Guy Debord est une machine infernale difficile à désamorcer. Et pourtant, on l’a essayé. On l’essaie encore. On tente de la neutraliser, de Pédulcorer, de l’esthétiser, de la banaliser. Rien n’y fait. La dynamite est toujours là et risque d’exploser entre les mains de ceux qui la manipulent en vue de la rendre inoffensive.
Voici un exemple, tout récent : Debord ne serait qu’un « écrivain dandy » au style éblouissant : « tout ce qui reste de lui est littérature ». En fait, dans son œuvre, « l’éthique se résorbe dans l’esthétique ». Comment intégrer dans cette approche aseptisée un livre révolutionnaire qui s’appelle La Société du spectacle ? Tout simplement en l’évacuant : il n’est pas tellement digne d’intérêt, parce que, en tant qu’« ouvrage théorique personnel », il n’est pas rédigé à la première personne du singulier. Du reste, il est trop marqué par les tournures et le lexique du jeune Marx et de Hegel, qui ont abîmé son beau style : « Quand il délaissa ces grands allemands, sa prose s’en ressentit. En mieux. ». À la place de Hegel et Marx, l’auteur de cet essai préfère se référer à Rivarol et à Ezra Pound. Question de style, sans doute [1].
D’autres, par contre, ne retiennent que l’ouvrage de 1967 ou plutôt, son titre, réduisant ses thèses à une banale critique des mass-media. Or, ce qu’il appelait « société du spectacle » n’était pas seulement le tyrannie de la télévision - la manifestation la plus superficielle et immédiate d’une réalité plus profonde - mais tout le système économique, social et politique du capitalisme moderne (et de sa copie bureaucratique à l’Est), fondé sur la transformation de l’individu en spectateur passif du mouvement des marchandises, et des événements en général. Ce système sépare les individus les uns des autres, y compris par une production matérielle qui tend à recréer continuellement tout ce qui engendre l’isolement et la séparation, de l’automobile à la télévision. Le spectacle moderne, écrivait Guy Debord dans une de ces formules superbes dont il avait le secret, c’est « un champ épique », mais il ne chante pas, comme L’Iliade, les hommes et leurs armes, mais « les marchandises et leurs passions » (La Société du spectacle, § 66).
C’est une évidence mais il faut le rappeler aujourd’hui avec force : Guy Debord était marxiste. Profondément hérétique, sans doute, et formidablement novateur. Ouvert aux intuitions libertaires. Mais il ne se réclamait pas moins du marxisme. Son analyse du spectacle doit beaucoup à Histoire et conscience de classe de Lukacs, qui avait déjà mis au centre de sa théorie de la réification la transformation des êtres humains en spectateurs de l’auto-mouvement des marchandises. Comme Lukacs, Debord voit dans le prolétariat l’exemple d’une force capable de résister à la réification : grâce à la pratique, à la lutte, à l’activité, le sujet émancipateur rompt avec la contemplation. De ce point de vue, les conseils ouvriers, en abolissant la séparation entre produit et producteur, décision et exécution, sont l’antithèse radicale de la société du spectacle [2].
Contre toutes les neutralisations et castrations, il faut rappeler l’essentiel : l’œuvre de Guy Debord - dont on se souviendra encore au siècle prochain - a été rédigé par quelqu’un qui se considérait comme « un révolutionnaire professionnel dans la culture ». Sous son influence, le situationnisme, cette aile dissidente du surréalisme, a associé les meilleures traditions du communisme conseilliste à l’esprit libertaire de l’anarchisme dans un mouvement pour la transformation radicale de la société, de la culture et de le vie quotidienne - un mouvement qui a échoué, mais auquel l’imaginaire de 68 doit certains de ses élans les plus audacieux.
On peut critiquer Guy Debord : esprit aristocratique, enfermé dans une orgueilleuse solitude, admirateur du baroque et des stratèges politiques rusés (Machiavel, Castiglione, Baltazar Gracian, le cardinal de Retz), il était assez mégalomane et ne cachait pas - surtout vers la fin - sa prétention démesurée d’être le seul individu libre dans une société d’esclaves. Mais il faut reconnaître ceci : contrairement à tant d’autres de sa génération, il n’a jamais accepté, sous quelques formes que ce soit, de se réconcilier avec l’ordre des choses existant.
