Malheureusement, c’est la deuxième fois qu’une assemblée départementale est amenée à discuter des résultats des élections régionales et surtout de l’avenir post-Régionales du NPA, alors que je dois m’absenter du département pour des raisons professionnelles. Je voudrais livrer ici quelques éléments d’analyse, dont je n’ai esquissé oralement pour l’instant que des bribes lors de réunions nîmoises. J’avancerai une série de points succincts, qui demanderaient à être argumentés davantage :
1) D’une certaine inadéquation d’une grande partie des contributions circulant au sein du NPA
Une large majorité des contributions qui circulent nationalement au sein du NPA, comme les diverses sensibilités qui se stabilisent ou se constituent dans la perspective de notre congrès de novembre, laissent de côté une part importante des problèmes qui me semblent essentiels pour le NPA. Elles se focalisent trop souvent sur la question des rapports au Front de gauche (que cela soit pour un rapprochement, pour une plus grande souplesse tactique à son égard ou contre tout rapprochement), qui m’apparaît comme une question très secondaire. Pourquoi ? On connaît l’attachement de l’appareil du PCF à son alliance avec le PS dans une logique de survie, et l’alliance privilégiée du PG avec le PCF. On peut certes avoir une plus ou moins grande souplesse tactique vis-à-vis du Front de gauche dans l’optique de convaincre certains de ses secteurs militants de notre bonne foi, mais l’essentiel ne dépend pas de nous, en tout cas si l’on continue à suivre la voie (à mon sens juste) de la stricte indépendance à l’égard du PS, une des conditions centrales de la possibilité de l’émergence d’un nouvelle gauche anticapitaliste en France (et de sauvegarde de l’idée même de « gauche » en un sens émancipateur). Et en parallèle à la focalisation (plus ou moins positive ou négative) sur la question des rapports au Front de gauche, on tend à se focaliser sur une deuxième question : la grève générale, que cela soit pour la porter au pinacle ou pour critiquer sa trop grande mythification par certains. N’étant qu’une petite composante des mouvements sociaux, là aussi l’essentiel ne dépend pas de nous, même si nous pouvons travailler à rendre plus crédible cette possibilité.
2) Peser sur ce qui dépend davantage de nous : inventer des pratiques politiques renouvelées et expérimenter nos utilités pour les opprimés
Mais que seraient alors les dimensions centrales qu’une grande majorité des contributions ne traitent pas ? Justement ce qui dépend davantage de nous, et où l’on pourrait déployer une inventivité pratique et intellectuelle : nos modes d’organisation, les modalités de nos réunions, la formation (au vu de la diversité des expériences et des écarts de connaissances entre nous), le langage politique que nous portons, nos modes d’action et d’intervention dans la société, notamment ; bref l’ensemble des pratiques politiques internes et externes. Nombre de militants (et surtout de dirigeants) du NPA se focalisent sur un mauvais score électoral régional, largement attendu dans une conjoncture et dans une élection qui nous étaient plutôt défavorables, alors que nos prises pour renverser le cours des choses existaient certes mais de manière limitée. Parallèlement, depuis presque deux ans que le processus constitutif du NPA a commencé à prendre forme, des milliers et des milliers de personnes ont pris contact avec nous (en rencontrant un militant, en se rendant à une, deux ou trois réunions, etc.), mais ne sont pas restés. Á partir de mon expérience, je dirais que souvent ce ne sont pas les raisons politiques habituellement avancées dans la presse ou dans le NPA (« diviseur de la gauche de la gauche », « trop gauchiste » ou, pour d’autres, « trop électoraliste ») qui rendent compte de la très grande variété des cas. Mais tend à se mêler vraisemblablement à la singularité de chaque cas, dans le caractère massif du phénomène de défection, plus ou moins trois aspects éminemment politiques qui mériteraient plus d’attention de la part de nos grands stratèges en élections ou en grève générale en chambre :
a) comment on élargit socialement un monde militant radical principalement organisé autour des couches moyennes salariées blanches, mâles et hétérosexuelles des services publics de plus de quarante ans ? ;
b) comment on crée des dispositifs de coopération des individualités ne donnant pas l’impression d’écraser ces dernières, des formes de sociabilité militante qui ne soit pas associées à la grisaille et à la seule contrainte ? ;
et c) en interaction avec les deux premiers, comment on trouve des formes de discours et des dispositifs pratiques qui freinent les mécanismes excluants d’entre-soi militant comme d’évidence du discours politique consacré (et en son sein du discours politique radical consacré : sigles, références historiques implicites, vocabulaire spécialisé, etc.) ?
