Affolements des boussoles

, par LEQUENNE Michel

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« Définissons les termes ! »
(Voltaire)

Toute la discussion actuelle sur « démocratie et socialisme » semble avoir commencé avec l’abandon de la formulede « dictature du prolétariat ».

L’abandon de la formule de « dictature du prolétariat » ne pouvait se justifier, pour des marxistes révolutionnaires, que du fait de l’inversion de sens de sa formule. D’autant qu’il ne s’agissait pas là simplement de cette usure des mots qui finissent par signifier le contraire de leur sens original (par exemple celui de « libéralisme », ou de « social-démocratie », changements de sens acceptés par les héritiers indélicats, en cela qu’ils permettent de cacher sous un éclat passé les moisissures présentes), mais d’une perversion confusionnisme volontaire par l’ennemi de classe, en même temps, d’ailleurs que celle du mot « communisme ».

Le succès de cette perversion criminogène tient bien évidemment à ce que la contre-révolution stalinienne avait réussi universellement à se donner comme « communiste », et son système comme « dictature du prolétariat ». Sa fin honteuse et son dévoilement, non seulement n’eurent pas le résultat de laver mots et concepts et de les rendre à leur vérité, mais au contraire à étendre la souillure sur leur origine et sur ceux qui s’en tenaient à leur sens véritable. La fin du stalinisme, qui aurait dû permettre une nouvelle aube du communisme authentique, jusque-là frappé du signe marginalisant de « trotskisme », s’étendait à celui-ci dans une mystification très généralement, et donc très peu innocemment, acceptée.

Comment réagir à une telle opération de mystification idéologique, opérée avec les plus grands moyens médiatiques ?

Il fallait à la fois dénoncer la confusion polémique et rétablir la vérité historique, et cela tout en évitant les équivoques éventuelles de certains mots, tel, précisément, celui de dictature. On ne peut pas dire qu’on ne s’y est pas efforcé. Certes ! Mais bien mal ! Pourquoi ?

Tout se passe comme si le trotskisme sortait groggy sous les coups de l’adversaire. Certes, on pare le direct du droit : on refuse l’assimilation du communisme bolchevik avec le stalinisme, mais... en rendant des points à l’adversaire : le bolchevisme a eu des tares qui ont servi le développement du stalinisme. Donc ! nous répond-t-on, il y a bien une continuité ! Nos boussoles s’affolent. On a vu, sur ce thème, le représentant de la LCR incapable de la boucler aux insolents petits analphabètes dorés (des deux sexes) d’un débat de leur primus Fogiel ! Bizarrement, que le trotskisme soit né de la lutte contre la bureaucratisation de l’État soviétique et du Parti bolchevik, alors que nos politiciens de droite et de gauche ne voyaient trop rien à dire des procès de Moscou de M. Staline ne fut pas rappelé à ce petit monde. Et, a fortiori, la dialectique du renversement de la quantité en qualité, de la révolution en contre-révolution a disparu du débat.

À l’analyse, il est clair que le maintien de la théorie de l’« État ouvrier dégénéré » a contribué à voiler le point de renversement de la révolution en contre-révolution. Où se situait le point de rupture ? Trotsky n’avait-il pas tort de ne voir qu’un « Thermidor » en 1924 ? Certains remontent à petits pas le temps en un révisionnisme qui semble innocemment s’ignorer : jusqu’à Kronstadt ! Et pourquoi pas jusqu’à la dissolution de la Constituante ? Plus de Révolution d’Octobre ! Le tour est joué de MM. Les Courtois & C°. Ah ! Non ! On regimbe ! Seulement des erreurs, graves, mais des erreurs ! de principes ! de conceptions de la révolution, et justement, là, de cette sacrée « dictature du prolétariat ». Depuis quand aurait-il fallu s’en défaire ?

Ne serait-il pas temps de revenir à l’histoire concrète, qui n’est pas faite avec des concepts, mais par des hommes concrets (avec leurs idées) aux prises avec des événements concrets. Les questions théoriques en redeviendraient plus claires.

Quelles erreurs, les bolcheviks ?

