- Critique communiste — Ton dernier livre va paraître dans quelques jours — il s’agit d’un « essai sur l’idéologie » [1] ; peux-tu nous expliquer la signification de ce « détour » par l’idéologie, au regard de la réflexion et de l’action politique ?
Georges Labica — La démarche constitue en effet un détour, qui rejoint aussi la lecture de Gramsci, encore que ce dernier ne soit guère présent dans le livre ; si j’avais à l’écrire aujourd’hui, Gramsci occuperait une place plus déterminante. Détour donc, puisque je suis revenu sur l’ensemble des textes de Marx et Engels sur l’idéologie, sans crainte de remettre en chantier des choses faites des quantités de fois, mais en relation avec nos actuelles préoccupations politiques, en France et au dehors, me semble-t-il.
Chez les « classiques », chez Marx, Lénine, Trotsky et même chez Gramsci, il y a une sous-estimation de l’extraordinaire puissance d’intégration du capitalisme. Il ne s’agit pas d’une sous-estimation seulement théorique, mais théorique et pratique. Ils n’avaient pas sous les yeux les formes de domination culturelle, intellectuelle, institutionnelle et idéologique auxquelles, nous, nous sommes confrontés, et qui nous posent un problème nouveau. Ce problème je l’ai inscrit sous la rubrique « idéologie », parce que c’est une notion classique, relativement familière ; on pourrait, comme le fait Gramsci, dire « culture ». Lorsque Gramsci, par exemple, envisage une « hégémonie » qui précèderait la conquête du pouvoir, il la conçoit sous la forme du consentement, ce qu’on appellerait aujourd’hui le consensus. Un consensus parmi les dominés leur permettant d’occuper ce qu’il appelle les différentes « casemates » de la société civile, et qui, par conséquent, ferait pièce à la société politique, c’est-à-dire l’Etat. Autrement dit, il s’agit non seulement de donner aux dominés la conscience des conditions de leur domination, mais aussi de les convaincre de la nécessité pour eux de se rallier à un projet de société majoritaire, et ce dès avant la conquête du pouvoir. Ce qui, aujourd’hui, me frappe, c’est que cela n’est plus possible. Pour toutes sorte de raisons, mais qui convergent.
Ces raisons tiennent d’abord à ce qu’il faut bien faire le bilan et constater que les bourgeoisies européennes, les classes dominantes, ont beaucoup appris, y compris du marxisme, de sa stratégie et de sa tactique, d’une façon qui a été sous-estimée par nous et par tout le mouvement progressiste. Elles savent très bien s’ajuster au rapport de forces ; elles comprennent jusqu’où elles peuvent ne pas aller trop loin.
D’autre part, il y a eu sous-estimation, de la part de Gramsci des formes institutionnelles dont dispose l’Etat. Ainsi, lorsqu’il pense à l’hégémonie, il se réfère fondamentalement aux institutions scolaires, à la presse, dont il attend un rôle important pour la constitution de cette hégémonie. Il importe, bien sûr, de reporter tout cela à l’époque, aux débats sur la réforme scolaire en Italie, au rôle joué par la presse communiste… Mais comme Perry Anderson le souligne dans son livre Sur Gramsci, que, personnellement, j’estime fort bon, Gramsci a nettement sous-estimé les institutions proches de l’Etat, non seulement celles qui fonctionnent à la coercition telles la police et l’armée, mais aussi les différentes formes de contrôle, spécifiquement capitalistes.