Á cette évaluation autocritique et prospective (débouchant sur l’amélioration des choses pour l’avenir) du retrait de milliers de personnes attirées un moment par nous (ce qui concerne vraisemblablement un nombre plus important de personnes que ceux qui sont encore militants aujourd’hui), on pourrait associer le constat entendu dans divers comités locaux que j’ai pu approcher au gré de mes pérégrinations : le sentiment d’une très rapide routinisation et d’un appauvrissement des pratiques militantes au bout de seulement un an d’existence officielle autour du trio affiches-tracts-réunions publiques, associé à une dissolution/suroccupation du temps militant dans une multiplicité de collectifs dans lesquels les militants NPA représentent le NPA au milieu d’autres représentants associatifs, syndicaux et partisans dans un entre-soi militant rassurant (dissolution/suroccupation dans un entre-soi qui montre que le travail avec d’autres ne constitue pas nécessairement un gage d’inventivité pratique, mais peut aussi enfermer dans des routines aveuglantes).
Á part les discours publics d’Olivier Besancenot (le plus innovant d’entre nous dans la connexion entre radicalité et quotidien, et pourtant c’est vers lui que se sont tournées dans un premier temps, fort injustement, nombre de critiques de l’après-Régionales) et les actions marginales au sein du NPA du groupe « La pelle et la pioche », des innovations militantes n’ont guère été visibles, et s’il en existe les instances nationales ne les ont pas fait circuler. Comment se fait-il, par exemple, qu’un tract au langage et à la présentation peu attractifs (et même souvent chiants, ce qui fait que peu de militants prennent le temps de le lire, mais n’hésitent toutefois pas à le distribuer, en faisant le pari inouï en regard de leur propre expérience : peut-être que des non-militants le liront plus volontiers ?... là on frôle le tragi-comique !) redescende toutes les semaines du national comme à l’époque de la LCR (ce n’est sans doute pas là le meilleur qu’on ait gardé de cette organisation)...
La politique radicale n’a-t-elle pas un devoir particulièrement impérieux d’enraciner la politisation dans le quotidien, au lieu d’assommer trop immédiatement les opprimés avec des « grandes analyses » et une culture politique officielle dont ils sont souvent éloignés, voire qu’ils vivent comme excluantes ? Á la manière du sous-commandant Marcos, ne doit-on pas avant tout écouter ceux au nom de qui on prétend parler, pour créer un langage politique vivant, fabriqué avec les opprimés eux-mêmes dans la logique de leur auto-émancipation ? Sur ce point, il y a une convergence forte entre le pôle « électoraliste » (tendant à faire, souvent dans l’inconscience, des pratiques électorales le principal de la politique « sérieuse ») et le pôle « révolutionnariste » (confondant révolution et discours révolutionnaire) du NPA dans le refus pratique d’une inventivité pratique au profit de la douce assurance des rails du conformisme militant et du vocabulaire de l’entre-soi.
D’ailleurs, les grandes réflexions qui nous sont soumises dans la perspective du congrès ne parlent pas de ces problèmes (sans doute trop « prosaïques » pour des « révolutionnaires » de haute volée) et préfèrent disserter à longueur de paragraphes sur le Front de Gauche et/ou la grève générale. Et ce sont pourtant des questions qui là dépendent directement de nous, qui relèvent de notre responsabilité collective et de nos responsabilités individuelles, en n’invitant pas à stigmatiser de manière unilatéralement « basiste » nos seuls dirigeants, car chaque militant (dont moi) est concerné et a vraisemblablement des défaillances à évaluer et à rectifier, des choses à expérimenter dans nos différents collectifs. Mais cela suppose que cela devienne un des objets du débat public du congrès : c’est pas gagné...Je rêve d’un congrès qui soit celui de l’appel à une imagination pratique tous azimuts, à un épanouissement des expérimentations dans l’invention d’une politique des exploités et des opprimés au plus près du quotidien, qui invite à une politisation à partir du quotidien, mais on est en train de préparer un congrès platement politicien où les « grandes gueules » du « plus électoral » et du « plus grève générale » vont pouvoir s’affronter dans leurs jeux habituels et souvent abscons pour le militant et le sympathisant ordinairement constitué, sans que les échéances électorales ne soient immédiates, ni que l’horizon de la grève générale ne soit conjoncturellement très palpable. Bref on est en train de perdre du temps.