D’abord : devaient-ils prendre le pouvoir ? En octobre 1917, c’était cela ou être écrasés, disparaître. Et ils avaient retenu la leçon de Saint-Just : une révolution ne se fait pas à moitié. Mais dissoudre la Constituante ? On prête souvent à Rosa Luxemburg la critique de cette dissolution. C’est qu’on ne l’a pas lue. Elle rappelle : « On sait qu’avant leur victoire d’octobre, Lénine et consorts revendiquaient avec fureur la convocation d’une assemblée constituante, que la politique de temporisation du gouvernement Kérenski, en cette affaire, constituait l’un des chefs d’accusation des bolcheviks contre ce gouvernement et leur fournissait un motif d’attaques extrêmement violentes. » [1] Et elle accepte les arguments de Trotsky justifiant la dissolution. Ce qu’elle reproche aux bolcheviks, c’est de ne pas avoir, après la prise du pouvoir, organisé des élections pour une nouvelle Constituante, sous-estimant l’explication de Trotsky quant à l’impossibilité de toute représentation issue d’élections populaires générales au cours de la révolution. Qui avait raison ?

Tout n’est pas écrit dans cet échange. Lénine, qui avait encore des espoirs en son vieux camarade Martov, avait proposé aux mencheviks de participer au pouvoir prolétarien. Mais ce qu’ils exigeaient, au nom de la Constituante, c’était tout le pouvoir pour celle-ci. Et quelles étaient leurs positions à l’égard des bolcheviks ? Il est bon de se reporter à un document d’époque, les lettres du capitaine Jacques Sadoul, membre de la mission militaire française en Russie, et qui était loin en Octobre de son ralliement aux bolcheviks. Le 17 octobre, il avait rencontré Plékhanov, ce père du marxisme russe, qui lui avait dit des bolcheviks : « Il faut non seulement mâter, mais écraser cette vermine, la noyer dans le sang. Le salut de la Russie est à ce prix. » Plékhanov attendait, et à la bonne date du 7 novembre, la « sortie » des bolcheviks, et avait précisé à Sadoul que : « Cette démonstration armée aura pour but le renversement du Gouvernement provisoire, la prise du pouvoir par les maximalistes, dont le premier acte serait la conclusion de la paix [sic]. Les chefs du mouvement bolchevik sont divisés sur l’opportunité de cette action. Lénine et Trotsky l’exigent, Zinovief, Riasanov et la plupart des leaders voudraient l’éviter craignant l’insuccès et plus encore peut-être le succès. Ils savent qu’ils ont trop promis pour pouvoir tenir. Leur arrivée au pouvoir manifestera leur impuissance et déterminera brusquement leur effondrement. Mais la masse des troupes maximalistes marche derrière Lénine et Trotsky vers une seconde révolution. Il ne semble plus possible de retarder le conflit. Plékhanov est convaincu de son imminence et le souhaite passionnément au point de laisser entendre, lui, dont vous connaissez les scrupules démocratiques [sic], que si le mouvement ne se déclenchait pas spontanément, il faudrait le provoquer. Il pense en effet que la situation générale s’aggravera tant que la propagande des bandes bolcheviques - horrible mélange d’idéalistes utopiques, d’imbéciles, de malfaiteurs, de traîtres et de provocateurs anarchistes - continuera d’empoisonner le front et l’arrière. » Et comme lui aussi avait pour modèle la Révolution française, il déplorait qu’il n’y ait pas en Russie de Danton et de Robespierre pour prendre « la responsabilité d’une répression brutale. » Son seul espoir : « Savinkov, compromis dans l’affaire Kornilov, brouillé politiquement avec Kérensky, mais pour qui le Ministre-Président conserve beaucoup d’affection. Lui seul est capable d’accomplir par les beaux moyens jacobins [sic] l’œuvre d’épuration. » Sadoul en est tout de même un peu troublé et ajoute en note : « Plékhanov n’oublie-t-il pas que Savinkov est commandité par Poutilov ? » Mais il reconnaît que « Savinkov apparaît à beaucoup - socialistes, cadets, octobristes - comme le sauveur, soit qu’il vienne appuyer Kérensky, sur la demande de celui-ci, soit qu’il se substitue à lui, si Kérensky est incapable d’organiser la résistance contre les bolcheviks, soit qu’à la suite d’une victoire bolchevique il prenne la direction d’un mouvement général contre ce parti. » [2] Tels étaient les hommes qui avaient une large majorité dans la Constituante, sur la base de ce qu’au fond des provinces on se souvenait de leur passé anti-tsariste.