Autre raison : le fait que les partis communistes en Europe, et en France cela se voit presque jusqu’à la caricature, depuis leur fondation, non seulement ne sont pas parvenus à prendre le pouvoir, s’en sont très peu rapprochés, mais donnent l’impression d’en être plus éloignés que jamais. Si on en cherche les explications, il ne faut pas en revenir indéfiniment à la crise du marxisme et à la crise des modèles socialistes ; il convient aussi de voir, dans leur pratique, ce qu’il faut bien appeler une soumission à la politique bourgeoise. Les partis communistes se sont établis dans les cadres institutionnels établis, y compris du point de vue de la propagande, et même de la récupération de certaines valeurs. On l’a vu à certains moments, de la part du PCF et de la CGT, avec les problèmes dits de la « morale ». Les PC se sont ainsi eux-mêmes limé les dents. Ils pensaient qu’en entrant dans le système ils parviendraient à travailler davantage ses contradictions : c’est l’inverse qui s’est produit. En France, le passage des communistes au pouvoir s’inscrit totalement dans cette logique. Si la soumission aux règles bourgeoises de la politique est complètement intériorisée par les socialistes, elle n’est pas étrangère à la pratique des communistes.
Tout cela pour dire que le détour par l’idéologie consistait à attirer l’attention sur ce phénomène-là, et en particulier à montrer qu’aujourd’hui il faut prendre en considération de manière beaucoup plus nette ces processus d’intégration sociale et idéologique (ou « culturelle »).
- Critique communiste — Peux-tu nous donner des exemples de tels processus ?
Georges Labica — Si on devait en nommer quelques-uns, on dirait qu’il y a un consensus qui tend à s’établir concernant l’appréciation de la crise économique. Il semble que l’idée de la crise est acceptée, avec ses deux versants : d’un côté, les « sacrifices », de l’autre, les « solidarités nationales ». À l’inverse, la politique du libéralisme n’est pas pleinement perçue. On parle bien de « société duale », de « société à deux vitesses », mais je ne suis pas sûr que cela soit entré dans les têtes de manière aussi nette que la fatalité de la crise.
Il y a, traduits au parlement, les consensus sur les crédits militaires, la nécessité sur la politique de défense ; la France a pris un retard considérable dans la lutte pour la paix. Il y a acquiescement à une politique néo-coloniale, la nostalgie de la défense de l’Empire. Les Britanniques ne sont pas les seuls, au moment des Malouines, à avoir fait bloc autour de Thatcher : Mitterrand a été le chef d’Etat le plus enthousiaste à l’égard de cette entreprise. Sur le Tchad, le Liban, même le Nicaragua, et le renoncement aux premières positions affichées à Cancun, s’impose un constat analogue.
On pourrait citer les formes régressives, comme l’aspiration au rétablissement de la peine de mort. Sans oublier les 36 % d’opinions sympathisantes du Front national sur la question du racisme et sur celle du SIDA, c’est-à-dire l’acquiescement à des formes d’exclusion.
Tout cela semble intériorisé. Il faut y ajouter un phénomène que les classiques et Gramsci ne connaissaient pas : le contrôle médiatique. Aujourd’hui, on est en face de phénomènes massifs, la possibilité, par le câblage, pour quelques officines, de littéralement endoctriner le monde entier. On va vers des formes subtiles de désinformation ; de ce point de vue, le dossier du Monde diplomatique du mois d’avril est plein d’intérêt ; c’est le genre de textes qu’on aimerait voir répandre et discuter.
Tel est donc le sens du détour par l’idéologie. Avec, naturellement, la question qui en découle — bien sûr, la plus hypothétique — celle des conditions d’un processus révolutionnaire d’un type nouveau sur lequel, personnellement, je ne sais rien… Mais l’idée que j’avance est qu’il faudra prendre en compte beaucoup plus fortement qu’on ne l’a fait jusqu’ici les déterminations idéologiques. Du point de vue des stratégies politiques, ça ne peut donner que quelque chose d’extrêmement simple consistant à dire qu’il faut trouver un autre langage, d’autres formes d’adhésion politique et, en tout cas, toutes ces formes ont à prendre les gens où ils sont, comme ils sont, et avec ce qu’ils ont dans la tête. Un des grands défauts de la gauche est de se couvrir de la formule : « nos analyses sont justes, mais les gens ne comprennent pas ». Vieux truc qui signifie simplement l’inadéquation totale du langage et, derrière, l’incapacité pédagogique. Il n’y a pas de raison, quels que soient les moyens dont elle dispose, que la bourgeoisie trouve le chemin de la tête des gens alors que les forces révolutionnaires n’y parviennent pas, dans une société qui a fondamentalement besoin d’une transformation radicale pour briser avec ce vers quoi nous entraîne le libéralisme : la société duale, toutes les formes d’exploitation, d’exclusion d’une partie de la population, de démission. Pensons au chômage, de plus en plus dramatiquement accepté comme une réalité établie !
