Nation : réalité, construction ou mythe ?

, par SILBERSTEIN Patrick

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Dans le cadre d’une initiative organisée à Paris le 23 janvier dernier par MAD-Club (Marxisme Analyses et Débats) sur le thème « Europe, nation, stratégie à l’heure de la mondialisation : mise à jour des analyses et des perspectives », voici le texte de l’intervention de Patrick Silberstein.

La question telle qu’elle formulée semble induire d’emblée une forme de réponse : la nation est l’un ou l’autre de ces trois termes. Il me semble que la nation est au contraire à la fois une réalité, une construction et un mythe. La question devient dès lors : pourquoi et comment des internationalistes conséquents, voire intransigeants, peuvent et doivent s’emparer politiquement de cette réalité ?

Je ferai pour commencer quelques remarques dans le désordre. D’ailleurs tout cet exposé sera quelque peu désordonné parce que le traitement de la question nous contraint à des allers-et-retours à la fois dans le temps, dans l’espace et dans les vieux grimoires sans oublier de consulter les vieux oracles.

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Dans ses travaux sur L’Internationale et l’autre, Claudie Weill soulignait que les interrogation historiques ne sont pas uniquement intrinsèques au sujet, mais toujours partiellement tributaires des sollicitations de l’actualité [1]. C’est bien la raison qui nous amène nous, révolutionnaires de France, Europe, à discuter à notre époque de la nation, des nations, de l’ethnicité, du communautarisme, des minorités nationales, etc.

Nous ne discutons pas de ces questions pour arbitrer, plus d’un siècle après, qui des deux Vladimir, Lénine et Medem, avait raison au congrès du POSDR de 1903, mais bel et bien parce que cette question nous percute ici et maintenant [2].

L’Histoire, évidemment, ainsi que nos histoires militantes, nous donnent des pistes pour penser les situations sociales et politiques dans lesquelles nous sommes. C’est donc l’occasion de revisiter les débats et les auteurs du passé, et notamment ceux qui sont un peu extérieurs à nos « us et coutumes ». Je ferai ici notamment référence à Otto Bauer [3], C.L.R. James [4], W. E. B. Du Bois [5] et Stokely Carmichael [6].

Nous devons de toute façon considérer les manifestations de la question nationale, non pas comme des chemins de traverse ou des « vestiges » ou un « retard historique », liés à l’échec de la révolution — c’est évidemment ça aussi — mais comme une partie prenante de la marche tortueuse de l’émancipation du travail et plus généralement de l’émancipation humaine.

(2)

Je voudrais mentionner trois « événements » — et seulement trois — survenus au sein de l’Union européenne et qui nous mettent au coeur du sujet : les poussées indépendantistes en Catalogne et en Ecosse ; la victoire des autonomistes aux élections régionales en Corse.

J’y ajouterai : le « réveil » de la question ukrainienne ; et la capture de la question bretonne par le Front national.

Enfin, je citerai le récent rapport de l’INED, Trajectoires et origines qui, dans un pays où les statistiques ethniques sont interdites, réussit l’exploit d’interroger le devenir social et l’« intégration » des immigrations et des minorités « visibles » et « invisibilisées » [7].

Pour ne pas nous confiner à l’Europe, on pourrait également mentionner : la Kanaky et les Antilles ; la question noire aux USA [8] ; la question trans-étatique des peuples amérindiens en Amérique centrale et andine.

Et enfin, nettement moins récent, mais qui nous plonge dans l’actualité : le traité de Sèvres et les « accords » Sykes-Picot qui ont tracé sur les ruines de l’Empire ottoman la frontière entre l’Irak (britannique) et la Syrie (française). On se souviendra que l’une des premières initiatives de Daesh en 2013 je crois — a été de faire sauter un poste-frontière hérité de ces « accords » et de « renouer » ainsi, de façon absolument monstrueuse et dégénérée, certes avec une forme de panarabisme.

