Tandis que l’Algérie est plongée dans le cauchemar d’un ramadan sanglant, le pouvoir a répondu par l’intimidation et la menace notamment à l’égard de ce qui reste d’indépendant dans la presse nationale. Loin de s’engager dans une démocratisation de la société qui seule pourrait ouvrir la porte des solutions, il s’enfonce dans la répression aveugle. Plus que jamais, les partisans de la paix sont en danger et nous devons toujours plus exprimer une solidarité envers ceux qui se battent contre la spirale de la violence aveugle, dont le dernier rapport d’Amnesty International dresse le constat.
Le titre du rapport [1] qu’Amnesty International a signé en novembre 1996 est évocateur. Alors que 50 à 100 000 personnes selon les sources ont été tuées en Algérie depuis le debut de ce qu’il faut peut-être appeler aujourd’hui une guerre civile, les affrontements et les attaques aveugles ne cessent pas, dans un conflit qui a débuté aux lendemains de l’annulation du second tour de scrutin des élections législatives de décembre 1991, aprés que le FIS soit arrivé en tete.
Guerre civile ou guerre de « décomposition sociale », comme la qualifie Louisa Hanoune dans un livre récent publie aux éditions La Découverte (Une autre voix pour l’Algérie), où elle dénonce un régime qui, selon elle, « s’est transformé en machine à broyer toute forme de citoyenneté » ? Sous forme d’arrestations suivies d’éxécutions sans jugement, d’homicides délibérés, de « disparitions », de recours à la torture, d’enlévements, d’attentats, et de menaces de mort, un climat de terreur s’est insidieusement plaqué sur la réalité quotidienne.
Tandis que les membres de l’armée et des forces de securité opérent en civil, utilisent des véhicules banalisés et ne se font pas reconnaître, les groupes armés d’opposition sont parfois en uniforme et se font passer pour des membres des forces de l’ordre. Dans cette atmosphere de chaos, la population civile est de plus en plus entraîné dans le conflit, et des bandits en profitent pour se livrer au racket, à l’extorsion et au pillage.
Ces violences se déroulent depuis cinq ans derrière un mur de silence en raison du renforcement de la censure, et bien souvent de l’indifférence des autres pays. Le rapport d’Amnesty établit un épouvantable catalogue de la tuerie à partir de missions d’enquête de plus en plus aléatoires, ou ses informateurs risquent la mort.
Opposants au régime et censure gouvernementale se conjuguent pour bloquer toute information, les autorités affirmant qu’elles contrôlent la situation et que les violences ne sont que résiduelles. Mais les bombardements lances par l’armée contre des villages où des islamistes sont supposés se cacher, ne sont pas signalés. De leur côté, les islamistes rejettent les accusations de meurtres, de viols et de tortures qui leur sont imputées.
La population prise entre deux feux
Prise entre deux feux, la population est parfois incitée à s’armer : aux responsables communaux designés pour remplacer les maires élus du FIS, il a été proposé une arme lorsqu’ils ont sollicité la protection des autorités. Les islamistes ont forcé des fonctionnaires à démissionner sous menace de mort, alors que la démission est interprétée comme un soutien aux rebelles. Des personnes travaillant pour des sociétés etrangeres ont été menacées.
L’armée est entrée chez des gens qu’elle suspectait de contact avec les islamistes, et les a tués sur place, ou dans la rue, ou aprês une brève arrestation. Lorsque l’armée assaille un groupe armé, elle ne fait pas de prisonniers : la tuerie est annoncée à grands renforts de communiqués et généralement présentée comme définitive contre le terrorisme.
Des familles ont été contraintes de signer des déclarations disant que leurs proches avaient été tués par des terroristes, alors qu’ils avaient été victimes des forces de l’ordre, parfois sous leurs yeux.
En fevrier 1995, la mutinerie de la prison de Serkadji a donné lieu à un massacre où 96 détenus ont trouvé la mort, tandis que les autorités ont employé des grenades. Les demandes d’enquête des families visant à établir les responsabilités n’ont jamais abouti.