Mon idée est que, même si on garde le schéma traditionnel lutte économique-lutte politique, la lutte idéologique devient déterminante. Tout en reconnaissant qu’on n’a jamais eu moins de moyens, y compris oraux et écrits, pour la mener. Il me semble qu’il y a là un problème qui doit appeler des changements de fond. Dans ce petit livre, juste cette indication là : un privilège à accorder à la lutte idéologique et aux conditions pour la mener. Ce qui devrait amener à une reconsidération de la lutte des classes dans ce pays, parce que les clivages idéologiques ne sont pas représentatifs des classes, ils sont transclasses. Convenons que l’identification idéologique des classes ou des groupes sociaux est très difficile à faire. Il suffit de voir les déplacements des votes ouvriers vers le Front national, c’est une réalité incontournable sur laquelle on ne peut fermer les yeux en disant : « c’est un accident ». Ce n’en est pas un.
- Critique communiste — Comment par rapport à ces problèmes, situer spécifiquement Gramsci ?
Georges Labica — Gramsci est étroitement lié à cela. Il est clair qu’il a été le plus sensible à ce phénomène. Si on veut souligner l’apport de Gramsci, quitte à schématiser beaucoup, il faut le faire par rapport à deux autres figures emblématiques, celles de Marx et Lénine. Marx est tourné vers le côté de la science du marxisme, c’est-à-dire qu’il essaie de produire une analyse scientifique des conditions de l’exploitation, afin évidemment d’y mettre un terme. C’est l’essentiel du travail de Marx : il produit les raisons qui font que le réel est ce qu’il est pour le dominé. Et, naturellement, il laisse une œuvre inachevée. Avec Lénine, ce à quoi on a affaire, c’est le côté de l’organisation, c’est-à-dire du parti, parce que Lénine est le premier marxiste qui fait la révolution, et sa grande idée est de construire une organisation dans le cadre de la Russie.
On peut pointer une ambiguïté qui trouve son origine chez Marx et qui se maintient dans toute l’histoire du mouvement ouvrier, à savoir celle du double regard. Tourné, d’une part, vers l’expérience et la créativité des travailleurs : d’où le fait que Marx remanie ses propositions stratégiques, et même certains de ses concepts, en regardant le prolétariat parisien, en 1848, en 1871 ; tourné, d’autre part, vers la nécessité de construire une approche scientifique et de la diffuser. Cela donnera, dans l’histoire du mouvement ouvrier, une tradition, disons, bien que ces mots aient une connotation péjorative, spontanéiste-volontariste, qui signifie une attention à la créativité des masses elles-mêmes dans les luttes, et une tradition dogmatique, qui culminera avec Staline, dans laquelle le parti se transforme en instituteur de la classe ouvrière, et la « science » devient le monopole du secrétaire général…
Cette ambiguïté-là, elle existe. Ce qui fait l’intérêt de Gramsci, C’est que, lui, met l’accent sur ce qu’il appelle la culture. Il a pensé à partir d’un double problème. Le premier est celui de la révolution qui a été faite, c’est-à-dire la révolution en URSS ; ce n’est pas un hasard si Gramsci est un des premiers, dans une lettre au CC du PCUS que Togliatti a non seulement refusé de signer mais de transmettre, à mettre le doigt sur la perversion bureaucratique en train de se mettre en place, et qu’il a vue de près lorsqu’il était délégué à la IIIe internationale. Le second problème : comment faire la révolution en Occident ? Il y en a une de faite, il y en a une autre à faire. Gramsci voit très bien que les deux seront différentes. Sur la manière dont il l’explique, la différence entre Etat et société civile en Russie et en Europe, on peut discuter : la société russe