Si nous devons en plus ré-explorer les débats, les textes et les situations des 19e et 20e siècles comme la formation des États-nation, la Russie, l’URSS puis à nouveau la Russie, la Pologne, l’Irlande, l’Empire austro-hongrois, etc., sans parler des pays coloniaux et post-coloniaux, et bien entendu des migrations, cela devient absolument impossible de traiter de la question posée en l’espace qui nous est imparti.

C’est donc un travail de longue haleine qu’il nous faudrait mettre en place – et j’espère que MAD s’y attellera.

(3)

En 1943, en pleine guerre mondiale, alors que l’Europe est sous la botte nazie, un trotskiste français exilé aux USA, Marc Loris (Jean van Heijenoort), disait dans un long texte plusieurs choses, qui, au-delà du temps passé et des périodes absolument différentes, doivent nous interroger : 1) « la question nationale, disait-il, naît inévitablement de la phase la plus moderne du capitalisme, le capitalisme financier ». On est donc loin ici de l’idée du « vestige » ou du « mythe ». 2) « Le développement du capitalisme à l’échelle mondiale, interrogeait-il, va-t-il diluer la question nationale ou au contraire la renforcer [9] ? »

En effet, nombre de marxistes et non des moindres ont ainsi longtemps pensé que le mouvement du capital allait diluer les nationalités. Vidal-Naquet parle ainsi d’un « récit assimilateur » projeté sur les ensembles multinationaux et multiculturelles par les Lumières et la Révolution française.

En 1975, il y a quarante ans, dans une préface au livre d’Andréu Nín, Les mouvements d’émancipation nationale, Yvan Craipeau relevait déjà ce que la nouvelle mondialisation et la construction européenne capitalistes allaient révéler et accélérer, à savoir « non pas l’émergence de super-États, mais des ruptures au sein même des États avec le renforcement de pôles de développement, où le capital est le plus rentable, accentuant ainsi les distorsions régionales et la désarticulation des « nations historiques », naguère unifiées par le capitalisme [10]. » (Wallonie/Flandres, par ex.).

Nous sommes entrés dans cette phase depuis la chute du Mur.

Enfin, en 1994, année de l’entrée en vigueur du traité de libre échange nord-américain — épisode marquant de la nouvelle mondialisation — a été l’acte de naissance de la rébellion indienne au Chiapas.

(4)

Ce sur quoi je voudrai mettre ici la focale, c’est la question des « minorités » extra-territoriales, des « îlots » selon la formule d’Otto Bauer, celles qui au sein des États constitués se vivent, de manière plus ou moins conscientes, de manière plus ou moins aigüe comme des « nationalités ».

D’ailleurs, soit dit en passant, à notre époque, grâce à la réalité des diasporas et aux moyens de communications, aux supports culturels et aux transports, on devrait plutôt parler de « communautés nationales transnationales » [11].

Bien qu’il faille se méfier des définitions, je crois que l’on peut s’emparer de la définition formulée dans un rapport de l’ONU. Il s’agit d’un groupe : 1) numériquement minoritaire dans un État (ou sur un territoire) ; 2) en position non dominante ; 3) dont les membres possèdent des caractéristiques — culturelles, ethniques, religieuses, linguistique, raciales — qui diffèrent du reste de la population ; 4) qui manifestent, même de façon implicite, un sentiment d’appartenance, une solidarité, dans le but de préserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue ; 5) dont les membres subissent diverses formes de formes de domination et d’oppression et ont de ce fait une expérience sociale partagée.

Pour Staline, la nation était une communauté humaine stable, historiquement constituée, né sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit par une communauté de culture.

Il y a d’emblée une façon erronée d’aborder la question, c’est le formalisme habillé en marxisme, c’est la recherche de critères prédéfinis, stables et impeccablement ordonnés de manière immuable (a-historique) pour désigner et classifier les nations, les groupes ethniques, les groupes linguistiques, les communautés nationales, etc.

Évidemment en classifiant, on inclut et on exclut. En 1933, interrogé sur la question noire aux USA, Trotsky, insistait sur 4 points : 1) ce sont « des conditions précises » qui donnent naissance à des « nations » ; 2) aucun critère abstrait ne peut « trancher » la question ; 3) ce sont les « conditions générales » qui créent la « conscience historique d’un groupe » ; 4) Poussés par l’oppression, les Noirs avanceront vers l’unité politique et nationale et revendiqueront l’« autonomie » [12].

