La campagne électorale americaine suit son train-train. Les escarmouches, entre candidats déclarés, Robert Dole et Pat Buchanan côté républicain, Bill Clinton chez les démocrates, restent encore peu nombreuses. Les choses sérieuses commenceront avec les conventions des partis prévues pour le mois d’août. Chacun pour le moment engrange son trésor de campagne (52 millions de dollars pour R. Dole dont les trois quarts sont déjà depensés), compte ses amis et peaufine sa stratégie électorale. Pourtant, dans le staff républicain, flotte un air d’inquiétude. Il faut dire que Robert Dole n’est pas le candidat le plus charismatique de l’histoire du Grand Old Party. Il souffre même d’un sérieux déficit d’image tant auprès de l’opinion publique que de ses amis politiques. Nombreux sont les commentateurs qui lui reprochent son manque de vision politique et ses phrases creuses : « Je veux que l’Amérique se sente mieux, je veux que les pauvres trouvent des boulots bien payes qui les fassent sortir du Wellfare » a déclaré le candidat républicain lors d’un voyage électoral en Pennsylvanie début avril. Et Robert Dole de promettre des réductions d’impôts aux familles avec enfants et d’assurer ses électeurs potentiels de nommer des juges conservateurs dans les tribunaux fédéraux. Des antiennes déclamées depuis la première campagne de Ronald Reagan en 1980, et mises en pratique dès cette époque. Pour se remettre en selle et sous la pression de ses amis politiques, Bob Dole a annoncé sa démission du Sénat pour le 11 juin prochain, sacrifiant ainsi le poste qu’il détient sans discontinuer depuis vingt-sept ans. « Ce sera la Maison blanche ou le retour à la maison » dixit le candidat qui donne l’impression de jouer son joker.
William Jefferson Clinton, président en titre, vainqueur de George Bush en 1992, n’a toujours pas fait acte de candidature officiellement. Dans le camp démocrate, les volontaires à l’investiture ne se bousculent pas et Clinton ne doit pas craindre de concurrence, à l’inverse de son rival républicain qui depuis le début du processus des primaires a dû affronter de nombreux ténors de son parti : Lamar Alexander, ex-gouverneur du Tennessee, le multi-milliardaire Malcolm Forbes, Pete Wilson, gouverneur de Californie et sur son extrême droite, le très catholique Patrick Buchanan. De ses rivaux potentiels, seul Buchanan reste dans la course.
L’influence des extrêmes
Journaliste, faiseur de discours pour Richard Nixon au début des années soixante-dix, Buchanan n’a guère de chance d’obtenir l’investiture républicaine. Mais là n’est pas l’important. Son discours populiste qui vilipende le nouvel ordre mondial fait mouche surtout dans l’Amérique rurale, une Amérique nostalgique des années cinquante, l’époque de la prosperité économique qui entraînait dans son sillage consommation et certitude du bien-être social. Dans ses réunions électorales Buchanan ne manque jamais de dénoncer les méfaits de la mondialisation des échanges économiques qui aboutit aux délocalisations d’emplois et a son corollaire, le chômage pour les travailleurs américains. Pourfendeur du grand capital et du pouvoir financier, la montée de Buchanan dans les sondages fin 1995, et sa victoire dans la primaire du New Hampshire, ont fortement déstabilisé Robert Dole. Buchanan est devenu le porte-voix de l’Amérique des « petits Blancs », anxieuse du lendemain, effrayée par les revendications des minorités dont elle estime qu’elles ont assez profité des programmes de l’Affirmative Action mis en place par Lyndon B. Johnson en 1964, une politique volontariste d’intégration des Noirs dans tous les secteurs de la vie professionnelle, mais aussi des femmes et des minorités latino-américaines. Des catégories de citoyens que Buchanan ne se lasse pas d’insulter dans ses meetings et auprès des médias. L’immigré mexicain n’est plus désigné que comme « José » dans ses discours. En 1983 il écrivait à propos des femmes qu’elles « ne sont pas dotées par la nature de la même ambition, de la même volonté de réussir dans le monde sauvagement compétitif du capitalisme occidental ». L’avortement reste son sujet de prédilection. Il n’hésite pas à qualifier les hôpitaux qui le pratiquent encore, « d’avortoirs de l’Occident, terminaux du monde libre pour les trains qui en d’autres temps partaient pour Vorkouta ou Kolyma, Treblinka et Auschwitz ». Un langage que le Front national et les commandos anti-avortement français nous ont rendu familier de ce côté-ci de l’Atlantique.
Pour Dole et Clinton, l’avortement est un sujet épineux. Si le premier y est hostile — mais sans emphase, si l’on peut dire, comparé à la rhétorique de Buchanan — et le second plutôt favorable, les deux ont jusqu’à présent soigneusement évité de s’affronter directement sur ce dossier. Pourtant le Sénat, majoritairement républicain depuis les élections de novembre 1994, a proposé mi-avril une loi restreignant le droit à l’avortement. Pour les sénateurs républicains, il s’agissait d’interdire les avortements (peu nombreux) pratiqués après la vingtième semaine
de grossesse. Bill Clinton a mis son veto à cette loi largement inspirée par le lobby de la Coalition chrétienne, très écoutée au sein du Parti républicain. L’attaque fustigeant le plus violemment cette décision présidentielle n’est pas venue des rangs républicains mais, du... Vatican qui a qualifié ce veto de « honteux » et déclare qu’il s’agissait d’une « agression d’une incroyable brutalité contre la vie des innocents et contre les droits inalienables d’êtres encore à naître ». Une pierre dans le champ électoral du président sortant qui a nécessairement besoin du vote catholique pour triompher.