Regarder aux souliers
Le gouvernement a armé des milices constituées sous forme de « groupes patriotes » ou « groupes d’autodéfense » dans les zones rurales où l’armée était incapable d’intervenir et où la population était à la merci des attaques des islamistes. Munis de kalachnikovs parfois repris aux rebelles, ou de toutes sortes d’autres armes automatiques, ces groupes de civils, défensifs à l’origine, agissent aujourd’hui sans contrôle. Ils contribuent à l’engrenage de la violence sans que les autorités algériennes ne soient capables de les prendre en main ni de les proteger contre les représailles. Ils ne semblent pas avoir une quelconque legitimité démocratique. Depuis un an, les autorités encouragent pourtant la formation de ces milices, car elles servent leur propagande vis-a-vis de la population et permettent de moins exposer l’armée en constituant parmi la population une sorte de volant de « chair à attentats ». Les miliciens sont remunérés de trois à quatre fois le smic (le smic algerien est environ de 400 FF), ce qui constitue une trés forte incitation etant donné le grave taux de chômage du pays. Les miliciens emploient les méthodes radicales de l’armée et de leurs adversaires : pas de prisonniers et représailles sur la « famille entière » si un terroriste s’en prend à l’un de leurs proches. Lorsqu’on leur demande qui sont ces fameux « terroristes », ils répondent de manière vague, ce qui laisse supposer qu’ils ne s’en prennent pas seulement aux islamistes armés. Les Algériens disent que lors des barrages routiers, un des moyens de savoir s’il s’agit de l’armée ou de miliciens en faux uniformes, consiste à regarder aux souliers : si ce sont des chaussures ordinaires, ce sont des miliciens.
Les familles des miliciens et les habitants de leurs villages sont eux-mêmes la proie d’attaques particuliérement barbares des islamistes, qui cherchent à maintenir dans la terreur ceux qui les soutiennent pour empêcher le développement des milices.
Des vendeurs de journaux et de cigarettes aux esthéticiennes
Les groupes islamistes, aprés avoir concentré leurs coups sur les représentants du pouvoir, s’en prennent aujourd’hui à la population. Ils envoient des menaces de mort soit par lettres individuelles, soit par des communiqués collectifs. Ils massacrent les gens chez eux ou installent des barrages routiers se faisant passer pour des membres des forces de l’ordre. Les attentats à la bombe contribuent à accroître le sentiment d’impuissance devant la fatalité.
Le Groupe islamique arme (GIA) et l’Armée islamique du salut (AIS), branche armée du FIS, sont les plus connus des groupes armés, mais d’autres groupes existent, entre lesquels les affrontements donneraient lieu à des réglements de compte sanglants.
Les témoins rapportant des scènes d’atrocités se multiplient : telle jeune femme a déclaré avoir vu son frère égorgé sous ses yeux, peu de temps avant que sa mère soit abattue en pleine nuit au cours d’une deuxième expédition des mêmes tueurs ; une lycéenne de 17 ans a été égorgée à la portée de sa classe devant ses camarades ; une femme a été tuée chez elle en présence de ses trois enfants ; un professeur d’université qui se sait en danger dit qu’il prie pour être tué par balle plutôt qu’égorgé. En effet, beaucoup de gens, rendus fatalistes par la violence des agressions, pensent qu’il est inutile de s’armer car les assaillants procédent par attaques surprises.
Tandis que les médias algériens font une large place aux meurtres de personnalités ou d’étrangers, des personnes sont tuées ou menacées à cause de l’image symbolique de leur métier ou de leur statut : les intellectuels d’abord, mais aussi les fonctionnaires, les imams, qui sont des sortes de fonctionnaires religieux et lettres, les ouvriers d’entreprises nationales, ou les vendeurs de journaux et de cigarettes, les esthéticiennes, les musiciens, les libraires, les lycéennes et les étudiantes, les femmes qui ne portent pas le hidjab, les jeunes conscrits. Ces derniers sont mis en demeure par les islamistes de rejoindre la lutte armée contre le pouvoir.
Généralement les journaux font peu état de ces types de victimes.
Mais ils sont eux-mêmes dans l’oeil du cyclone : la censure, très stricte, les assassinats (70 journalistes auront été tués en cinq ans), les menaces, ont contraint les journalistes au silence, à la clandestinite ou au départ.
Une centaine d’étrangers ont été tués par les groupes armés en Algérie depuis 1993. Outre les sept moines célèbres de Tibehirine et l’évêque d’Oran, des obscurs ont trouvé la mort sans faire parler d’eux. En général les autorités algériennes se sont contentées d’un bref communiqué annonçant qu’elles avaient tué les responsables peu de temps aprés, sans organiser de procés ni ouvrir d’enquêtes.