n’était pas aussi « gélatineuse » qu’il le dit, la société civile en Europe n’est pas aussi riche d’organisations et de possibilités révolutionnaires qu’il l’a cru… L’important est que Gramsci pense au plus près des spécificités nationales. Comme Lénine, au demeurant, qui fait la révolution en Russie, pas en Allemagne… Gramsci veut la faire en Italie, où il faut se confronter au problème des disparités de développement entre Nord et Sud — ce qu’il appelle la question méridionale —, au problème de la région… C’est là que l’apport de Gramsci est peut- être le plus considérable. Il indique, par exemple, que les intellectuels organiques du prolétariat devraient en quelque sorte prendre exemple sur ceux de l’Eglise, pour la manière dont celle-là a réussi à créer un consensus de masse. Il explique que la force de l’Eglise est d’avoir évité qu’il y ait plusieurs religions, une pour les pauvres, une pour les riches, une pour les intellectuels, une pour la hiérarchie… Il y a eu cette intégration, et Gramsci se demande comment les conditions de cette intégration de la part du parti de la classe ouvrière peut être réalisée. Il pose alors de vraies questions, en toute liberté, allant jusqu’à comparer le Christ à Marx, Lénine à Saint- Paul, et dire qu’en fin de compte le marxisme-léninisme devrait être quelque chose comme le christianisme-paulinisme... Tout cela représente une grande richesse d’idées : Gramsci voit l’importance réelle des facteurs culturels. Il nous aide à la mesurer, ici et maintenant. Ce n’est pas Gramsci qui expliquerait que, pour convaincre les paysans, il faut leur apporter le programme du parti et le leur faire lire. Il aurait vu la chose autrement…
Il faut reconnaître que, de ce point de vue, le Parti communiste italien a partiellement réussi, au prix d’un certain nombre de renoncements politiques, à réaliser l’hégémonie, ce qui l’amène à occuper aujourd’hui le terrain proprement dit d’une organisation révolutionnaire mais aussi celui d’une organisation social- démocrate. C’est un parti qui a une implantation de masse, dans lequel les masses se reconnaissent, avec des différences qui sont souvent profondes. Même s’il y a un prix à payer, la leçon de Gramsci a été entendue.
Gramsci aide, surtout en France, à poser des problèmes auxquels on n’est pas très habitué. On a toujours accordé un grand privilège à l’économie et à certaines formes politiques, en négligeant ce qui est profondément culturel. Par exemple, Gramsci aurait appelé luttes culturelles les luttes du mouvement féministe, celles pour la solidarité avec les travailleurs immigrés, pour l’obtention du droit de vote. Alors qu’on voit bien, en France, chez les socialistes comme chez les communistes, de grandes réticences sur ces sujets. On veut vraiment s’intégrer à la politique bourgeoise. L’idée du « parti de gouvernement », c’est ça ; dire « nous sommes un parti de gouvernement », c’est comme Mitterrand qui a écrit Le coup d’Etat permanent et qui, depuis qu’il est installé, ne jure plus que par les institutions de la Ve République et y fait adhérer.
Prenons la question des jeunes aujourd’hui : le langage tenu par les organisations politiques est un langage inadéquat, non pas parce que les jeunes aiment les blue-jeans et le rock, mais parce qu’ils ont une manière de penser qui n’est plus celle de leurs aînés de 1968. Il faut donc trouver les moyens d’aller les chercher là où ils sont, parce qu’ils sont une réserve révolutionnaire. Ou alors il faut renoncer à tout projet de transformation.
- Critique communiste — Les années soixante-dix ont été marquées par une « lecture eurocommuniste » de Gramsci ; ne vaut-il pas, avec le recul, de revenir sur la validité de celle-ci ?