Ce ne fut donc pas au nom d’une « dictature du prolétariat » conçue comme étant représentée par le seul Parti bolchevik que celui-ci se retrouva quasi seul au pouvoir révolutionnaire, puis devint parti unique, mais par la logique des prises de positions politiques des partis existants dans la lutte de classes. Et s’il y eut présupposés théoriques dans ces prises de position, ce fut d’abord bien celle des mencheviks, à savoir la nécessité d’une étape inévitable de démocratie bourgeoise.

Au-delà ce fut le chaos (dont les lettres de Sadoul donnent une image saisissante), puis la « guerre civile » téléguidée, appuyée et payée du côté des Blancs par les impérialistes, où les bolcheviks firent... ce qu’ils purent, comme ils purent. La victoire de la révolution fut acquise à un tel prix que ses bases matérielles et humaines en furent compromises : pays ruiné et parti transformé par la guerre, et jusqu’au plus haut niveau de son encadrement. Le parti de la révolution, forgé dans la lutte la plus terrible, saigné par milliers de ses meilleurs éléments, se trouva gonflé par sa victoire, non seulement d’une masse de travailleurs, à coup sûr sincèrement communistes, mais à la fois sans formation marxiste et sans aucune expérience démocratique, mais en même temps d’aventuriers de tous poils, de nationalistes radicaux, voire de ralliés douteux, tous soumis pour le moment à une discipline devenue simple obéissance subie.

La forme soviétique de pouvoir était apparue aux bolcheviks comme forme spontanée de démocratie populaire révolutionnaire, de la même façon que la Commune de Paris était apparue à Marx comme la forme spontanée de la dictature du prolétariat. Mais on sait que les soviets dépérirent eux aussi dans le chaos de la guerre civile, et qu’une fois celle-ci terminée, ils reproduisirent en leur sein la dictature de ce parti militarisé, face à une paysannerie ruinée et supportant très mal le communisme de guerre et à un prolétariat affamé dont l’avant-garde avait été décimée par les prélèvements de la guerre et du pouvoir lui-même. Le soulèvement de Kronstadt fut la manifestation du pourrissement des conditions d’une démocratie socialiste du fait du chaos social et de la misère générale. Nulle autre démocratie que celle des soviets n’était possible au début de 1921, et surtout pas une démocratie d’assemblée.

Nulle autre, sinon de démocratie totale au sein du parti unique lui-même : les tendances, voire fractions, remplaçant les partis disparus par la mutation de l’arme de la critique en critique des armes. Et c’est là que se situent les grandes erreurs des bolcheviks, à la fois d’avoir interdit le droit de tendance et de fraction dans le Parti et de n’y avoir pas établi d’effectifs organismes de contrôle, indépendants des institutions de l’État. Ce à quoi il faut ajouter l’erreur propre à Trotsky de ne pas avoir engagé en 1923, comme Lénine le lui avait recommandé de le faire, la lutte ouverte contre Staline et sa fraction au XIIe Congrès du Parti.

Si la théorie lukacsienne du parti comme expression concrète de la conscience du prolétariat, entraînant l’identification de sa dictature comme celle de la classe, ne fut pas celle de la direction bolchevique, mais au contraire le reflet théorisé d’une pratique, tout se passa comme si cette substitution s’imposait sans faire question. Lukacs, pour sa part, trouva dans sa théorie la justification de sa longue adhésion au stalinisme. Et sans qu’on puisse lui en donner la responsabilité, ce fut au nom de cette conception du parti communiste comme représentant la conscience parfaite des intérêts les mieux compris du prolétariat à chaque moment de l’histoire que les partis staliniens ou stalinisés qui prirent le pouvoir assumèrent seuls ce pouvoir, et au besoin contre le prolétariat réel.

