Travail et « travailleur collectif »

, par BARNIER Louis-Marie

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Je voudrais aborder la question de la nouvelle organisation du travail sous un aspect, celui de son effet sur la valeur donnée au travail, l’évaluation du travail et son effet sur les contradictions internes entre les salariés.

L’enjeu pour nous révolutionnaire, est de contribuer à bâtir les salariés comme sujet, ce que la théorie marxiste reprend comme un « travailleur collectif », comme sujet collectif de l’histoire. Or, chacun de nous peut le constater, cela ne va pas sans mal, les contradictions internes à la clase ouvrière sont réelles, elles sont exacerbées par les politiques patronales et par les tendances de la société à isoler et à privilégier les solutions individuelles aux solutions collectives.

Je voudrais vous proposer l’hypothèse que si le travail rassemble, c’est l’évaluation du travail qui divise, évaluation, comme nous le verrons, essentiellement aux mains du patronat mais légitimée à travers un processus social. Evaluation bousculée donc par les nouvelles formes d’organisation du travail au point que l’on peut s’interroger si ces nouvelles formes d’organisation du travail n’ont pas justement, notamment comme en partie de brouiller les cartes en matière d’appréciation de la valeur du travail.

I. Le monde divisé des salariés

Je voudrais partir de l’exemple de mon centre pour bien faire comprendre : le centre de révision d’Air France Industries, 3 500 salariés, 2 000 salariés classés en fonction 08, autrement dit fonction dite productive, les autres étant classés évidemment alors en « improductifs », ce qui englobe les cadres, les magasiniers, les services de comptabilité, d’ordonnancement, les bureaux techniques, la logistique, etc.

Fondamentalement, dans le schéma de la direction, les productifs sont ceux dont l’effectif est directement proportionnel à la production, l’effectif des autres salariés étant calculé par un ratio productif / non productif défini par les contrôleurs de gestion.

Cette séparation reposait sur la séparation entre les ouvriers et les employés cristallisées dans les grilles de classification PARODI mises en place après 1945 dans la majorité des secteurs en France [voir article], et plus fondamentalement sur le fait qu’une partie des salariés était payée mensuellement et une autre à l’heure, voire à la pièce ou avec des primes de rendement comme sur le centre industriel d’Air France jusque dans les années 60.

Si la mensualisation intervient en 1968 (ce qui est récent à l’échelle de l’organisation du travail...), l’unification des grilles employés et ouvriers ne se fera qu’en 1996 pour Air France. Mais l’appréciation portée sur le travail reste, quant à elle différente.

Les nouvelles organisations du travail ont pour effet d’intégrer dans le travail ouvrier des éléments qui étaient du ressort du monde employé, et vice-versa d’intégrer des éléments qui étaient propres au monde ouvrier dans le mondes employés. Ce changement va de paire avec l’instauration du système Compétence.

Ouvriers et employés

Les employés. Traditionnellement : ce sont ceux dont la confiance est nécessaire au patronat, à l’opposé des ouvriers payés à la pièce. On peut se détacher à tout moment de l’ouvrier qui est payé à l’heure.

Pour le groupe ouvrier, la qualification avait deux dimensions : c’est une qualification reposant sur le travail collectif, et une qualification s’inscrivant dans la connaissance d’un univers technique, dans lequel les qualifications ouvrières permettent de progresser.

Le rapprochement avec le système employé relativise ces deux éléments.

Du côté du travail d’abord, la modification qu’entraîne l’introduction massive de nouvelles technologies pour les employé(e)s les rapproche des ouvriers. Les micro-ordinateurs envahissent aussi bien les ateliers que les bureaux.

Sans doute cette « technicisation » de ces métiers a-t-elle aidé à l’intégration, par exemple des secrétaires, dans la recomposition des collectifs de travail [1]. Mais la bureautique, appellation créée par les commerçants, n’a pas encore trouvé de « bureauticiens » ni a fortiori de « bureauticiennes ». Pour revendiquer cette évolution technologique, le monde des employés devra en effet dépasser l’opinion misogyne selon laquelle la technologie ressort des hommes.

Cette évolution touche en même temps le travail ouvrier : l’informatisation relativise le « tour de main » ouvrier [2], celui que les longues heures de limes dans les ateliers de Vilgénis, l’école technique d’Air France, fait toujours acquérir, à la sueur du front et aux ampoules sur les mains...