Une autre voie serait de réfléchir collectivement et d’expérimenter pratiquement autour de la question de notre utilité ou plutôt de nos utilités. En quoi sommes-nous utiles pour les opprimés ? Si nous commençons à répondre pratiquement et théoriquement à cette question nous aurons effectué un grand pas en avant. En tout cas, si l’on sait envisager une variété d’utilités à court, moyen et long termes, à des niveaux collectifs et individuels. Variété d’utilités, et plus largement variété d’effets émancipateurs, de notre action militante parmi lesquelles tant l’utilité électorale que l’utilité dans la préparation de la grève générale, ou même de l’hypothétique « grand soir » révolutionnaire, ne seraient que des figures parmi d’autres ne prétendant pas à l’hégémonie.
3) De la difficulté d’habiter l’espace du NPA et des menaces corrélatives sur l’existence même du NPA
Le projet de constitution du NPA est associé à un constat historique établi au sein de la LCR : après la chute du Mur de Berlin en 1989 et avec la social-libéralisation de la social-démocratie, une nouvelle gauche anticapitaliste, métissant des traditions jadis plus ou moins opposées (marxistes, libertaires, féministes, écologistes, etc.) et inventant de nouvelles réponses, est à faire naître au XXIe siècle, de manière distincte des découpages propres au XIXe et au XXe siècles. Le NPA se présenterait comme une première étape limitée en ce sens. Son indépendance stricte vis-à-vis du PS en serait une des conditions de base. Les groupuscules qui ont rejoint le NPA en continuant de faire d’Octobre 1917 l’axe exclusif de toute construction politique, et qui fatiguent toute une série de comités locaux, ont du zapper cet aspect...
Dans cette étape limitée de la constitution d’une nouvelle force anticapitaliste, la question stratégique du « comment » s’opèrera la sortie du capitalisme resterait ouverte, dans l’attente d’expériences concrètes et d’un élargissement pluraliste de l’organisation. Mais dans ce flou stratégique relatif, un point d’équilibre a été trouvé : la voie électorale et la présence dans les institutions politiques existantes ne peuvent suffire à transformer radicalement les rapports sociaux existants, mais elles peuvent toutefois constituer un point d’appui dans ce processus, si elles sont accompagnées d’une dynamique d’auto-organisation populaire extérieure aux institutions. Bref on parierait sur une mise en tension de l’institutionnel et de l’extra-institutionnel, le second constituant le point d’appui principal. Pour ceux qui ne verrait que l’institutionnel, il y a la gauche du PS, Europe Écologie ou le Front de Gauche et pour ceux qui ne verrait que l’extra-institutionnel, il y a les divers groupes anarchistes ou le Comité invisible tarnacien.
Cette position d’équilibre (et peut-être davantage porteuse d’avenir, au vu du nombre d’échecs historiques des expériences surtout institutionnelles et des expériences surtout extra-institutionnelles depuis presque deux siècles d’anticapitalisme) a toutefois du mal à être tenu au sein même du NPA. Á la veille des Régionales, le NPA s’est divisé en un pôle plus « électoraliste » (C) et un pôle plus « révolutionnariste » (B), la position A (majorité devenue alors minoritaire) continuant à tenter de maintenir un certain équilibre. Et puis au lendemain des Régionales, la position A elle-même s’est divisée en un pôle plus « électoraliste » et un pôle plus « révolutionnariste »... Si le NPA est aujourd’hui en danger, ce n’est pas à cause du score attendu des Régionales, mais de la difficulté de ses dirigeants et de ses militants à stabiliser l’espace original ouvert par la constitution du NPA. Partant, le pôle plus « électoraliste » pourrait contribuer à faire du NPA un aiguillon croupion du Front de Gauche et le pôle plus « révolutionnariste » pourrait contribuer à faire du NPA un nouveau groupuscule sectaire. Dans le premier cas, on aurait affaire à une LCR bis droitisée et dans le second cas à une sous-LCR gauchisée, le projet NPA s’évaporant dans les deux cas.
