La lutte contre le chômage occupe de nouveau le devant de la scène. Mais de quelle triste manière ! De la mise hors la loi du chômage des jeunes au référendum sur l’emploi, on assiste en effet à une désolante surenchère. Les choses sérieuses se passent cependant ailleurs, et le Livre blanc de Jacques Delors comme le sommet du G7 s’accordent pour rejeter toute perspective de réduction généralisée de la durée du travail.
Ce refus n’implique pas que les responsables disposent d’un diagnostic solide et de solutions face à l’insupportable montée du chômage et des exclusions. Ce qui frappe au contraire, c’est l’effondrement successif des explications convenues du chômage, et des recommandations qui en découlent. Pendant longtemps, le chômage a ainsi pu être présenté comme un phénomène transitoire d’ajustement, contrepartie inévitable des mutations qui allaient bientôt nous faire entrer dans le monde enchanté de la société post-industrielle. Quelques années plus tard, la révolution technologique promise est en cours, mais elle semble fort bien cohabiter avec ce qu’un rapport posthume du CERC appelle « fragilité », et qui touche de près ou de loin la moitié de la population active.
Un autre lieu commun, directement dérivé de cette vision au fond purement techniciste de l’économie, vient également d’être battu en brèche : le chômage ne se réduit manifestement pas à un désajustement entre la qualification des salariés et les besoins des entreprises. La réalité triviale que la récession actuelle est venue rappeler, c’est que les entreprises n’embauchent pas quand elles n’ont pas de commandes, et que le diplôme ne préserve plus du chômage, même s’il vaut mieux avoir une bonne formation que pas du tout.
Les interprétations concoctées par des organismes comme l’OCDE se replient de plus en plus sur le noyau dur de ce libéralisme bas de gamme qui semble dorénavant constituer la philosophie gouvernementale moyenne : puisque le chômage provient d’un coût du travail excessif, toute la question est de baisser ce dernier sans que cela se voit trop, le projet de CIP montrant ce qu’il ne faut pas faire en ce domaine. A l’égard de ce discours simpliste, la récession qui vient de frapper sévèrement l’ensemble des pays développés devrait pourtant fournir une formidable leçon de choses. Ce n’était en rien une perturbation parasite, mais le sous-produit inévitable de l’application obstinée de politiques néo-libérales qui fonctionnent à l’inverse du principe kantien, puisqu’elles ne réussissent qu’à condition de ne pas être appliquées universellement.
A cette obstination, il convient d’opposer une autre grille de lecture, qui part d’une question simple. Entre 1983 et 1993, le PIB a augmenté d’un peu plus de 22 % pour un nombre d’heures de travail à peu près constant : à quoi ont été consacrés ces gains de productivité ? Pas à augmenter le pouvoir d’achat des salariés, dont la part dans le revenu national a au contraire baissé de manière spectaculaire. Pas à financer un effort supplémentaire d’investissement. Pas non plus à accompagner la réduction du temps de travail, puisque celle-ci est restée bloquée à 39 heures depuis 1982, au moment même où le chômage explosait.
Pour résumer d’une formule la réponse à cette énigme, l’effort productif des salariés a servi à payer le revenu des rentiers. Il existe en effet un lien étroit entre l’affectation des gains de productivité et la répartition des revenus, qui vient du coup éclairer la signification du passage aux 35 heures. Une telle mesure consiste à revenir sur un mode de partage de la richesse particulièrement défavorable à l’emploi, et qui n’est d’ailleurs pas tenable éternellement. Et puisqu’il s’agit de corriger une dérive néfaste, il va de soi que ce rattrapage n’a pas à être « compensé » par les salariés eux-mêmes : si la part des salaires était restée à son niveau de 1983, la masse salariale serait aujourd’hui plus élevée de 12 %, ce qui correspond exactement à l’effet mécanique d’un passage à 35 heures avec embauche proportionnelle.
Les 35 heures, nous pourrions donc y être déjà, et l’on trouvait d’ailleurs raisonnable de nous les promettre pour 1985. Un passage rapide aux 35 heures, sans étape intermédiaire, s’impose donc, d’autant plus que c’est le seuil minimum qui offre une garantie suffisante contre une récupération sous forme d’intensification accrue du travail. Une loi-cadre est nécessaire, tout simplement pour inscrire dans les faits un droit fondamental garanti par la Constitution, mais aussi parce qu’il n’est pas admissible, ni réaliste, de s’en remettre à des négociations décentralisées pour décider du sort d’un projet qui n’a de sens qu’à l’échelle globale, et même européenne. Cela n’implique pas que les spécificités de chaque branche doivent être ignorées et l’objectif emblématique des 35 heures doit bien sûr se décliner différemment selon les métiers. Il n’est pas difficile ensuite d’imaginer des dispositifs de guidage du comportement des entreprises. Ainsi, les économies réalisées sur le coût du chômage pourraient être en partie rétrocédées aux entreprises réalisant effectivement les embauches compensatoires, à l’inverse de la pratique actuelle d’exonérations aveugles.
De nombreux débats restent évidemment ouverts, mais la voie d’une réduction massive de la durée du travail dessine un projet cohérent qui se fixe comme objectif l’abolition du chômage, parfaitement à la portée d’un pays aussi riche que le nôtre. Les 35 heures tout de suite, puis une réduction continue vers les 30 heures avant l’an 2000 : telle est, à l’échelle historique, la manière normale et équitable d’utiliser les fruits du progrès. La seule alternative consiste à s’aventurer encore un peu plus sur la voie de la régression sociale, celle qui organise la société sur le mode de l’exclusion, et qui fait de la mise en place d’un sous-salariat de précaires, de petits boulots, de femmes contraintes au temps partiel, la seule issue à la montée du sous-emploi. Cette fausse modernité nous ferait entrer dans le troisième millénaire à reculons.