La notion de rendement a subi des évolutions. Extérieure à la mesure du travail des employées (car comment mesurer des objets immatériels ?), elle était le complément de la feuille de paie des ouvriers [3]. Si cette paie au rendement disparaît dans les notations des ouvriers, elle apparaît aujourd’hui dans le contrôle effectué sur le travail des employés, mesurant clandestinement le nombre de transactions passées, classant les employés par rendement...

L’accumulation de connaissance est une autre notion perturbée au cours de dernières années.

Du côté des employés, on peut noter la valorisation de la notion de progression, y compris dans le même poste, alors que traditionnellement la qualification d’un employé (ou d’un cadre) était à la qualification attribuée à son poste.

Du côté ouvrier, au contraire se révèle une certaine dévalorisation de l’accumulation de connaissance. L’appréhension de la notion de nouvelles technologies, avec l’idée « qu’on repart à zéro » va dans ce sens, bien que notre analyse montre que la dimension professionnelle du métier reste prépondérante et marque une continuité plus qu’une rupture dans ces évolutions. La répétition de plans sociaux permettant le départ de nombreux anciens remet aussi en cause cette notion de progression : les salariés anciens sont considérés « hors jeu », au lieu d’être la référence de la qualification [4].

La notion de poste gagne du terrain du côté des ouvriers : les anciens emplois « s’enrichissent » de nouveaux aspects, auparavant disjoints et supportés par d’autres, tels que les tâches d’approvisionnement, de gestion, de prise en compte des prix, voire de définitions techniques... Mais ces tâches sont différenciées suivant les lieux, les moments. Ces tâches, dites annexes, occupent brusquement la place centrale dans la notation à partir du principe que, puisque tout le monde est compétent dans sa fonction, ce sont ces tâches nouvelles qui différencient.

L’ouvrier qui s’inscrivait dans un collectif de production autour de sa qualification, doit maintenant réinscrire ce collectif dans une nouvelle dimension de production collective autour des intérêts de l’entreprise [5]. Et justement, à l’aune de la prise en charge de ces tâches auparavant relevant d’autres salariés, se mesure l’attachement de l’ouvrier aux « valeurs » de l’entreprise...

Pourtant, dans le même temps du côté des employés, cette notion de poste se relativise. Certes, nous avions constaté, au fil des années et des mobilisations des employés, comment de nouveaux niveaux de qualification s’étaient créés à l’intérieur d’un même poste. Dans les derniers temps, la nouvelle grille propose le passage au niveau de technicien dans les emplois d’agents administratifs ou commerciaux. Hormis les manutentionnaires de la pistes, famille d’OS façonnée à l’image des anciens OS que connaissaient le monde ouvrier, tous les emplois administratifs et commerciaux offrent donc un prolongement, dans leur emploi, dans la grille des techniciens. Ce sont plus des 2/3 des salariés concernés qui ont bénéficié.

Le client qui était du domaine « relationnel » par excellence, donc du domaine du personnel administratif, fait lui aussi son entrée du côté de la production. Adhésion aux valeurs de l’entreprise, pour ouvriers comme pour employés, avec le culte du client comme référent commun pour toute l’entreprise.

Enfin, les compétences, aboutissement de cette évolution multiforme, deviennent l’échelle de mesure tellement universelle qu’une même grille s’applique à tous les emplois, à partir d’un dictionnaire commun...

Les ouvriers et les employés sont unifiés par les nouveaux systèmes compétences : justement parce que pour les ouvriers, ils se sont détachés du travail proprement dit pour s’attacher à l’état d’esprit du salarié, et du coté des employés, l’évaluation a intégré le travail lui-même.

J’ai repris ici une dimension, la coupure ouvrier / employés. On pourrait reprendre d’autres coupures, telles l’évaluation du travail des hommes et des femmes, où là aussi la valeur attribuée au travail se modifie profondément. De même pour la coupure entre les OS et les OP...

On voit bien comment ces différents éléments offrent l’opportunité de luttes communes, pour la reconnaissance générale des qualifications. En même temps, ces nouvelles organisations du travail ont pour effet de changer la base d’évaluation du travail ouvrier, reposant sur la connaissance technique et la quantité de travail produite.

Comment ces évolutions interviennent dans la valeur attribuée au travail ?

II. L’évaluation de la valeur du travail, un sujet de conflit

La théorie marxiste nous donne une solution. Le prix de la force de travail est égal au prix de sa production : coût de la formation, salaire direct rétribuant la reproduction quotidienne de cette force de travail à partir de « besoins sociaux », coût pour reproduire à travers sa progéniture cette même force de travail.