Dans le dernier texte qu’il nous a laissé, Jean-Marie Vincent cible, comme première erreur handicapante du trotskisme, d’avoir fait de la révolution d’Octobre, « un modèle qu’auraient à suivre les révolutions à venir », sans la considérer « dans ses inachèvements, dans ses faiblesses, mais seulement dans ses réussites éclatantes » [3]. Cette critique ne me semble pas juste. Ce n’est pas la révolution d’Octobre en elle-même que les trotskistes ont tenu comme un modèle général (Lénine lui-même, dans la Maladie infantile du communisme, n’avait-il pas tenté de dégager seulement ce qui était universellement valable dans cette révolution). C’est le type de parti révolutionnaire, bolchevik, qui a été trop longtemps tenu comme modèle, sans tenir compte de sa stricte historicité, et des graves dangers que son système recelait du fait de ces conditions spécifiques d’existence. Et si ce parti, comme avant-garde armée du prolétariat, fut l’instrument adéquat de la victoire révolutionnaire, c’est bien, inversement, ses caractères de centralisation militaire, devenus non-démocratiques du fait de l’impitoyable guerre contre la « dictature de la bourgeoisie internationale », qui permit le développement en son sein du cancer bureaucratique (comme d’ailleurs Trotsky en avait prévu la possibilité en 1904, dans son Nos tâches politiques). C’est donc toute idée de substitution du pouvoir de la classe travailleuse par le parti d’avant-garde qui doit être radicalement écartée de toute conception de la révolution.

Mais, ne le savions-nous pas depuis longtemps, et peut-on, de là, penser la transition révolutionnaire par des formules de démocratie « jusqu’au bout » ?

Quelle démocratie ?

De tous les mots démonétisés, celui de « démocratie » est le plus mystificateur. « Système politique, forme de gouvernement dans lequel la souveraineté émane du peuple », dit Le Grand Larousse. Dès sa naissance en Grèce, et malgré l’immense progrès qu’elle représentait hors et contre le despotisme régnant dans toutes les civilisations nées dans la protohistoire, cette définition n’en appelait qu’à la partie libre du peuple d’États esclavagistes. Et ce fut encore le cas des États-Unis d’Amérique, première démocratie des temps modernes. En fait, les véritables démocraties, telle celle de 93, en France, ne durèrent jamais longtemps. Partout, très vite, elles prirent toujours et partout le caractère de systèmes « bonapartistes » (avec ou sans « Bonaparte ») dans le sens où s’y réalisait un équilibre entre classes dominée et dominante, et au bénéfice de la dernière, plus ou moins importante selon les aléas de la lutte de ces classes, mais toujours garantie par le monopole de la force armée. Pour obtenir une telle domination de minorités contre les masses votantes, des systèmes de plus en plus subtils se succédèrent ; l’échec ou la rupture révolutionnaire de chacun d’entre eux conduisant à de nouveaux systèmes ou à des mesures, voire régimes, contre-révolutionnaires. C’est l’illusion démocratique produite par le fait de l’acquisition du seul droit de vote, perverti par les conditions électorales, la structure des institutions, les pesanteurs de l’État de fait, le pouvoir autonome de l’argent que Marx dénonçait comme « dictature de la bourgeoisie ».

Au fur et à mesure que la bourgeoisie s’est développée, les démocraties bourgeoises sont devenues de pures et simples ploutocraties, dont les appareils politiques sont devenus les serviteurs plus ou moins directs. Appeler démocratie le régime des États-Unis où il faut des millions de dollars pour que des candidats du grand capital s’affrontent, et où un Bush peut être élu par une minorité d’électeurs, avec une minorité de voix, plus un trucage électoral cynique validé par la plus haute Cour de Justice du pays, on s’étonne qu’un système qui permet un tel résultat soit considéré comme un modèle pour le monde entier par ce qu’on appelle la « communauté internationale » et ses innombrables médias. Et que la France soit considérée comme une démocratie, alors que la Constitution gaullienne, imposée grâce à un coup d’État militaire, a pu permettre qu’un Chirac soit élu avec 19 % des voix, par automatisme institutionnel, transformés en 82 %, ne fait pas problème à l’opposition de gauche qui n’a pas aboli cette Constitution quand elle en avait la possibilité et alors qu’elle l’avait promis.