Georges Labica — Je suis très frappé par le fait que, un peu partout dans le monde, la commémoration du cinquantième anniversaire de la mort de Gramsci ne passe pas inaperçu. En Italie, c’est normal, il y a de très nombreuses manifestations, dont le point culminant va se dérouler à Rome à la fin du mois. Mais il y en a ailleurs, à Athènes, par exemple, un colloque Gramsci a été organisé par l’opposition, il a été ouvertement politique. Plus surprenant encore, un symposium Gramsci vient de se tenir au Chili. Gramsci, au Chili, c’est tout sauf un Gramsci académique. J’ai discuté de Gramsci avec les dirigeants des Mapuches, c’était extraordinaire. Certains ont dit : « Nous ne connaissions pas cet homme là, avant que des camarades nous disent qu’il allait y avoir un congrès, nous avons répondu : “Si c’est un révolutionnaire, on y va” ». Le Gramsci qu’ils ont rencontré ne les a pas déçus.
Or, en France, il n’y a rien. Naturellement quelques revues ont publié des articles, mais ce ne sont pas des manifestations de la même taille que ce qui s’est fait ailleurs, avec des affiches, de la publicité, des participations internationales… Je crois qu’il est intéressant de se demander pourquoi.
Dans les années soixante-dix, Gramsci était une figure du PCF, qui le découvrait miraculeusement après l’avoir littéralement occulté. Il faut se rappeler que le PCF avait renâclé devant l’entrée en France de Gramsci. Le premier choix de textes, supervisé par Cogniot, faisait savoir au lecteur éventuel qu’il fallait prendre tout cela avec des pincettes et qu’on avait affaire au fond à un hérétique. Il y a eu quelques publications, mais qui n’ont pas dépassé les choix de textes, dont le dernier, d’André Tosel, est fort bien fait. C’est à la faveur de l’eurocommunisme qu’on a parlé de Gramsci.
Du côté du Parti socialiste, c’est encore plus net : visiblement, Gramsci était la seule figure acceptable dans la tradition marxiste. On ne pouvait rien lui reprocher. D’autant qu’il était en prison, ce qui arrangeait bien tout le monde !
Or, aujourd’hui, ni l’Institut de recherches socialistes ni l’Institut de recherches marxistes ne font quoi que ce soit. Rétrospectivement, c’est une indication de ce qu’était l’eurocommunisme dans ce pays : il a servi de maquillage idéologique, et s’est finalement inscrit dans une stratégie de caractère électoraliste. Il y avait de tout dans cet eurocommunisme. Une forme de droite, que j’appelais à ce moment là l’eurocommunisme « mou », qui faisait pratiquement de Gramsci le père du réformisme moderne. Il y avait un eurocommunisme un peu plus dur, qui n’oubliait pas que Gramsci n’avait jamais cessé de se réclamer du léninisme. Il s’agissait d’un phénomène intéressant concernant la vie politique en Europe, parce que le problème a largement dépassé le cadre de la France. En Italie, il y avait une base, dans la mesure où toutes les transformations, même les revirements tactiques, du PCI, à droite ou à gauche, ont toujours été placés dans la ligne de Gramsci. Alors qu’en France je me demande si un seul des dirigeants actuels du PCF a jamais lu une page de Gramsci. Plus généralement, le nombre d’intellectuels qui, en France, ont une fréquentation sérieuse de Gramsci n’est pas très grand.
Ce qui se passe aujourd’hui nous renvoie à ce que l’adhésion à l’eurocommunisme avait de conjoncturel. D’ailleurs, la rapidité avec laquelle on est passé de la notion d’eurocommunisme à celle d’eurogauche est significative. Qui aujourd’hui se réclame encore de l’eurocommunisme ?