On doit évidemment discuter ce qu’il entendait par « autonomie » et ce que nous entendons nous aujourd’hui. Le Black Power, du moins une certaine sensibilité, l’entendait comme l’autonomie interne, l’autodétermination interne, l’auto-gouvernement, l’autogestion.

Raya Dunayevskaya, une marxiste américaine absolument négligée en France, commentera cette affirmation : « Pas plus Lénine que Trotsky ne pensait que les [Afro-Américains] constituaient une nation, cependant, sans aucune hésitation ils concevaient la question noire comme une partie intégrante de la question nationale. » [13]

En 1975, Richard Marienstras, un auteur un peu oublié, allait dans le même sens, de manière plus provocante : « Si l’on me demande aujourd’hui : « Faut-il aider les Tziganes (ou les Catalans, les Basques, les Bretons, les Indiens, les Slovènes, les Juifs, les Arméniens…) à survivre en perpétuant et en approfondissant leurs différences ? », je dirai qu’il le faut. Je ne chercherai pas à savoir si ce groupe est un peuple, une nation, une ethnie, une classe, une caste, une secte, un fossile ou un vestige, car il y a trop d’arrogance dans une telle curiosité [14]. »

Ce qui ne veut pas dire, évidemment qu’il ne faut pas approfondir la discussion sur la caractérisation de ces faits de conscience.

(5)

Ce sont les conditions historiques et matérielles, aussi bien que le travail d’invention et de réinvention effectué par différentes institutions et groupes sociaux, qui créent ces sentiments d’appartenance, « ethniques », « communautaires », « identitaires » … parmi des populations soumises aux mêmes conditions d’existence : ségrégation, relégation, stigmatisation, discrimination, paupérisation et partageant des traits culturels ou raciaux [15].

Les conditions de vie — individuelles et collectives, matérielles et symboliques — de ces communautés sont autant de freins à leur dissolution comme « phénomènes identitaires transitoires ». L’assignation identitaire, le racisme et la ségrégation sont en effet de puissantes barrières à la dissolution de ces identités. Ce qu’ont eu beaucoup de difficultés à percevoir nombre de marxistes éminents, y compris — et peut être surtout — quand ils étaient eux-mêmes issues de « minorités » [16].

Ces communautés cristallisées ne sont évidemment pas des « états » (bien qu’ils puissent être ressentis comme tels) mais des processus. Ceux-ci sont donc plus ou moins durables, plus ou moins éphémères — encore qu’à l’échelle de nos vies, cela peut être un éphémère durablement installé — et bien que socialement enracinés, ils ne sont pas strictement réductibles aux problèmes de classe et fonctionnent en autonomie relative vis-à-vis de ceux-ci.

Qu’est-ce qu’un fait de conscience concret ?

Interrogée par Le Monde, il y a quelques jours, une femme déclarait être « Marocaine de nationalité française ». Elle est donc de nationalité française, elle a le droit de vote évidemment, elle a en plus un boulot plutôt qualifié, mais elle ne se définit pas comme « de nationalité française » ou « française » ou « citoyenne française » mais comme, j’insiste : « Marocaine de nationalité française » [17]. Elle n’est donc pas française comme la plupart d’entre nous – encore que quand on a un nom à coucher dehors avec un billet de logement, c’est toujours un peu plus compliqué –, mais elle n’est pas non plus marocaine de la même façon que sa mère ou encore son frère restés au Maroc [18]. Le quotidien de référence ne l’interroge d’ailleurs pas sur le sens qu’elle donne à cette double appartenance : Quelles sont, par exemple, ses aspirations et ses revendications en tant que « Marocaine de nationalité française » ?

« Marocaine de nationalité française », ça sonne un peu à l’oreille comme Afro-Américain ou Juif-Polonais. Claudie Weill parlait à ce sujet d’identité à trait d’union.

