ContreTemps. Dans le Manifeste pour la Philosophie, tu t’insurgeais contre les philosophes contemporains qui, « prenant sur leur dos le siècle », auraient décidé de plaider coupable, et contre l’idée que la philosophie serait désormais impossible. Tu y voyais un renoncement au souci de vérité universalisable, une capitulation devant le despotisme des opinions. Revendiquant un « geste platonicien », tu déclarais ta volonté de « manifester sous le drapeau de Platon [1] » et proclamais l’ambition d’une philosophie définie comme « une éclaircie d’éternité ». Ne reprends-tu pas ainsi la vieille confrontation du philosophe et du sophiste ?
Si ta critique de la sophistique moderne, « langagière, esthétisante, démocratique » paraît amplement fondée, ne conduit-elle pas, dans une version actualisée de leur confrontation, à se ranger du côté du clerc Benda contre le militant Nizan ?
Dans Conditions, tu rappelles pourtant que le sophiste est l’autre nécessaire du philosophe, « requis pour que la philosophie tienne son éthique ». Plutôt que de penser le philosophe et le sophiste, le sociologue et le doxosophe, comme deux figures exclusives du savoir, la position du militant ne s’inscrit-elle pas dans leur face à face et dans leur tension ?
Alain Badiou. Tout le point est que, pour moi, un changement réel, non pas tant « du » monde que d’un monde, est l’effet d’un processus de vérité. Je clarifie dans le livre que je viens d’achever, Logiques des mondes, la distinction requise entre quatre types de changement : la modification, qui n’est que conformité réglée aux lois transcendantales du monde considéré ; le fait, qui requiert un vrai « bougé » local, mais qui, ni dans sa puissance propre, ni dans celle de ses conséquences, ne requiert une transformation générale des lois ; la singularité faible, qui se manifeste avec puissance, mais dont les conséquences restent
canoniquement réglées ; enfin la singularité forte, ou événement, qui modifie le régime de l’apparaître des multiplicités dans le monde, tant par sa puissance propre que par la force en quelque manière déroutante de ses conséquences. Un processus de vérité est au fond la
synthèse subjectivée des conséquences d’un événement. Si l’on admet que la philosophie est la servante des vérités, en les identifiant dans leur forme et en examinant leur contemporanéité, alors il est clair qu’elle est aussi la servante des vérités politiques. En ce sens, elle contribue au changement du monde. Elle est militante, au sens de Nizan contre
Benda, tout simplement parce que le sujet qui s’induit d’un processus de vérité est militant en un sens précis : il est sous l’impératif de continuer à s’incorporer au processus. On peut aussi dire que la philosophie est toujours l’éclaircie d’une discipline.