Entretien

Congrès Marx International IV (Guerre impériale, guerre sociale) 29 septembre – 2 octobre 2004

, par BIDET Jacques

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I. En septembre se tiendra à Paris un Congrès Marx International que tu présides. Ce sera le quatrième. Peux-tu revenir sur l’histoire de cette initiative et sur le bilan de ces rencontres ?

L’histoire du Congrès Marx remonte à septembre 95. On était encore dans le creux de la vague, juste avant le mouvement de décembre.

Un creux qui durait depuis 15 ans et plus. Mais un souffle nouveau commençait à se faire sentir. On voyait converger une grande variété d’initiatives, de groupes de recherches, de revues, se définissant moins par leur passé et leurs différences que par un horizon commun. Du côté d’Actuel Marx, fondé 10 ans plus tôt, nous avions réglé nos comptes avec nos marxismes d’origine (il y avait effectivement, à défaut de deuil à produire, des comptes théoriques à régler). Ces questions se trouvaient balayées par d’autres : néolibéralisme et mondialisation.

Ce Congrès de 95 a frappé l’opinion : premier rendez-vous marquant, en France, de chercheurs marxistes de toutes origines, féministes écologistes, sur un horizon déjà altermondialiste. Il a contribué au changement d’atmosphère. Au retour à l’offensive. A redonner confiance aux marxistes que les déroutes des années 80 avaient souvent dispersés et découragés. Les différentes revues co-organisatrices ont joué franchement le jeu. Et il est apparu d’ailleurs que les mêmes idées (et auteurs) circulaient assez librement d’une revue à l’autre.

Le second Congrès, 1998, a été marqué par une innovation. Il a été organisé par « Sections scientifiques », en gros par disciplines. Cela n’a pas été sans tension ni remous. On pouvait en effet opposer l’idée que le marxisme est par essence interdisciplinaire, que cela relève de son essence critique, et que le discours disciplinaire est chargé d’académisme et d’idéologie. Tout cela n’est que trop vrai. Il reste que les disciplines sont, de fait, des forteresses politiques et scientifiques, des lieux de savoir et de pouvoir. Et c’est là qu’il faut porter le fer de la critique, manifester qu’il existe en sociologie, en économie, en histoire, en philosophie, une pensée subversive. Et la référence à Marx reste la pierre de touche.

II. Ce congrès se tiendra sur le thème « Guerre impériale, guerre sociale ». C’est loin d’être une rencontre seulement académique…

Nous nous sommes un peu querellés sur cet intitulé. Car on peut juger que la guerre, c’est la guerre, et que la destruction de l’Etat social, dans les pays du centre où il existait, relève d’une autre forme de violence. Pas plus que l’exploitation n’est un vol, la lutte des classes dans l’État-nation n’est « la guerre », laquelle se joue sur la scène du « système du monde ». Parler de « guerre sociale » pourrait donc passer pour une simple emphase rhétorique.

Il y a pourtant deux faits qui introduisent la « guerre » dans le « social ». Le premier tient à ce que la « mondialisation » entremêle l’espace, supposé pacifique, de la nation et celui, guerrier, du système du monde. Désormais Centre et périphéries s’interpénètrent et se contaminent. Le traitement colonial, le mépris, l’exclusion, touche une masse croissante de la population des centres ; et, à la périphérie, les rapports de classe capitalistes, qui remplacent et surdéterminent les rapports sociaux traditionnels, se développent dans le contexte de la violence impérialiste. La seconde raison est que la mondialisation change la donne de l’État-nation. Non que les Etats disparaissent : les plus forts sont plus forts que jamais. Mais la capacité sociale de l’État-nation, la puissance de la multitude, celle du salariat, reçoit des coups destructeurs. Le régime d’hégémonie politique qui était celui de la domination « bourgeoise » au sein de l’État-nation laisse place à un autoritarisme expéditif, qui déconstruit, au nom d’une loi supposée universelle, celle du marché capitaliste, tout ce qu’il y avait de vraiment « civil » dans la « société civile » et dans l’Etat. On se trouve quelque part entre lutte et guerre. On se sent manipulé par la machinerie politique-médiatique, irrésistible comme une machine de guerre, à moins qu’on ne lui oppose une résistance collective tout aussi déterminée.

Quant à la guerre « impériale », il s’agit bien toujours d’une guerre impérialiste centre/périphéries : ne pas céder « l’impérialisme » pour « l’empire ». Et en même temps, à mes yeux du moins, émerge un caractère nouveau qui tient à ce que se fait jour, inéluctablement, l’exigence d’un « état de droit » mondial : l’idée que nulle partie de l’humanité ne peut déclarer la guerre à une autre, que s’imposent des normes générales en matière de droits humains, de disposition des ressources naturelles, d’écologie, etc., qu’elles ne s’imposent pas seulement à titre moral, mais requièrent une autorité démocratique commune, seule capable de fédérer et de donner force à ceux d’en bas pour leurs projets collectifs nationaux, face à l’arrogance des Etats prédateurs du centre. Imperceptiblement, ce genre d’idée post-système acquiert, comme disait Marx de l’égalité des hommes dans les temps modernes, la « force d’un préjugé populaire ». Toutes ces idées, dira-t-on, ne s’imposent que dans la mesure où elles sont bafouées. En effet : c’est l’exploitation qui éveille l’exigence d’émancipation. Et nous entrons dans une bataille plus générale encore que celle de l’exploitation, une bataille dans laquelle l’ensemble de l’humanité se trouve prise à chaque instant, dans son inextricable unité, dont elle prend de plus en plus conscience.