On pourrait étendre ces exemples, avec des variantes infinies de combinaisons à quasi toutes les démocraties bourgeoises actuellement existantes. Il suffit d’appeler l’attention sur la plus proche actualité : la Constitution européenne, chef-d’œuvre de système antidémocratique complètement clos, destiné à permettre la dictature absolue du Grand Capital, dont les mystificateurs de tous poils demandent aux futurs esclaves d’accepter les chaînes.

En fait, on assiste à une régression des démocraties bourgeoises modernes, moins démocratiques que celles de la fin du XIXe siècle et jusqu’à celle de la IVe République. La représentation proportionnelle a disparu presque partout, et la monopolisation des médias modernes rend illusoire la liberté de la presse.

Donc, plus que jamais, « démocratie » est un mot qu’on ne peut employer sans complément. La démocratie bourgeoise n’étant que le masque de la dictature de la bourgeoisie, le projet d’une démocratie réelle, socialiste, ne peut en être le simple développement. Notre Ve République est typique à cet égard. Elle n’est en rien amendable.

Là encore, nous avons dans le passé récent, et jusque sous nos yeux, des exemples douloureux, en particulier dans cette Amérique du Sud où les systèmes électoraux sont encore, et pour l’instant, restés simples, et où les expériences de voies électorales de pouvoir populaire représentent de véritables cas d’école.

Au Chili, le coup d’État militaire n’était pas une simple réédition d’un processus classique dans cette région du monde : il y avait là combinaison de l’illusion qu’une caste militaire pouvait être neutre dans la lutte de classes ; et de la sous-estimation de l’inévitable intervention du super-impérialisme yankee. Tout État étant, selon le mot d’Engels, « un groupe d’hommes armés », aucun pouvoir à visées socialistes obtenu par les voies électorales démocratiques ne peut espérer s’établir et durer sans désarmer la classe ennemie et lui opposer sa propre force armée. Allende est mort de n’avoir pas compris cette leçon de marxisme élémentaire.

Mais, le Venezuela ? dira-t-on. Autre armée et autre corps des officiers ! Mais leur ralliement à Chavez est réalisé sur un programme populiste et non socialiste. La complexité de l’expérience présente trop de facteurs aléatoires pour que son devenir, qui dépend de nombre d’éléments intérieurs comme extérieurs, puisse être prévu.

Pour le Nicaragua, le cas était sans précédent : une révolution avait eu lieu et l’organisation révolutionnaire s’était établie au pouvoir. L’impérialisme américain (avec la complicité de tous les autres) a réussi à l’étrangler, puis à lui imposer des élections. En somme, en petit, ce que les moralistes politiques auraient voulu voir dans la Russie de 1921. Il y eut ce qui aurait eu lieu en Russie, en grand : la victoire d’une droite « démocratique » sur le terreau de la misère, de la désillusion, plus un début de bureaucratisation avec la corruption afférente.

Au Brésil, enfin, quatrième cas de figure : l’élection du leader d’un parti, qu’en notre langage nous pouvons définir comme « centriste de gauche », le Parti des Travailleurs, à la présidence de la République, et qui fut saluée par les sociaux-démocrates du monde entier comme la preuve de la possibilité de la transition sociale du pouvoir par la voie pacifique électorale. Bien que connaissant les cautions que Lula avait données, dès avant son élection, aux organes du capital international, la gauche du PT a joué le jeu de la participation gouvernementale et a eu raison de le faire. Mais il devient impossible d’y rester dans la mesure même où il apparaît que Lula n’applique pas le programme du Parti, mais le sacrifie aux diktats du FMI. La prise de conscience d’une trahison de ses leaders est toujours lente dans les masses, mais accompagner une dégénérescence est toujours suicidaire pour des révolutionnaires. Les impérialistes, eux, peuvent attendre patiemment la désillusion des masses pour voir Lula tomber et la droite revenir au pouvoir. À moins que... la révolution latino-américaine ne se développe.