Puisqu’il y a double assujettissement — sans oublier au passage l’assujettissement genré —, nous sommes dans la problématique de la « double conscience » évoquée par WEB DuBois, laquelle nous semble particulièrement riche du point de vue politique : « C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, écrit-il. Chacun sent constamment sa double nature — un Américain, un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que seul sa force inébranlable prévient de la déchirure. Dubois continue : « Il faut rendre possible qu’un individu soit à la fois un Noir et un Américain, sans être maudit par ses semblables […], sans que les portes de l’Opportunité se ferment brutalement sur lui ».

CLR James, qui militait au SWP indiquait en 1944 que selon lui, le « nationalisme » du Noir américain lui permet : « d’acquérir la force et le respect de lui-même » il s’organise, en tant que Noir pour lutter pour son intégration à la société américaine. Il ajoutait que leur prolétarisation massive et leur entrée tout aussi massive dans le mouvement syndical « multiracial », loin d’atténuer leurs aspirations démocratiques particulières les poussent au contraire à s’affirmer plus puissamment encore en tant que minorité opprimée.

L’intégration croissante des Afro-Américains dans la société et dans la production l’élévation de leur niveau culturel (scolarisation, journaux, presse, radio…) accroit la force de leur résistance accentue leur perception de leur exclusion de l’exercice de la démocratie en tant que groupe ségrégué. James écrivait : « Ce mouvement dual est la clé de l’analyse marxiste de la question nègre aux États-Unis. » C’est, disait-il un « parfait exemple de contradiction dialectique ». Plus les Afro-Américains sont intégrés plus la conscience de leur oppression raciale est forte et plus fort sera leur ressentiment contre la situation qui leur est faite.

Plus près de nous, Enzo Traverso, décrit la « liaison dialectique » entre le développement massif de la culture yiddish et les pogromes qui isolent les Juifs élevant ainsi « une barrière contre leur assimilation » et développent leur sentiment d’appartenance [19].

Étienne Balibar évoque ce qu’il appelle le « racisme de classe ». La deuxième génération, dit-il, si elle prend le relais de la précédente, celle des travailleurs immigrés (si elle n’est pas exclue du travail) développera une combativité sociale forte, combinant les revendications de classe et les revendications culturelles [20].

(6)

Regardons maintenant nos quartiers, nos villes, nos régions, nos territoires, nos entreprises, nos services publics : il y a une diversité de populations, des segmentations sociales ethnicisées, des communautés non territorialisées qui expriment des aspirations et des revendications à la fois démocratiques et « nationalitaires » pour reprendre un terme en usage dans les années 1970.

La France compte 5,5 millions d’étrangers (hors UE et hors originaires des DOM) dont 4 millions d’Arabes (ou assimilés, je rappelle que le statistiques ethniques sont interdites) et 11,8 millions si on compte leurs descendants immédiats [21] ; la moitié des 114 communes de plus de 50 000 habitants compte plus de 10% d’étrangers ; 29% des étrangers habitent des villes de plus de 10 000 habitants. La France urbaine est à la fois « noire », « arabe » et « blanche » — et toujours genrée cela va de soit – et sa classe travailleuse a toujours été « plurinationale » avec au moins une particularité qu’il faudrait évaluer : la distribution ethnicisée des emplois et des revenus.

C’est le produit des différentes vagues d’immigration que ce pays a connu. La différence avec les vagues précédentes, des Polonais, des Italiens, des Espagnols, des Juifs, etc., c’est que pour l’immigration maghrébine et africaine, c’est-à-dire post-coloniale, le « stigmate de l’étranger » ne se résorbe pas aussi facilement que précédemment. La transplantation d’un groupe, même si elle est volontaire, n’entraîne d’ailleurs pas automatiquement sa « dénationalisation », son acculturation puis son assimilation.

Les phénomènes migratoires sont à la fois des moments d’intense prolétarisation (au sens de disponibilité pour l’entrée dans le salariat) et d’urbanisation des migrants et des processus de constitution de groupes ethno-culturels, de « minorités », de « communautés nationales » au coeur des métropoles capitalistes.