Dans les mêmes années soixante-dix, pour garder ce point de repère, en Amérique latine, la fonction politique de Gramsci était totalement différente. Ce n’était pas le même Gramsci. Récemment encore, j’ai eu l’occasion de lire des textes qui ont circulé dans un colloque à Buenos Aires, mais il y en a eu à Mexico et ailleurs… On a affaire à un Gramsci auquel les camarades ne mettraient pas volontiers l’étiquette d’eurocommuniste, mais c’est vraiment un révolutionnaire. C’est ainsi qu’il a été perçu au Chili. Alors que, à l’inverse, en Italie, j’ai vu un certain nombre d’intellectuels, y compris des gens influents dans la direction du PCI, qui minimisaient le plus possible le côté léniniste de Gramsci et majoraient sa référence à la tradition idéaliste italienne, Gentile, Croce… Les Latino-Américains, eux ne voient pas en Gramsci, comme l’ont fait les Européens, du temps de l’eurocommunisme, un véritable substitut de Lénine. Ils y voient quelqu’un qui a fait un pas de plus vers les problèmes qui les intéressent, — c’est-à-dire les questions du sous-développement, abordées avec la question méridionale, celles des grands phénomènes culturels, comme la religion, et en effet l’Amérique Latine a beaucoup à apprendre de ce que Gramsci a dit de la religion, enfin un troisième pôle d’intérêt avec la question des intellectuels. Les intellectuels d’Amérique latine, même s’il faut toujours nuancer, ont un comportement qui n’est pas celui des intellectuels européens, victimes d’une espèce de « trahison des clercs », comme disait Benda. L’Amérique latine comprend un grand nombre d’intellectuels soucieux de se lier aux masses, de travailler dans le sens des transitions révolutionnaires. On voit comment peut fonctionner alors la référence à Gramsci : on retient notamment que Gramsci a été emprisonné près de treize ans par le fascisme. Ici, c’est de la vieille histoire, parce qu’il n’y a plus de régime fasciste en Europe. Mais les Grecs, par exemple, parce que les colonels ne sont pas si vieux, vient en Gramsci le militant antifasciste. En Espagne, dans l’eurocommunisme des débuts, de la part de militants qui sortaient de la clandestinité, il y a eu une sensibilité à Gramsci qui était en relation directe avec la lutte contre le franquisme.
- Critique communiste — Tu as écrit dans ton livre Le Marxisme-léninisme [2], que recommencer le léninisme, c’est « inventer, dans des conjonctures nécessairement spécifiées, les conditions d’une révolution communiste ». Pour aborder l’actualité la plus immédiate, quelles conséquences tirer de cette réflexion pour les tâches actuelles ?
Georges Labica — Il faut voir les deux problèmes qui se dégagent de tout cela et qui sont croisés. Sur l’idéologie et la question de la culture, je l’ai déjà dit, pour l’essentiel, c’est une direction aujourd’hui prédominante et qui doit occuper notre réflexion. Pas de doute là-dessus. Quand on parle des transformations de la classe ouvrière, des luttes de classes, il faut, sans sous-estimer naturellement l’économique et les canaux dans lesquels s’inscrit le politique, regarder avec la plus grande attention du côté des facteurs idéologiques, parce qu’ils représentent les moyens d’arriver à la conscience des masses et de créer ce type de rapports entre masses et intellectuels auquel appelait Gramsci. Etant entendu que Gramsci prenait « intellectuel » dans un sens large : aussi bine les intellectuels individuels, que les groupes, la presse, que fondamentalement, le parti, en tant qu’intellectuel collectif. « Unité idéologique de masse », disait-il, unité d’échanges permanents. Et il notait très bien que lorsque le parti était en phase progressive il y régnait la démocratie, et qu’en phase régressive c’était le centralisme. Ce phénomène de diastole-systole nous est depuis familier.
- Critique communiste — Tu ne sembles pas accorder grande importance à la « crise de la forme du parti » ?