Quant à « l’Empire », si ce mot à un sens, il désigne le noyau dur américain et tout ce qu’il coalise (à travers le pouvoir qu’il exerce dans les institutions économiques, militaires, etc., l’OTAN en premier lieu). Il s’agit d’un phénomène qui se déroule sur le terrain de l’impérialisme, un cancer au cœur même de l’impérialisme. Le propre de l’Empire est de refuser toute norme supérieure à lui-même : aucune loi n’est supérieure aux siennes, aucun tribunal ne peut, de par le monde, juger ses ressortissants. La lucidité de l’Empire est de reconnaître dans « l’international » le « mondial », c’est-à-dire une vraie puissance en gestation. La frontière ami /ennemi s’en trouve modifiée : l’Empire, c’est la guerre au « monde ». L’Empire (américain et consorts) n’est pas aujourd’hui à comprendre seulement comme un (super)impérialisme en concurrence avec de plus petits impérialismes subalternes pour le contrôle de territoires, de richesses et de zones d’influence. Il se dresse contre ce qui n’a pas encore de nom, mais que l’on peut désigner comme « le monde ». Il établit un « régime de guerre », auquel le capitalisme dans son ensemble consent avec empressement. L’Empire Britannique était le centre de gravité de l’impérialisme de l’époque, son élément le plus puissant, le plus pénétrant, le plus significatif de ce qui allait suivre. Mais il n’était pas « l’Empire » au sens concret d’aujourd’hui, parce que « le monde » n’avait pas commencé à exister, comme exigence, si faible et ambigüe que ce soit, d’un ordre universel de droit, comme prétention de régulation des pollutions, donc des productions, prétention de lois universelles, de garanties universelles. Et il n’existait pas non plus d’institutions « mondiales » mobilisables par le centre impérialiste. On n’en était pas à cette phase technologique-économique, donc aussi culturelle et politique, de l’histoire de l’humanité. On n’était pas parvenu à cette phase de mondialité à laquelle on accède aujourd’hui dans les conditions et sous les contraintes du capitalisme. Or c’est là le contexte des batailles qui attendent aujourd’hui l’humanité. Telle est du moins, évoquée de façon télégraphique (je la développe longuement ailleurs), mon approche, antithétique de celle de Negri, entre autres. C’est dans cet esprit que pour ma part je m’engage dans ce congrès. Il est clair que d’autres approches sont possibles et seront présentes. Mais ce qui dominera certainement, c’est la position « alter-mondialiste », dans laquelle le « monde » figure la donnée irréductible.

III. Comment ce congrès se prépare-t-il et comment sera-t-il organisé ?

La situation d’aujourd’hui appelle un foisonnement de réflexions dans tous les domaines. Et l’on ne s’étonnera pas que les différentes sections s’étoffent de jour en jour. La section des Rapports sociaux de sexe sera un lieu d’expression pour les principales revues féministes françaises, Cahiers du Genre, Nouvelles questions féministes, Travail, genre et sociétés. La revue Utopie critique organise une section Socialisme. Les historiens proposent une mise en perspective du « mouvement » d’aujourd’hui sur le fond du « mouvement ouvrier », ou équivalemment une relecture de celui-ci à partir des mouvements présents. Les sociologues généralisent la thématique de la « lutte » dans tous les domaines : luttes ouvrières, luttes des précaires, luttes de femmes, luttes dans les services publics, à l’école. Les économistes proposent, de façon abrupte, le thème même du congrès, « guerre impériale, guerre sociale », comme thème du travail théorique à produire dans le champ de l’analyse économique. La Section Sciences politiques conjoint les thèmes de politique intérieure et extérieure : mobilisations sécuritaires et politiques répressives, crise de la participation politique, l’Etat bourgeois à l’époque de la « mondialisation », la fin du paradigme totalitaire, Europe, Moyen-Orient, Brésil. Les philosophes rassemblent, dans leur diversité, les formes subversives du travail philosophique aujourd’hui : débats autour de Foucault, marxisme/tructuralisme, théorie critique, matérialismes, dialectique. La section Culture envisage la guerre, la résistance, la militance dans les pratiques artistiques contemporaines. La section Etudes Marxistes présente un vaste programme : classes et multitudes, pouvoir et non-pouvoir, nouvelles interprétations du Capital.

Un assez grand nombre de revues organiseront des ateliers. On y retrouvera tous les chercheurs qui animent aujourd’hui le débat.