Si la France des années 1960 et 1970 avait une main-d’oeuvre étrangère nombreuse : rappelons-nous, « Français-immigrés : même patron même combat », la France du 21e siècle a désormais un problème de minorités, auquel ce généreux mot d’ordre ne répond pas.

(7)

À ce stade, un petit retour à Marx s’impose [22]. Ça ne ne peut pas faire de mal.

À propos de l’Irlande, ou plus exactement à propos des Irlandais émigrés et installés en Angleterre, il notait : chaque centre industriel d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais ; l’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie ; par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande ; ce faisant, il renforce donc leur domination sur lui-même ; il a des préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les Irlandais ; l’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce et voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument de la domination anglaise en Irlande.

Après ces considérations, il ajoutait : « [L’Internationale] doit s’attacher […] à éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais la condition première de leur propre émancipation sociale. Lorsque les membres de l’Internationale appartenant à une nation conquérante demandent à ceux appartenant à une nation opprimée […] d’oublier leur situation et leur nationalité spécifiques, d’« effacer toutes les oppositions nationales », etc., ils ne font pas preuve d’internationalisme. Ils défendent tout simplement l’assujettissement des opprimés en tentant de justifier et de perpétuer la domination du conquérant sous le voile de l’internationalisme. »

Sévère comme jugement, non ?

Marx parlait ici, non pas de l’indépendance de l’Irlande, il en parlait par ailleurs, mais du rapport entre les prolétaires anglais et irlandais en Angleterre même.

Comparaison n’est pas raison, j’en suis bien conscient, et ce qui doit nous intéresser ici, c’est la méthode : 1) la classe ouvrière d’Angleterre est divisée en deux camps hostiles [donc il faut avancer des propositions politiques et sociales unifiantes] ; 2) L’internationalisme ne peut être une abstraction ni réduit à des bons sentiments ou à de la solidarité ; 3) Marx propose le droit des Irlandais à l’auto-organisation, à l’autodétermination.

Il faut tenter de déduire de ces principes quelques éléments de réflexion pour l’action et la proposition alternative aujourd’hui afin d’avancer vers la construction d’un bloc social.

(8)

Qu’entend-on par « droit à l’autodétermination » ? 1) le droit de séparation entre par exemple la Catalogne et l’Espagne ; 2) le droit de décider de son sort, de ses propres affaires – culturelles et linguistiques notamment ; 3) l’auto-gouvernement, l’autogestion des intéressés sur leurs affaires propres.

C’est ainsi qu’on peut comprendre en partie le sens du Black Power des années 1960 et 1970. C’est ainsi qu’il faut comprendre les propositions politiques et organisationnelles que formulait Trotsky en 1938 pour les Noirs aux États-Unis et qu’avaient formulé Claude McKay au congrès de la 3e Internationale [23].

C’est ainsi qu’on peut comprendre ce que le Bund juif revendiquait alors que les Juifs étaient à la fois dispersés dans l’Empire russe et concentré dans les grandes villes.

C’est ainsi qu’on peut comprendre ce que le pouvoir révolutionnaire a accordé à la minorité juive après Octobre, en appliquant — cela mérite d’être relevé — la politique que les bolcheviks avaient toujours critiquées et combattues, à savoir l’autonomie culturelle interne [24].

C’est ainsi qu’il faut comprendre ce que proposait Otto Bauer quand il formule sa théorie en 1907 dans l’Empire austro-hongrois — je rappellerai, à titre d’exemple qu’à la veille de la guerre de 14, la population de Vienne comptait un quart de Tchèques : 1) la nation est une réalité historique en perpétuelle mutation ; 2) les nations sont des communautés de culture et de destin ; 3) comprendre l’apparition des diverses formes des groupes sociaux à travers les mutations des forces productives et des rapports de production ; 4) chaque individu est inclu dans l’un de ces innombrables groupes sociaux ; 5) il faut constituer les groupes humains en « personnalités juridiques extra-territoriales » ; 6) c’est par auto-désignation que l’on se déclare appartenir à tel ou tel groupe ; ce n’est évidemment personne, ni l’État ni les groupes qui désignent qui appartient à quoi [25].