Cette dernière expérience répond pratiquement à la question par laquelle la gauche respectueuse traque la LCR : Quand accepterez-vous de vous « salir les mains en participant à un gouvernement de gauche ? » Réponse : Quand un gouvernement sera porté au pouvoir, ayant obtenu le soutien de l’extrême gauche parce qu’il se sera engagé clairement pour une politique anti-libérale et avec un programme de mesures anti-capitalistes ! Dans un tel cas, le pari, joué avec les masses travailleuses, vaudrait qu’on s’engage.

L’ensemble de ces expériences est révélateur des conditions d’une mutation sociale ou non. C’est en tenant compte celles-ci que l’on doit se poser les problèmes d’une démocratie de transition socialiste.

Quelle transition ?

La première remarque est qu’aucune mutation sociale n’est possible sans la condition nécessaire, mais non suffisante, d’une immense mobilisation des masses. Sinon la répression de la bourgeoisie, nationale et internationale, brise l’expérience d’une façon ou d’une autre.

Sur ce point, c’est encore un exemple sud-américain qui s’impose, celui de l’Argentine. Pendant plus d’un an et demi, dans ce pays entièrement ruiné par la politique du FMI, tout un peuple uni a chassé l’un après l’autre les gouvernements bourgeois corrompus, sous le mot d’ordre « Qu’ils s’en aillent tous ! ». Mais aucun pouvoir populaire ne s’est dressé à leur place. Pourtant, la répression générale avait été rendue impossible, non seulement par le caractère populaire massif du soulèvement social, mais parce que, spontanément, le mouvement de masse s’était organisé en comités de toutes sortes, assemblées de quartier et inter-quartiers, organisant la résistance, la solidarité et le ravitaillement, et qu’ouvriers et techniciens avaient remis en marche leurs entreprises à leurs fins [4].

Il est caractéristique qu’absolument tous les grands mouvements de masse spontanés à caractère révolutionnaire s’organisent spontanément en de tels organismes à la fois politiques et d’action sociale, comités, conseils, ou de quelque autre nom qu’ils se donnent, mais qui tous sont ce qui, en russe, s’écrivit en 1905, puis 1917, « soviet ». Mais il faut une conscience politique élevée pour qu’ils se coordonnent au niveau national en organisme de pouvoir central. Et c’est ce qui a manqué en Argentine de par la faillite lamentable des organisations politiques d’extrême gauche divisées, incapables de dépasser leurs oppositions sectaires pour se mettre au service du mouvement de masse. Faute de cette centralisation, la bourgeoisie est revenue au pouvoir derrière un politicien à demi populiste.

Il semble donc bien qu’aucune transition sociale ne sera possible sans auto-organisation des masses dans des organismes de ce type, et leur centralisation en pouvoir d’opposition à celui de la bourgeoisie. Sans de tels organismes, même une révolution est vaincue, ainsi que cela est bien apparu au Portugal, où pourtant c’était une armée populaire (de conscription jusque dans une large part de son corps des officiers) qui avait déclenché cette révolution. Sans leur centralisation, saisissant des leviers de commandes essentiels, et sans un commencement de réorganisation de la production, pas de victoire durable. Lénine l’avait compris en donnant les soviets comme une, et principale, leçon à valeur universelle de la révolution russe [5]. C’est donc au-delà seulement que pourrait se poser l’établissement d’organismes de démocratie réelle, au sens de représentation équilibrée de tout le peuple, en ses contradictions subsistantes.

Quelles que soient les conditions d’une situation de double pouvoir, aucune étape démocratique ne peut se solder autrement que par un retour au pouvoir de la réaction si l’on ne règle pas les trois problèmes de la force armée, de la maîtrise des médias et des leviers de l’économie.

Il est vain d’espérer « ruser » avec la dictature de la bourgeoisie, d’autant plus féroce qu’elle voit sa mort se dessiner, et qu’elle s’est blindée à la fois par ses institutions et par des blocs militaires. Ce n’est que sur la base d’un rapport de forces puissant que l’on peut changer l’une ou l’autre des structures institutionnelles de la démocratie bourgeoise. Les briser entièrement demande bien autre chose.