Mais cette lecture globale, ne fait pas intervenir le patronat comme force différenciant les salariés non à partir de leur situation sociale (quoique parfois...), mais à partir de leur travail.

Le patronat divise en différents fragments le processus de mise au travail des salariés :

  • organiser le travail en le fragmentant, définir un rythme de travail
  • définir une qualification, une formation, une somme de connaissance pour chacun des travaux
  • donner une valeur à chaque acte de travail.

La valeur attribuée au travail se conjugue alors à différentes dimensions, qui aucune n’explique complètement les différences de salaire. La qualification peut être entendue comme liée au études effectuées, le paiement de cette qualification étant une rétribution a posteriori pour ces années d’étude non payées.
L’ancienneté professionnelle apporte l’idée que le travail permet d’apprendre.

Attribué une valeur au travail veut dire attribuer une valeur différente aux différents actes réalisés par les salariés.

Plus fondamentalement, Pierre NAVILE dans son Essai sur la qualification du travail (et non sur la qualification des travailleurs, ce qui n’est pas une nuance), « ce qui accroît la valeur du travail en tant qu’il s’agit de la capacité d’exécuter certaine tache (et non de sa rareté relative), ce soit l’apprentissage nécessaire, quel que soit la forme qu’il prenne » [6]. Et il intégrait dans ce temps d’apprentissage aussi bien le temps d’études à l’école, que le temps d’apprentissage nécessaire en entreprise.

Pour Naville, « c’est la structure des salaires qui sous-tend celle des qualifications » (p. 69).

Fondamentalement, Naville nous démontre que la qualification ne peut être saisie en elle-même, c’est « un rapport entre certaines opérations techniques et l’estimation de leur valeur sociale », qui se rapporte à « l’aspect hiérarchique des structures sociales » (p.129-130).

Le mouvement ouvrier a toujours accompagné la différenciation des salariés, de leur connaissances, de leur qualification, de leur évolution dans l’entreprise. Les grilles de classification sont des mise en correspondance des différents travaux et qualification, plus fondamentalement ils donnent une justification sociale au classement des salariés entre eux. Elles permettent de rendre légitimes des différences de salaire, sur une base négociée. Cette reconnaissance commune, une fois acquis ces différences, permet à nouveau de lutter ensemble...

Les salariés s’identifient à un groupe professionnel, par lequel ils valorisent le travail. C’est par l’appartenance à ce groupe qu’ils identifient leur appartenance à l’entreprise... et à la classe ouvrière.

III. La construction de l’unité des travailleurs

Les réponses traditionnelles de la LCR :

  • La grève rassemble, mais cela dépend sur quelles revendications. Mais surtout, la grève rassemble parce qu’elle part de l’acte fondateur commun à tous : le travail, ou plutôt dans ce cas le refus de travailler.
  • La protection sociale, un grand unificateur, parce que salaire indirect déconnecté de la valeur du travail individuel.
  • Des revendications unificatrices : les 1500F.

L’utopie du Manifeste du Parti communiste : à chacun selon ses besoins.

Si le travail rassemble, l’évaluation du travail divise. De cette contradiction, nous ne sommes pas prêts de sortir.

Notes

[1FOURNIER Christine, LIAROUTZOS Olivier, « Le secrétariat : une profession qui sait s’adapter », BREF CEREQ n° 129, mars 1997.

[2GOLLAC Michel, « Différences ou divisions ? la diversité des métiers ouvriers », p. 93-100 in Le monde du travail, sous la direction de J. Kergoat et alii, La découverte, 449 p., 1999.

[3La DG 52 du 15 décembre 1945 institue une prime de rendement de 15 % pour les salariés en salaire horaire, dont la moitié peut être supprimée en cas de sanction, faute, diminution de rendement... cité in Transport Aérien, journal de la CGTAir France, n° 11, mars 1946.

[4AURIEL Isabelle, « Les travailleurs âgés : de l’expérience à la disqualification », in Le mirage de la compétence, sous la direction de Patrick ROZENBLATT, Éditions Syllepse, avril 2000, p. 153-165.

[5THUDEROZ Christian, « Du lien social dans l’entreprise, Travail et individualisme coopératif », Revue Française de Sociologie, XXXVI, 1995, p 325-354.

[6Pierre NAVILLE, Essai sur la qualification du travail, Marc Rivière, 1956, p.70

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