C’est Pat Buchanan qui remet sans cesse sur le tapis la question de l’avortement au grand embarras de Robert Dole qui se retrouve coincé entre les modérés de son parti et, notamment, les femmes républicaines et les extrêmes, anciens adeptes de la Moral Majority (Majorité morale) et maintenant de la Coalition chrétienne. C’est un mouvement fondamentaliste riche en dollars, en influence — 1,5 million d’adhérents —, capable de se faire entendre dans les médias a travers un réseau de television par cable et une vedette des ondes, Rush Limbaugh, qui rallie chaque matin via son talk show radio près de vingt millions d’auditeurs à travers le pays. Le discours de la Coalition et de ses partisans tient en deux mots : Family Values (traduisez valeurs familiales en accentuant la seconde syllabe du terme valeurs). Haro sur les femmes en general, celles qui avortent et les meres célibataires en particulier, surtout si elles sont mineures et noires ; haro sur les homosexuels, l’Etat fédéral, les politiciens de Washington, les impôts, l’immigration etc. La Coalition chrétienne représente un courant politique radicalement conservateur qui imprime sa marque sur les débats au sein du Parti républicain et les propositions de loi que le GOP émet devant le Congrès. Les « vertus » défendues par la Coalition sont toutes incluses dans le « contrat avec l’Amérique », programme politique qui a permis le raz de marée républicain aux élections de novembre 1994 et l’élection au poste de speaker du Congres de Newt Gingrich.
La stratégie de récupération de Clinton
Pourtant, Newt n’a pas réussi son pari. Aucune des réformes majeures prônées dans le « contrat » n’a été votée. Bill Clinton a habilement joué de son droit de veto et réussi à faire passer Newt et ses amis pour de dangereux extrémistes — ce qu’ils sont au demeurant ! Pourtant, toutes les lois adoptées ces deux dernières années vont dans le sens souhaité par les républicains. Pour citer les plus récentes, la loi antiterroriste dont l’une des dispositions stipule la diminution du nombre des procédures d’appel déposées par les condamnés a mort (3048 à ce jour), ou encore la loi restreignant l’immigration qui devrait etre adoptée dans le courant de l’été.
Toute la stratégie du président Clinton consiste à reprendre à son compte la plupart des propositions républicaines sous une forme à peine édulcorée. Exemple, les nouvelles mesures pour lutter contre l’immigration ; les républicains derrière la bannière de Newt Gingrich militaient en faveur d’une loi fédérale inspirée de la loi californienne dite proposition 187. Cette proposition, qui a remporté 58 % des suffrages californiens en 1994, prévoit d’interdire de soins et d’éducation les immigrés clandestins et leurs familles [1] ; le personnel médical et scolaire est par ailleurs tenu de les dénoncer. New Gingrich souhaitait une loi anti-immigration globale qui ne se contenterait pas seulement de stigmatiser les illégaux mais s’appliquerait à toutes les catégories d’immigrés. Bill Clinton après tergiversations a refusé d’entrer dans ce jeu, menace d’utiliser son droit de veto et... accepté que cette proposition de loi ne vise « que » les clandestins.
Bill Clinton bénéficie dans l’opinion publique d’un gros capital de sympathie. Les sondages le donnent aujourd’hui gagnant avec vingt points d’avance sur son concurrent républicain. Il se pose en garant du statu quo idéologique défiant les républicains sur leur propre terrain alors qu’il y a dix-huit mois ces derniers croyaient dur comme fer que le « contrat avec l’Amérique » leur assurerait la victoire à la présidentielle de novembre prochain. Ces vingt points d’avance sont pour le moment le fait de l’électorat féminin qui a plus à perdre avec la révolution « conservatrice » que l’électorat masculin. Cependant, les élections ne sont pas encore jouées. Le choix d’un colistier pourrait, côté républicain, modifier la donne générale. Colin Powell, général en retraite, ancien président du Joint Chiefs of Staff est toujours pressenti malgré son refus annoncé il y a plusieurs mois. Pur produit de l’Affirmative Action dans l’armée, Colin Powell est soutenu par les modérés du Parti républicain et sa candidature au poste de vice-président pourrait rallier une partie des votes démocrates. Sinon, Bob Dole jettera certainement son dévolu sur un gouverneur républicain du Middle West.
Clinton ou Dole ? La différence programmatique n’est pas très perceptible ; tout au plus les deux candidats ont-ils des divergences sur la méthode mais le fond reste le même. L’Amérique a depuis longtemps cédé la voix aux sirènes de la droite musclée. Dieu bénisse ses candidats !
Marie Pontet