Si les dirigeants et les militants du NPA ont du mal à tenir l’espace politique du NPA, c’est peut-être par un double défaut de distanciation :
a) En premier lieu, défaut de distanciation vis-à-vis de la définition dominante, institutionnelle et électorale, de la politique, de la politique dite « sérieuse » (celle dont on parle dans Le Monde). Même les plus « révolutionnaristes », dans leur posture anti-institutionnelle, demeurent collés à cette définition, et on du mal à élargir la politique à la variété des résistances et des expérimentations quotidiennes des opprimés, à des niveaux collectifs et individuels. Politique élargie pour laquelle la question institutionnelle serait bien une des dimensions, mais qu’une des dimensions. Sur ce plan, le message du néozapatisme du sous-commandant Marcos n’a guère été entendu.
b) En second lieu, défaut de distanciation vis-à-vis de l’immédiateté, notamment médiatique, ce que l’historien François Hartog appelle « le présentisme », l’enfermement dans un présent perpétuel. Par exemple, une partie de la direction du NPA a participé à la construction médiatique de « la crise du NPA » suite aux résultats des Régionales, en s’auto-intoxiquant et en contribuant à intoxiquer les militants. Á la manière dont dirigeants et militants s’étaient auto-intoxiqués autour de « l’effet Besancenot » (l’intéressé lui-même ayant mis à plusieurs reprises en garde vis-à-vis des illusions générées par cet « effet » superficiellement médiatique, et pourtant, fort injustement, c’est contre lui que se sont retournés certains dirigeants quand le fameux « effet » a marqué le pas électoralement). « Électoralistes » comme « révolutionnaristes », avec des diagnostics et des « solutions » opposés, ont pourtant tendu à enfourcher la panique de l’immédiateté associée à la supposée « crise du NPA » qui a fini, dans une logique de prophétie auto-réalisante connue des sociologues, par exister un peu plus...
Notre camarade Daniel Bensaïd a pourtant posé des jalons philosophiques les vingt dernières années dans sa politique du « pari mélancolique » (dès son livre sur Walter Benjamin de 1990) pour freiner cette tendance à l’absorption dans l’immédiateté, en associant des repères dans le passé et dans l’avenir via l’action présente. Alors que la division sociale du travail manuel et intellectuel a approfondi ses effets sur l’organisation, déjà du temps de la LCR, avec une accélération dans le NPA (les fonctions intellectuelles tendant à être davantage « externalisées » vers la revue ContreTemps papier et web et vers la Société Louise Michel, en relevant de moins en moins des militants et des dirigeants), les ressources qu’il a produits sur ce plan, pourtant essentielles afin de « résister à l’air du temps », ont peu été utilisées et sont même peu connues.
4) Foulard islamique : vers le choix bureaucratique de l’apartheid interne ?
Se rajoutent à ces diverses cécités, les affrontements passionnés et déraisonnables autour du foulard islamique suite à la candidature avignonnaise. Or, certains dans la direction présentent comme une position de « compromis » acceptable l’instauration de l’apartheid au sein du NPA : les femmes portant un foulard auraient le droit d’être militantes du NPA, mais pas d’être candidates aux élections. Quelle logique bureaucratique, en traçant mécaniquement un point d’équilibre entre deux forces, a pu ainsi conduire certains à envisager que la codification de la discrimination dans un parti de lutte contre toutes les discriminations pouvait constituer une solution ? Terrifiant, entre tragique et comique, encore une fois... La position plus pragmatique de compromis, davantage acceptable par différents points de vue sur la question, ne consisterait-elle pas plutôt à laisser décider au cas par cas les comités locaux ou les coordinations départementales, sans règle nationale, dans une logique expérimentale n’hypothéquant pas l’avenir et évitant de nous ridiculiser (sans parler de la difficulté ensuite de militer dans un parti légitimant dans son fonctionnement intérieur une forme d’apartheid) ?
Toutes ces questions sont comme une bouteille jetée à la mer du débat pré-congrès du NPA ?
Philippe Corcuff, comité de Nîmes du NPA, 24 juin 2010.