Bauer s’oppose donc à l’idée, commune à son époque, d’un substantialisme de la nation, puisque celle-ci ne s’identifie ni à la langue ni à la communauté économique, ni au territoire, ni, a fortiori, à l’État. Il développe une conception d’auto-administration de ce qu’il appelle des « corporations nationales » en envisageant les cas où celles-ci occupent de manière homogène une ville ou un territoire et les cas où il en va différemment :

« Les nations sont à constituer non en tant que corporations territoriales, mais en tant qu’associations de personnes. La répartition intérieure des nationalités devrait naturellement se faire d’après la densité de peuplement, les co-nationaux (…) d’une circonscription formeraient une communauté nationale, c’est-à-dire une corporation de droit public et privé (…). Ce n’est pas à l’État de décider qui doit être allemand ou tchèque [mais c’est] à partir d’une libre déclaration de nationalité des citoyens ».

Une telle proposition s’articule évidemment avec l’ensemble des processus citoyens « généraux » (locaux, régionaux, nationaux….), avec l’existence d’assemblées élues au suffrage universel articulée à des assemblées d’intérêts particuliers. La Hongrie révolutionnaire s’était ainsi dotée de structures ad hoc pour les Allemands et pour les Ukrainiens dans le cadre de la république fédérée des conseils dans une sorte d’autonomie très peu liée au territoire.

(9)

Mondialisation et migrations constituant des enchevêtrement de communautés, Daniel Bensaïd utilisait la métaphore de la mosaïque [26]. Il nous faut construire le cadre de cette mosaïque et composer le ciment qui la lie. À moins de vouloir, comme certains sont tentés de le faire, à savoir recouvrir la mosaïque d’une couche d’un ciment baptisé « universalisme » qui n’est dans ce cas que le masque du chauvinisme de la majorité [27].

Pour conclure, je dirai que bien évidemment, une telle politique est sous-entendu par le principe d’égalité et d’universalisme, mais une égalité qui se construise par des mesures politiques, sociales, économiques et culturelles qui s’attaquent aux racines de la discrimination (affirmative action) [28]), mais un universalisme concret et non pas le pseudo universalisme des dominants.

Mon opinion est que pour « traiter » de la situation dans laquelle nous évoluons, ce n’est pas à la tradition républicaine qu’il faut faire appel, mais aux diverses traditions marxistes qui ne soient polluées ni par le stalinisme ni par le républicanisme à la française hérité de la 3e République bourgeoise, coloniale et oppressive. Le débat reste évidemment très ouvert sur toutes ces questions — en tout cas il faut l’ouvrir — mais une chose est certaine, une formation politique nouvelle très fédérative comme celle qui se met en place devrait pouvoir agir concrètement et programmatiquement dans le sens général de l’autodétermination en s’inspirant de quelques-unes de ces politiques rapidement évoquées ici. Une 6e république autogérée devrait sans aucun doute intégrer dans son édifice institutionnel les différentes chambres d’intérêts particuliers de manière notamment à ce que les « minorités » ne soient pas confinées en toute chose à rester démocratiquement minoritaires.

« Mettre les contradictions au service des besoins pratiques », disait Otto Bauer.

P.-S.

Ensemble ! Alpes-Maritimes, 20 juin 2016. URL via Web Archive : https://web.archive.org/web/20180914193643/http://ensemble06.info/nation-realite-construction-mythe-patrick-silberstein/

Notes

[1Claudie Weill, L’Internationale et l’autre. Les relations inter-ethniques dans la 2e Internationale, Paris, Arcantères, 1987 ; Claudie Weill, Les cosmopolites. Socialisme et judéité en Russie (1897-1917), Paris, Sylllepse, 2004.

[2Lénine, « La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes », Œuvres, t. 22, Moscou, Le Progrès, 1974 ; Vladimir Medem, Ma vie, annotations d’Henri Minczeles, Paris, Honoré Champion.

[3Otto Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, Paris/Montréal, EDI/Arcantères/Guérin, 1987. Nouvelle édition à paraître aux éditions Syllepse.