Les autorités ont tendance à minimiser les ravages commis par les attentats perpetres par les groupes armés, ou les utiliser uniquement dans un but propagandiste. Celui de janvier 1995, qui visait le commissariat central d’Alger, connu pour être un centre de torture, fut le plus meurtrier : 42 morts et 286 blessés. L’attentat à la voiture piegée qui a eu lieu la première semaine de janvier 1997 dans la rue Didouche Mourad, principale artère de la capitale, une semaine avant le début du ramadan, a d’abord fait sept morts selon les pouvoirs publics, qui ont reconnu ensuite qu’il y en avait eu plus de vingt.
Enfin les groupes islamistes emploient la torture : les femmes en particulier sont violées, torturées et brûlées à la cigarette si elles résistent à leurs agresseurs. L’Algerie est un pays où être violée est pour une femme un déshonneur qui, non seulement vous met au ban de la société, parfois même de votre propre famille, mais atteint votre famille entière. Ce crime y est donc plus destructeur qu’ailleurs. La condition des femmes était déjà particuliérement dégradée du fait des difficultés économiques du pays dont elles sont les premières à faire les frais, en raison de leur rôle dans la famille. Mais les autorités ont cru bon d’adopter un texte, le Code de la famille, qui scelle dans le bronze l’inégalité sexuelle et les mure dans la prison de la maison, où elles servent de domesticité gratuite, et d’où elles peuvent être jetées du jour au lendemain seule ou avec leurs enfants, pour se retrouver la rue en cas de répudiation. La lutte des Algériennes est aujourd’hui plus que jamais une nécessité brillante, car le conflit, en transformant leur corps (voile) en symbole et en lieu d’affrontement du pouvoir machiste, a encore aggravé leur quotidien. Mais elles n’ont pas déposé les armes.
Les disparus
Selon Amnesty, l’armée et la police algériennes auraient à leur actif des milliers de « disparus ». Les families de personnes arrêtées et emportées on ne sait où s’épuisent en recherches vaines, sans jamais avoir de réponse à la question : « est-il mort ou vivant ? »
Un policier dont le frère ancien membre du FIS a « disparu » depuis trois ans, s’est plaint de ne pouvoir s’enquérir de son sort sans se mettre lui-même en danger. Le silence ou les soupcons pésent sur les membres des familles de disparus. Nombre d’anciens maires membres du FIS élus des municipales de 1990 figurent parmi ces disparus.
Des célébrités comptent aussi parmi eux : ainsi Ali Benhadj, ancien vice-président du FIS, arrêté en 1991, et Abassi Madani, ancien président du FIS. Ils seraient détenus dans un lieu tenu secret par les autorités, mais Le Monde (22/1/97) a appris de source fiable que le premier serait emprisonné à la prison militaire de Blida.
Le pouvoir veut gérer le pays comme une caserne
La torture d’Etat avait pratiquement disparu en Algérie de 1989 à 1991. Elle est redevenue pratique établie dans les centres de sécurité militaire et les postes de police et de gendarmerie ainsi que dans les prisons. Ceci est contraire à la Constitution algérienne ainsi qu’aux Conventions internationales signées par l’Algérie. Mais aucun Etat ne lui en a fait la remarque.
Les gens se plaignent d’avoir subi la torture du « chiffon », qui fait étouffer l’estomac avec des produits chimiques, ou d’être brûlées avec des chalumeaux, ou de recevoir des charges électriques. Les autorités algériennes nient la réalité. Dans quelques cas, elles ont annoncé l’ouverture d’enquêtes qui n’ont jamais vu le jour. Le pouvoir veut gérer le pays comme une caserne », a declaré Aït Ahmed, responsable du FFS, dans une interview récente donnée au journal Le Monde.
A la fin de novembre 1995, plus de 640 personnes maintenues en détention administrative sans jugement depuis le début de 1992 dans le camp d’Aïn M’Guel situé dans le désert, ont recouvré la liberté.
Mais combien d’autres ont perdu aujourd’hui tout espoir de bénéficier un jour d’un « procès équitable » dans un « délai raisonnable », comme on dit dans les Etats de droit ?
Solange Amiel
Janvier 1997