Georges Labica — Je ne crois pas à une crise de la fonction d’intellectuel collectif du parti, du point de vue de ses trois tâches, pour reprendre les formules de Brecht : attaquer et dénoncer partout l’idéologie bourgeoise, être attentif aux forces qui font bouger le monde, développer la théorie pure, c’est-à-dire l’analyse des contradictions. Ce qui recoupe bien les trois éléments : la science, l’organisation et la culture. Ensuite on peut critiquer tant qu’on veut la « forme parti », à travers ses formes historiques, ses modes de fonctionnement etc. Mais, en ce qui concerne l’intellectuel collectif, d’une part, et, d’autre part, la nécessité d’une organisation, d’une structure, c’est quelque chose dont il n’est pas possible de se passer aujourd’hui, dans la mesure où, en face, on a des structures, on a des organisations, et de quelle force ! Et même la vieille idée que le parti est une forme de violence institutionnalisée qui répond et s’oppose à la violence étatique de la bourgeoisie, ce n’est pas une idée fausse.
Il y a nécessité pour les travailleurs de s’organiser, de se donner une structure. Les modes de fonctionnement, d’élection, tout cela peut parfaitement être revu. On peut établir d’abord des formes démocratiques, ensuite discuter des roulements dans les postes électifs, poser le problème des permanents, déterminer les conditions de réelles autocritiques [3]. Mais si on supprime cette structure, qu’est-ce qu’on a ? Le mouvement ? Le mouvement, c’est, en fin de compte, une structure secrète, ce qui se passe au PS. Il vaut mieux que la structure soit publique, ouverte et qu’on le sache. L’indispensable critique du PCF, si elle conduit à la remise en question de toute forme d’organisation pour les dominés, conduira à de considérables dommages. Il faut faire un effort d’invention. On le voit bien pour des organismes plus mobiles comme les syndicats et la CGT, la vie elle-même provoque des transformations internes ; Krasucki ne se comporte pas dans les syndicats comme Marchais et Lajoinie dans le parti. Il y a nécessairement une attention aux réalités des luttes et des aspirations, aux initiatives et à la créativité. En fin de compte, ce qu’on reproche au PCF c’est de ne plus avoir pris cela en compte depuis des années, d’avoir substitué à la classe une espèce de bureaucratie qui régit la vie politique selon des déterminations qui ne sont jamais soumises aux militants.
Il est une autre question qui est beaucoup moins perçue, pour ne pas dire totalement occultée, c’est celle ce l’État. J’avais déjà été très frappé, au moment des discussions sur l’eurocommunisme, par cette espèce de clivage qu’on mettait dans la pensée de Gramsci en isolant le moment de l’hégémonie, politico-éthique, ou culturelle (c’est-à-dire l’idée de créer un consensus révolutionnaire antérieurement à la prise du pouvoir), et en oubliant que la finalité de l’hégémonie c’est précisément la conquête du pouvoir politique et que, dans toute son œuvre, Gramsci n’a jamais cessé d’envisager les moyens de la destruction de l’Etat bourgeois. Il n’y a pas de texte de Gramsci qui, sur ce point, renonce au léninisme. Lorsque Gramsci complète et enrichit le concept d’hégémonie par le consentement, lorsqu’il parle de coercition-consentement, cela ne signifie à aucun moment l’escamotage de la question de l’Etat et la nécessité de sa destruction.
D’ailleurs, le problème que Gramsci suggère de temps en temps est celui du maintien de l’hégémonie après la conquête du pouvoir. Le regard qu’il a porté sur la révolution soviétique lui a donné à penser que l’hégémonie avant la prise du pouvoir est une chose, et que l’hégémonie après la prise du pouvoir en est une autre : il faut essayer de la maintenir et non pas se fier aux seules directives du parti, placé en position dominante.