Les armées de conscription ayant presque complètement disparu du monde, tous les mouvements révolutionnaires de masse trouvent et trouveront désormais devant eux des armées de métier, dont on sait combien il est difficile de les neutraliser et de les retourner. L’Europe a même élevé à un niveau plus haut sa capacité militaire contre-révolutionnaire avec son intégration (qui figure dans le projet de Constitution actuel !) dans l’OTAN. L’exigence de la dissolution d’une telle épée de Damoclès, sur les peuples de l’Europe en particulier, ne devrait-il pas être un mot d’ordre central de toute la gauche ? Le monopole des médias réduit l’expression démocratique à une fiction. Au cours de la révolution portugaise, une vive discussion avait eu lieu dans les rangs trotskistes quant à la prise de la direction par les ouvriers du journal Republica, et du contrôle de la radio catholique. Laisser ses moyens de désinformations et d’intoxication mentale à l’ennemi, c’est se suicider. L’exemple du Venezuela est révélateur qu’un pouvoir populaire qui laisse le monopole de la parole à l’ennemi de classe se livre au risque de son renversement. Des moyens d’expression, au moins égaux à ceux de l’ennemi sont aussi une exigence à imposer pour tout début de transition.

Lors d’un débat télévisé, Arlette Laguillier était restée sans voix devant l’argument de la fuite des capitaux. Comment se défendre des mesures économiques et financières contre-révolutionnaires d’un capital international si le premier acte de renversement du rapport de forces sociales n’est pas d’imposer des mesures qui violent les droits de propriété absolue et rejettent les juridictions internationales qui les scellent ?

Bien loin que le saut dans la transition puisse être obtenu par des voies démocratiques, ni, à l’inverse - et en adaptant les vieilles solutions libertaires -, par des investissements autogestionnaires de la base vers le sommet, c’est globalement que l’assaut devra être donné.

En en finissant avec la formule de « dictature du prolétariat », on n’en a donc pas fini avec les mesures révolutionnaires « dictatoriales » (au sens de Marx, c’est-à-dire légitimes, bien qu’outrepassant la légalité bourgeoise) qu’imposera toute situation de double pouvoir, puis de pouvoir socialiste.

Mais mesures dictatoriales prises par qui ?

Qu’en est-il du prolétariat ?

Réduit à son vieux sens qui le limitait aux ouvriers en salopettes et casquettes de la grande industrie, depuis André Gorz le monde intellectuel n’en finit pas de ricaner sur sa disparition et, par là même, sur la néantisation de la prophétie de Marx qui le vouait au salut de l’humanité. Outre que ce prolétariat (avec ou sans casquettes), fait encore la grande masse de la population de la planète, les ricanements prouvent la crasse ignorance sociologique du plus gros du corps des intellectuels. Mais il est triste que des marxistes ne sachent pas comment se débarrasser de ce vieux mot un peu ridicule et ne sachent pas répondre à l’argument d’une prétendue « mission messianique » accordée par Marx à une classe qui n’existerait plus !

Pour Marx « les trois grandes classes de la société moderne fondée sur le mode de la société capitaliste » sont « les travailleurs salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers », soit « ceux qui ne possèdent que leur force de travail, ceux qui possèdent le capital et ceux qui possèdent la terre » [6]. Si ces classes ont changé dans leur structuration et que la dernière ait perdu de son importance, cette composition essentielle demeure, le reste des populations n’étant que les débris des classes anciennes et le magma sans unité sociale de la petite bourgeoisie, flottant entre les classes fondamentales. Et pour nous comme pour Marx, le prolétariat est constitué de « ceux qui ne possèdent que leur force de travail », qu’elle soit physique ou intellectuelle, et de plus en plus les deux à la fois. Déjà, en son temps, Marx expliqua comment le « capital marchand » réalisait du profit sans créer de plus-value avec ceux qu’il appelait « les salariés commerciaux » (qui sont pour nous « les travailleurs du secteur tertiaire »), « en ne payant pas intégralement au capital productif le travail impayé contenu dans les marchandises (pour autant que le capital investi dans leur production fonctionne comme une partie aliquote du capital industriel total), mais en le faisant payer lorsqu’il vend ces marchandises » [7]. Notons d’ailleurs ici que c’est cette répartition de la plus-value, du secteur productif aux secteurs, aujourd’hui multipliés, de la distribution, dont déjà Marx montrait les effets dans le phénomène de réduction du taux de profit.

