L’« éco-système » CGT-PCF reposait sur un substrat social et historique commun : le développement d’une classe ouvrière industrielle et de grandes entreprises nationales (Renault, EDF...). Et l’accession de la classe ouvrière française, grâce à la phase de luttes et de grands événements (1936-1946) à un statut de reconnaissance nationale, mais aussi d’intégration dans le tissu politique historique, avec tout ce que cela implique de fierté collective, de sentiment de force, d’avenir possible etc. CGT et PCF représentaient « la » classe ouvrière. Le déclin a commencé en 1968, il est long et cruel. Mais le PCF, s’il conserve des réseaux militants précieux et combatifs, n’est pas enraciné dans les potentialités nouvelles du salariat, notamment sa jeunesse. Politiquement, il en subit les conséquences depuis longtemps, et de plein fouet. La CGT est menacée également, parce que son appareil matériel n’est assis que sur cinq ou six grandes fédérations du secteur public, et quelques grandes branches industrielles affaiblies. La CGT a un besoin impératif de renouveler son rapport à la classe ouvrière du secteur privé (services, commerce, communications, techniciens, PME), quitte à mettre un bémol à certaines traditions revendicatives du « public », afin de paraître mieux entendue de certaines couches ayant subi les reculs des dernières années. Il est difficile de comprendre autrement les hésitations nationales, et même le refus, de soutenir pleinement, politiquement, et à l’échelon confédéral, les luttes du secteur public de l’automne 2002 (notamment la manifestation des cheminots du 26 novembre, qui aurait pu prendre une extension générale, et mettre sérieusement en difficulté le gouvernement Raffarin, comme beaucoup de secteurs militants le demandaient, y compris dans la CGT). On ne peut non plus comprendre autrement les hésitations et tergiversations autour de la revendication du retour aux 37,5 annuités pour tous sur les retraites, qui peut être ressenti comme faisant trop la part belle au secteur public.
La CGT se voit donc contrainte, sous peine d’asphyxie, de renouveler sa base sociale. Ce faisant, elle est fascinée par les résultats indéniables obtenus par la CFDT (même si ces derniers semblent sur le déclin), au prix du recentrage vers le syndicalisme du possible (prédéterminé par les choix patronaux essentiels). Elle opte donc pour un pragmatisme revendicatif, voire la culture du « stylo », négligeant le fait que la plus petite avancée sociale exige aujourd’hui un profil anticapitaliste clair.
Il ne faudrait pas, par ailleurs, se tromper de débat. Que la CGT se présente comme le syndicat des « conquêtes sociales », et valorise les avancées concrètes, n’est pas critiquable en soi. Un syndicat, c’est d’abord cela. La CGT a trop vécu sur la base de consignes venues d’en haut, de slogans ronflants et creux. Mais le monde a changé. La jeunesse, les salariés, ne croient plus aux discours seulement généraux. Il faut inventer un langage et une pratique nouvelle, efficace, mesurable, s’appuyant sur une culture démocratique beaucoup plus forte, sur l’intelligence collective. Il faut se coltiner le salariat du secteur privé aujourd’hui, qui n’est plus le même que dans les 50. Or, une partie du corps militant CGT n’est pas formée à cela. Si on lui dit de but en blanc qu’il ne faut plus se contenter de répéter les consignes, mais faire du neuf et du concret, sans lui donner en même temps des repères de classe nouveaux (au contraire, certains mots d’autrefois semblent devenus « imprononçables »), les dérapages non contrôlés peuvent s’avérer vertigineux.
Il en va ainsi de l’objectif d’un « statut du salarié » et de la « sécurité sociale professionnelle », avec lequel la direction CGT tente de redonner une cohérence à son action. Bien des équipes ne comprennent pas et sont désappointées. Soit elles sont tentées de se cramponner aux vieilles certitudes (idem sur l’entrée dans la Confédération européenne des syndicats, ou sur les pratiques liées aux 35 heures) ; soit, à l’inverse, elles estiment que les freins sont lâchés et foncent à toute vitesse dans une direction opportuniste.
Au total, le 47e congrès de la CGT a donc été le théâtre de deux crises entrelacées, quoique distinctes : celle du projet politique de la CGT (avec le début d’une contestation plus systématique), celle de son implantation sociale, en tant que facteur d’affaiblissement de son appareil matériel. Le dénouement est à venir. Il se joue maintenant sur les retraites et la protection sociale.
D.M.