[4Cyril Lionel Robert James, La question noire, textes présentés et annotés par Emmanuel Delgado Hoch, Patrick Le Tréhondat, Richard Poulin, Patrick Silberstein, Paris/Québec, Syllepse/M Editeurs, 2012.

[5William Edward Burghardt Du Bois, Les âmes du peuple noir, Paris, La Découverte, 2007.

[6Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, Le Black Power, Paris, Payot, 2009.

[7Collectif, Trajectoires et origines, Paris, INED, 2016 ; voir également Pap Ndiaye, La condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Folio, 2009.

[8Voir également ce qui vient de se passer aux Oscars hollywoodiens.

[9Par parenthèse, il y a dans ce n° de 4e Internationale daté de décembre 1945 un texte de la section britannique qui traite de la question nationale en Europe… qui ne dit mot de l’Irlande.

[10Yvan Craipeau, « Introduction » à Andreú Nin, Les mouvements d’émancipation nationale, Paris, Syros, 1975.

[11On peut apercevoir le phénomène sur le plan culturel et des modes de consommation apercevoir le phénomène au travers de la blackxploitation, du raï, de la BD africaine, de la multiplication des enseignes alimentaires arabes, etc. voir Christine Chivallon, « Diaspora noire des Amériques : une réflexion conduite à partir de la notion de « lien trans-étatique » », Autrepart, n° 38, 2006.

[12Léon Trotsky, Question juive, question noire, textes présentés et annotés par Danielle Obono et Patrick Silberstein, Paris, Syllepse, 2011.

[13Raya Dunayevskaya, “Marxism and the Negro Question”, 1940 ; Zbigniew M. Kowalewski, « Nationalisme noir et socialisme », Malcolm X, révolutionnaire noir, Montreuil, La Brèche, 1994.

[14Richard Marienstras, Être un peuple en diaspora, Paris, François Maspero, 1975.

[15Michel Cahen, Ethnicité politique. Pour une lecture réaliste de l’identité, Paris, L’Harmattan, 1994.

[16Georges Haupt, Michael Löwy, Claudie Weill, Les marxistes et la question nationale (1848-1914), Paris, Maspero, 1974.

[17Rien à voir évidemment avec la « double nationalité » juridique qui occupe l’actualité.

[18Claudie Weil parle de phénomène de « dissimilation ».

[19Enzo Traverso, Les marxistes et la question juive, Paris, Kimé, 1997.

[20Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe, Paris, La Découverte, 1997 ; Immanuel Wallerstein, « La construction des peuples : racisme, nationalisme, ethnicité », dans idem.

[21J’emploie ici volontairement la désignation « arabe » et non musulman pour que la question religieuse, même si elle est connexe, ne nous éloigne pas du sujet principal.

[22Sur la construction de la pensée de Marx sur la question nationale, voir Kevin Anderson, Marx aux antipodes, Paris, Syllepse, 2015 ; Karl et Marx et Abraham Lincoln, Une révolution inachevée : Sécession, guerre civile, esclavage et émancipation aux États-Unis, préface de Robin Blackburn, Québec/Paris, M. Éditeur/Syllepse, 2012.

[23IC (Internationale communiste), Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste (1919-1923), Paris, François Maspero, 1972.

[24Michael Löwy, « Le rêve naufragé », Critique communiste, n° 150, automne 1997.

[25Par parenthèse aux USA le recensement se fait par « groupe ethnique ». Chacun peut ou non déclarer appartenir à tel ou tel groupe : Noir, latino, etc., voir appartenir à aucun ou à plusieurs.

[26Daniel Bensaïd, « Métissages et mosaïques », postface à Alexis Nouss, Plaidoyer pour un monde métis, Paris, Textuel, 2005.

[27Saïd Bouamama, « Relativisme culturel et chauvinisme de l’universel : des dérives dangereuses », Les figures de la domination, n° 3, 2010. Trotsky réclamait ainsi que les fonctionnaires soviétiques affectés en Ukraine apprennent l’ukrainien…

[28Patrick Le Tréhondat et Patrick Silberstein, Vive la discrimination positive. Plaidoyer pour une République des égaux, Paris, Syllepse, 2004.

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