La différence entre le temps de Marx et le nôtre, c’est donc à la fois l’extension et l’élargissement de l’échelle des revenus de « ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre », créant un immense éventail qui va d’une nouvelle aristocratie ouvrière jusqu’à un lumpen-prolétariat, ce qui a tendu à une large dissolution de la conscience pour soi de ce gigantesque prolétariat. Mais ne sommes-nous pas à l’aube d’un second temps, où la crise de la société capitaliste, amenant le capital international à une offensive généralisée et universelle contre cet immense prolétariat hétérogène, conduit tendanciellement celui-ci à sa prise de conscience unifiée du caractère commun de son exploitation et de son oppression ?

Pour Marx, c’est par le fait que le (vieux) prolétariat industriel était organisé par la production elle-même qu’il trouvait à la fois le moyen de s’élever à sa conscience de « classe pour soi », et en cela sa capacité à combattre le capitalisme, non seulement au niveau de ses revendications économiques, mais jusqu’au niveau politique, de l’aspiration démocratique révolutionnaire et socialiste. Cette déduction, loin d’être une fantasmagorie, se manifesta par les luttes prolétariennes d’un siècle et demi. Que celles-ci aient été finalement vaincues, y compris en Russie où s’établit le premier État ouvrier, par la contre-révolution interne à la révolution, invalide à coup sûr le pronostic trop linéaire de Marx, mais non son analyse des forces en présence, ni de l’inévitable faillite du système capitaliste, ni de ce que seule la classe susceptible de créer une société sans classes soit le prolétariat.

Que faire ?

Le problème posé aujourd’hui devant nous n’est pas celui de l’élaboration de modèles (utopiques) d’organisation de la démocratie socialiste, certes nécessaires comme objectifs mobilisateurs, pour l’au-delà de la victoire, mais celui de comment vaincre, alors que l’ennemi se blinde d’autant plus fortement qu’il pourrit à l’intérieur de ses cuirasses. Il s’agit de remonter la pente que nous ont fait descendre les faillites des vieilles organisations ouvrières.

Comme par un retour en arrière, il s’agit aujourd’hui, comme au cœur du XIXe siècle, de la (re)constitution politique du prolétariat, au travers de luttes dont les terrains sont multiples. Et pour nous, Européens de fait, non pas de l’Europe dont le socialisme avait fondé l’espoir d’avenir, mais d’une Europe construite contre nous, que nous devons ressaisir par l’organisation prolétarienne européenne. Comme Marx et Engels l’ont fait voici un siècle et demi, c’est si l’on parvient à dégager le programme commun du nouveau socialisme, où le prolétariat mondial se reconnaîtra, que se créera la force capable d’abattre le système devenu celui de la misère universelle et de la mort en masse.

M. L.

Post-scriptum : Les élections présidentielles américaines viennent d’apporter un nouvel éclairage sur le devenir de la démocratie bourgeoise. Tous ceux qui ont pu assister à la retransmission télévisuelle de cette élection ont pu remarquer deux phénomènes étranges. Tout semblait annoncer la victoire de Kerry et confirmer l’effet de l’élévation de la participation électorale, en particulier du fait d’une jeunesse, en grand (Notes du militant-webmestre : et encore une erreur du site national de la LCR - trou à compléter !)

Notes

[1Rosa Luxemburg, Œuvres II - Écrits politiques 1917-1918, FM/Petite collection Maspero, 1969.

[2Jacques Sadoul, Notes sur la Révolution bolchevique, éditions de la Sirène, 1920.

[3Jean-Marie Vincent, « Le trotskysme dans l’histoire », in Critique communiste, n° 172, printemps 2004.

[4François Chesnais et Jean-Philippe Divès, Que se se vayan todos ! - Le peuple d’Argentine se soulève, Nautilus, 2002.

[5Lénine, la Maladie infantile du communisme, chap. 3 : « Principales étapes de l’histoire du bolchevisme ».

[6Karl Marx, Œuvres, Économie, t.II, « Fragments - les classes », p.1484, éd. de La Pléiade, Éditions Gallimard, 1968.

[7Op. cit., « Capital commercial, XI », p. 1065.

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