Les années Mitterrand

, par TRAT Josette

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L’heure des bilans (cf. Le Monde du jeudi 11 mai), il ne faut pas oublier celui de la politique de François Mitterrand et des socialistes en direction des femmes. Sur cette question comme sur les autres, les espoirs ont été suivis de nombreuses désillusions. C’est ce que nous rappelle, fort à propos, le livre de Jane Jenson et Mariette Sineau.
Cet ouvrage, rédigé dans un style alerte, est à la fois un hommage à l’habileté et à l’intelligence politiques de F. Mitterrand : il a compris, bien avant d’autres, « l’importance stratégique de l’électorat féminin », dans sa marche au pouvoir ; c’est également un bilan sans concession de ses deux septennats.
C’est au nom de la « modernité » que F. Mitterrand va proposer aux femmes une série de réformes. Pour « compléter l’agenda inachevé de leur citoyénneté », notamment en 1965 quand il se présente comme candidat de la gauche face à De Gaulle. « Un président jeune, pour une France moderne », tel est le slogan de la campagne électorale de F. Mitterrand. C’est au nom de la « modernité », donc, que F. Mitterrand s’adresse très directement aux femmes, aux femmes salariées en particulier, qui sont au cœur des mutations sociales engagées, dans la France des aanées soixante. Et c’est à ce titre qu’il se prononce en faveur du contrôle des naissances, espérant ainsi « doubler le PC » qui avait abandonné depuis peu sa dénonciation du « néomalthusianisme » ; « réconcilier la gauche démocratique et les femmes et [de] faire oublier les positions ambiguës qu’avait eues la SFIO tout au long de la IVe République, vis-à-vis de l’émancipation féminine sous toutes ses formes (sexuelles, civile ou économique). Et plus largement, rassembler sur son nom les partisans de la laïcité républicaine » (p. 67). Les deux auteures parlent d’un Mitterrand « visionnaire », « précurseur ». Aiguillonné et conseillé pendant toutes ces années, par une poignée de militantes (comme Marie-Thérèse Eyquem, Yvette Roudy ou Colette Audry etc.), membres du Mouvement démocratique féminin (petit club de réflexion membre de la Convention des institutions republicaines), F. Mitterrand parvient à son but, malgré la parenthèse perturbante de 1968 et l’irruption d’un mouvement féministe contestaire et l’échec de 1978, après l’éclatement de l’Union de la gauche.
Comme le montrent très bien J. Jenson et M. Sineau, la conquête de l’électorat feminin est un pion décisif dans la reconquête de la gauche non communiste et dans le rééquilibrage de cette gauche aux dépens du PC. Election après élection, F. Mitterrand élargit son audience auprès des femmes, le PS de même, jusqu’en 1981. Pour la première fois de l’histoire politique en France, une majorité de femmes votent pour les candidats de gauche, aux élections législatives, après avoir voté à 49 % pour François Mitterrand, au second tour de l’élection présidentielle (56 % des hommes ayant, quant à eux, choisi Mitterrand). Le 8 mars 1982 marque, selon les deux auteures, « l’apogée du féminisme présidentiel ».

Le néolibéralisme contre les femmes

À partir de cette date, en effet, la politique de « rigueur » appliquée par les gouvernements successifs va se traduire par un renoncement, voire un retournement des options gouvernementales. Certes, F. Mitterrand avait pris ses précautions en se faisant élire sur un programme de 110 propositions, bien plus vagues que le Programme sotialiste. Mais tout de même : après avoir été dénoncé comme du « chômage partiel », le temps partiel devient un axe majeur en matière d’emploi. La promesse d’attribuer des allocations familiales dès le premier enfant n’est pas respectée, ni celle de créer 300 000 places de crèches, etc. La « gratuité » de la contraception reste lettre morte ; les délais pour l’IVG ne sont pas étendus et son remboursement n’a été obtenu en 1982 que sous l’impulsion du mouvement féministe et la protestation de militant(e)s du PS. Quant à la promesse d’instaurer la proportionnelle, et d’un quota de 30 % de femmes sur les listes, elle disparaît dans les poubelles de l’histoire. J. Jenson et M. Sineau passent ainsi en revue de manière très précise l’ensemble des chapitres de la politique gouvernementale, montrant comment les principes d’égalité, d’autonomie et de dignité sont relativisés, voire remis en cause, au nom d’une nouvelle « modernité », celle de l’économie. Et cette « modernité », qui a pour modèle le néolibéralisme, se conjugue dès lors avec la revalorisation de la famille et l’instauration de l’allocation parentale d’éducation pour le troisième enfant, sous l’impulsion de Georgina Dufoix, orientation qui a inspiré la droite de retour au pouvoir en 1986, puis en 1993. En 1993, les femmes salariées, les chômeuses, les moins de 25 ans, « les ouvrières font payer [...] l’addition aux socialistes ».
Ce travail critique vient ici confirmer les analyses que nous avons produites dans les Cahiers du féminisme au fil de ces deux septennats. Ce bilan très complet aurait néanmoins gagné en profondeur s’il s’était arrêté un instant sur les rapports qu’ont entretenus F. Mitterrand et les socialistes avec les mouvements sociaux qui ont repris à partir de 1986 et qui se sont développés chez les femmes salariées elles-mêmes. L’analyse sur ce point reste très superficielle. Ce livre, très bien documenté, et dont les annexes sont fort précieuses, constitue un ouvrage de référence pour les féministes convaincues que nous sommes mais également pour les plus jeunes qui n’ont pas suivi les méandres de la politique mitterrandienne.

Source

Cahiers du féminisme, n° 75, été 1995, p. 13.

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