyens de production au nom de la société — est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État. L’intervention d’un pouvoir d’État dans les rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre spontanément en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’État n’est pas “ aboli” il s’éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur “l’État populaire libre” ... » (Engels, L’Anti-Dürhing).
Une formule très ramassée, car il s’agit en réalité d’un processus de longue durée qui n’est pas sans nous interroger :
- « La mise en sommeil spontanée des fonctions de l’État » : l’histoire nous a pourtant appris que la persistance du phénomène bureaucratique est inévitable quelles que soient les circonstances, ce qui nous interdit de penser ce processus comme spontané. Ce sera au contraire et très probablement un combat qui ne se réglera que sur un certain nombre de générations.
- « Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production » : Trotsky l’avait également relevé en son temps, il y aura nécessairement bien des débats et toutes sortes de conflits sous le communisme, même si ces débats et ces conflits n’auront pas un caractère de classe. Ce qui justifie à minima l’existence d’un pouvoir public et d’un ensemble d’institutions...
Faudra-t-il parler d’État pour autant ? Les indications d’Engels (dans une lettre à Bebel datée du 18-28 mars 1875) semblent malgré tout assez claires sur ce qu’il convient de distinguer : « Tant que le prolétariat a encore besoin de l’État, ce n’est point la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’État cesse d’exister comme tel ».
L’État dont on parle est bien l’État au service d’une classe. En ce sens, une société sans classe est une société sans État. Mais cela ne veut pas dire que ce sera une société sans structures et sans organisation, c’est-à-dire sans les médiations nécessaires pour qu’apparaisse un « bien commun » qui conservera toujours un caractère politique, et pas seulement administratif même si ces notions prendront un tout autre contenu.
Au-delà, on ne peut guère en dire plus... Mais on peut par contre insister sur quelque chose de fondamental : c’est de mesurer à quel point notre société depuis les premiers penseurs socialistes au XIXe siècle a considérablement évolué. De ce point de vue, la démarche qui paraît vraiment utile est de revenir encore et toujours à une critique matérialiste du capitalisme pour non seulement insister sur l’ampleur de ses contradictions, mais mesurer à quel point les bases objectives qui permettent d’imaginer et de penser un processus d’émancipation pour toute l’humanité n’ont cessé depuis d’être profondément renouvelées et amplifiées.