Cinéma d’elles

Le regard de Ken Loach sur les femmes

, par SISTER Marx

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1994 : sortie de Lady Bird. Le Festival de Cherbourg qui rend hommage à Ken Loach cette même année, nous a permis de revoir ses premiers films.
Une constante : les personnages féminins sont au premier plan, de Cathy corne home (1963) à Poor Cow (1967) jusquà Bianca, l’héroïne de Land and Freedom (Terre et Liberté) qui sort ces jours-ci. Autre constante : Loach est fidèle à ses co-scénaristes, des hommes, en général. Lady Bird est l’exception : Rona Munro est la première scénariste femme à travailler avec Loach.
Avant les films de Karel Reisz, Samedi soir, dimanche matin (1960) et de Lindsay Anderson, Le Prix d’un homme (1963), les personnages de femmes de la classe ouvrière sont absents des écrans britanniques.
Le « Free Cinéma » celui de Richardson, d’Anderson et de Reisz, son parti pris de réalisme, de conscience de classe ont ouvert la voie au cinéma de Ken Loach. Mais c’est Loach, le premier qui a fait des femmes, dans ses films, des personnages à part entière. C’en est fini de la petite amie du héros masculin, qui tombe malencontreusement enceinte.
Ses films s’ouvrent souvent sur le geste libérateur d’une femme : Cathy s’échappe en stop, Joy marche dans les rues de la ville, la chanson dans le « karaoké », au début de Lady Bird, cristallise l’obstination de son héroïne. Pour le spectateur de Land and Freedom, Bianca est, au début, aperçue de loin par David qui vient en Espagne rejoindre les Brigades internationales, et elle est précédée du commentaire d’un « camarade » : « les putes aussi sont dans la lutte » (Bianca est enlacée avec un combattant). Quand Bianca se présente à David, c’est une femme libre qui revendique de choisir son compagnon et d’en refuser un autre.
La société britannique des années soixante où évoluent les femmes de Cathy corne home, de Poor Cow est dominée par les Conservateurs. C’est une société d’abondance, du moins dans les discours officiels : « You never had it so good » (Cela n’a jamais aussi bien marché). Les femmes que nous montre Loach, dans cette période, sont toutes dépendantes des hommes pour le revenu et pour le logement, un logement souvent précaire et insalubre. Joy, dans Poor Cow (ce film ressort actuellement sous le titre, Pas de larmes pour Joy) est logée généreusement par son premier compagnon qui est pour un temps un cambrioleur chanceux. Celui-ci attend d’elle, en contrepartie, une bonne tenue de la maison et un service de tous les instants. Elle se retrouve à la rue quand il se fait pincer. La tante qui l’héberge lui parle des temps difficiles qu’elle a connus jadis et de la nécessité où elle s’est trouvée souvent de compléter, en nature, le montant du loyer. Loach ne juge pas son héroïne. Il la suit dans sa recherche d’un travail et dans les contradictions qu’elle assume tant bien que mal entre nécessité et indépendance. Vingt ans plus tard, les logements insalubres ont fait place aux « council flats » ou ils sont retapés, au noir, pour la nouvelle bourgeoisie ou les riches étrangers (Riff-Raff).
Les femmes et les filles se trouvent au bout de la chaîne de l’endettement dans l’Angleterre de Thatcher où les prêteurs requins, « loan sharks », menacent physiquement la famille du chômeur endetté. Le système d’aide sociale est un piège pour la mère de famille nombreuse de Lady Bird. L’ordre social et l’ordre moral qui le sous-tend ne font qu’un. La disparition des enfants de Jorge en Amérique Latine, dans un pays qui ne connaît pas la démocratie à la différence de la Grande Bretagne des années 80, trouve un écho sinistre dans l’enlèvement de ses enfants anglais dans un Etat de droit. « Dieu est mon droit », dit la devise de la monarchie anglaise. « Ladybird », Coccinnelle dit la chanson populaire, « ta maison est en feu et tes enfants disparus ». Dans l’histoire vraie qu’ont reprise Ken Loach et sa scénariste, il s’est trouvé une assistante sociale qui a essayé d’aider cette femme à récupérer ses enfants : elle a perdu son travail à la suite de son intervention.
Quand meurt le vieil ouvrier anglais, ancien de la Guerre d’Espagne, sa compagne et sa petite fille sont là, c’est le début de Land and Freedom, pour assurer un devoir de mémoire. Mémoire d’une histoire juive de la classe ouvrière, d’une histoire de l’internationalisme. L’histoire de Bianca, l’Espagnole, inscrite au cœur du film, cœur politique et sentimental, prend la première place. Parce qu’avec Bianca, les femmes qui ont rejoint le combat républicain se sont libérées de leurs patrons, bourgeois, propriétaires terriens, pour qui elles faisaient la cuisine, le ménage... Quand l’ordre stalinien reprend en main les milices, elles sont les premières exclues : interdites de combat et reléguées à servir la soupe.
Bianca est la seule des héroïnes de Loach à faire partie d’une avant-garde politique, la seule à se révolter. Sans doute sa défaite (?) est-elle à la mesure de sa rébellion contre l’ordre des pères, Fatherland, « patrie », « terre du père » est un autre film de Loach. Des femmes d’aujourd’hui reprennent l’histoire de cette rebelle à l’ouverture et à la fin du film.
Les femmes dans le cinéma de Ken Loach, un cinéma porté par des actrices loin du box office et près du cœur, ont encore de beaux jours devant elles, devant nous sur l’écran.

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