Cette question de l’Etat, face aux perspectives stratégiques actuelles, doit être remise en plein éclairage. D’abord, quand on regarde du côté du PCF, on constate que, depuis au moins une dizaine d’années, toute réflexion sur l’Etat et sur les perspectives de la conquête du pouvoir est totalement éliminée. Au CERM, il y a une douzaine d’années, s’étaient déroulés des cycles de réunions portant sur la question de l’Etat, la nature et les formes de l’Etat dans les pays socialistes, avec des débats… La direction du parti a interdit de publier tout cela, même sous forme de cahiers [4]. Aujourd’hui, si tant est que le PC ait une stratégie, il n’y a rien en ce qui concerne la nature de l’État actuel, l’État de la bourgeoisie, qui n’est plus l’État capitaliste de Gramsci, et qui est encore moins l’État féodal qui a été abattu par les bolcheviks ? (Il s’agissait de deux Etats différents, ce que ni Lénine ni Gramsci n’ont théorisé, mais, dans leurs pratiques, ils le savaient.) Aujourd’hui, il n’y a même plus d’analyse sur les formes nouvelles prises par l’État, sa diffraction dans la société civile, la relation entre le libéralisme et l’« État de droit », et toutes les analyses gravitant autour de cette notion de l’État de droit qui tend à devenir objet de consensus. Qu’est-ce que ça veut dire, l’« État de droit » ? On attend les critiques ajustées à cette idéologie.
Chez les socialistes, le problème ne se pose pas : l’État tel qu’il est leur convient parfaitement, ils veulent l’occuper. Ce n’est même pas Kautsky, c’est la cohabitation : on occupe la maison ensemble, avec.. la bourgeoisie.
Un phénomène intéressant, qui a été relevé par Critique communiste (n° 61) et que j’ai indiqué dans M [5], est que le manifeste des communistes rénovateurs, nonobstant son intérêt largement reconnu, est muet sur la question de l’Etat et de la conquête du pouvoir. Tout se passe comme si les camarades avaient en quelque sorte intériorisé un abandon qui vient du PC lui-même. À croire qu’il s’agit d’une question taboue. Peut-être pour des raisons de « consensus » (!), ne veut-on pas parler de ces choses-là qui pourrait choquer. Pourtant, dans la mesure où le manifeste est intitulé la Révolution camarades !, le problème se trouve indéniablement posé : la révolution, voilà qui concerne directement l’Etat ! Pas de révolution sans poser la question du pouvoir politique. Comment se contenter d’une révolution dans les mœurs ou d’une révolution de palais ? C’est un point capital, et qui fait la différence entre les figures de Gramsci qu’on peut rencontrer en Europe et ailleurs, par exemple en Amérique latine.
Je crois que, dans les stratégies actuelles, c’est cela qui doit se mettre en route : une convergence à la fois idéologique et politique. Les contradictions économiques sont toujours sous le contrôle des interventions de la bourgeoisie, elle supprime telle ou telle industrie, en constituent d’autres ailleurs, déplace des travailleurs, change les emplois, crée l’insécurité, etc. Ce n’est pas sur ce plan là que ça se joue, mais sur le plan des orientations politiques mobilisatrices. Il faut faire un effort pour les faire passer, c’est-à-dire prendre en considération les grands phénomènes, les grands points d’appui de la conscience aujourd’hui. On peut par exemple penser que l’essentiel c’est le renversement des institutions, et puis on découvre, à un moment donné, que ce que les gens ont dans la tête, comme on l’a vu pendant les cinq ans de gauche, c’est le problème des travailleurs immigrés. Il faut y aller par ce problème, puisque c’est cela qui véritablement mobilise. Les plus grandes manifestations des dernières années, après tout, c’est là-dessus qu’elles se sont faites. Peut-être que demain ce sera la sécurité sociale ou le droit de grève, si les militants, les travailleurs les considèrent comme fondamentaux. Il n’est pas de programme en dehors des luttes effectives. Il n’est pas d’efficacité en dehors d’un projet politique qui, à partir d’elles, ne mette radicalement en question les structures de domination existantes.
Aujourd’hui, ce qu’il faut appeler ce sont des analyses de cette sorte, concernant l’Etat capitaliste, sa manière de fonctionner, et, en face, les critiques en acte, théoriques et pratiques, qui manifestent la créativité des masses, leur sensibilité révolutionnaire. Elles font que, à un moment donné, on sent que c’est sur tel terrain et non sur un autre que les choses se jouent. Le terrain, en fin de compte, n’est jamais choisi par les appareils. Je crois que Gramsci savait aussi cela.