Une des raisons de la fascination qu’exercent ses écrits, c’est cette irréductibilité qui brille d’un sombre éclat romantique. Par romantisme, je n’entends pas, ou pas seulement, une école littéraire du XIXe siècle, mais quelque chose de beaucoup plus vaste et plus profond : le grand courant de protestation contre la civilisation capitaliste/industrielle moderne, au nom de valeurs du passé, qui commence au milieu du XVIIIe siècle, avec Jean-Jacques Rousseau et qui persiste, en passant par la Frühromantik allemande, le symbolisme et le surréalisme, jusqu’à nos jours. Il s’agit, comme l’avait déjà constaté Marx lui-même, d’une critique qui accompagne le capitalisme comme une ombre portée, depuis sa naissance jusqu’au jour (béni) de sa mort. Comme structure de sensibilité, style de pensée, vision du monde, le romantisme traverse tous les domaines de la culture - la littérature, la poésie, les arts, la philosophie, l’historiographie, la théologie, la politique. Déchiré entre nostalgie du passé et rêve d’avenir, il dénonce les désolations de la modernité bourgeoise : désenchantement du monde, mécanisation, réifïcation, quantification, dissolution de la communauté humaine. Malgré la référence permanente à un âge d’or perdu, le romantisme n’est pas nécessairement rétrograde : au cours de sa longue histoire, il a connu aussi bien des formes réactionnaires que révolutionnaires [3].
C’est à cette dernière tradition, utopique et subversive, du romantisme, qui va de William Blake à William Morris et de Charles Fourier à André Breton, qu’appartient Guy Debord. Il n’a jamais cessé de dénoncer et de tourner en dérision les idéologies de la « modernisation », sans craindre un seul instant l’accusation d’« anachronisme » : « Quand "être absolument moderne" est devenu une loi spéciale proclamée par le tyran, ce que l’honnête esclave craint plus que tout, c’est qu’on puisse le soupçonner d’être passéiste » (Panégyrique, 1989).
Et il n’a jamais caché une certaine nostalgie des formes pré-capitalistes de la communauté. La valeur d’échange et la société du spectacle ont dissous la communauté humaine, fondée sur une expérience directe des faits, un vrai dialogue entre les individus et une action commune pour résoudre les problèmes. Debord mentionne souvent les réalisations partielles de la communauté authentique dans le passé : la polis grecque, les républiques médiévales italiennes, les villages, les quartiers, les tavernes populaires. Reprenant (implicitement) à son compte la célèbre distinction de Ferdinand Tônnies entre Gesellschaft et Gemeinschaft, il stigmatise le spectacle comme « une société sans communauté » (La Société du spectacle, § 154).
Pour illustrer le romantisme noir - au sens du « roman noir » anglais du XVIIIe siècle - de Guy Debord, je prendrais comme exemple un seul texte : le scénario du film In Girum imnus nocte et consumimur igni. Ce texte est une splendide parole, tout à la fois poétique, philosophique, sociale et politique. Tant le scénario proprement dit que les images fonctionnent de manière complémentaire dans le cadre d’un usage iconoclaste, au sens strict, du cinéma classique. La parole a une valeur intrinsèque, indépendante de la fonction de l’image. Il est significatif, à cet égard, qu’en 1990, Debord ait réédité le texte seul, sans le scénario, ajoutant seulement une série de notes en bas de pages.
Si le film est fait de citations cinématographiques, le texte est lui aussi truffé de citations qui, tantôt indiquent leurs sources (Clausewitz, Marx, Swift), tantôt les passent sous silence (la Bible, Victor Hugo). Mais, en réalité, les sources n’ont pas une grande importance. Debord les traitent comme les bandits de grands chemins traitent les biens de leurs victimes. Il arrache les passages cités de leur contexte pour les intégrer dans son discours qui leur accorde, ainsi, un sens nouveau.
Professionnel de la provocation, Debord commence son scénario par une attaque en règle contre son public. Public composé, dans son écrasante majorité, de salariés privilégiés de la société marchande, victimes consentantes de la société du spectacle, incapables de s’arracher « à la concurrence de la consommation ostentatoire du néant ». Mais son objectif principal est ailleurs. Il raconte comment, dans le Paris des années cinquante, est né un projet de subversion totale. Le titre du film, un anagramme latin - « Nous errons dans la nuit et nous sommes consumés par le feu » - résume, dans une image ambiguë, les sentiments et les dilemmes d’un groupe de jeunes qui avait comme emblème « le refus de tout ce qui est communément admis ». Un groupe qui s’est trouvé aux premiers rangs d’un « assaut contre l’ordre du monde », à l’avant-garde de mai 68. Et si l’ennemi ne fut pas anéanti, les armes des jeunes combattants ne restèrent pas moins plantés « dans la gorge du système des mensonges dominants ». [4]
Ce n’est pas seulement la qualité poétique, l’originalité philosophique, la rigueur critique, la superbe impertinence qui accordent au scénario sa fascinante puissance. Ce sont aussi la passion et l’imagination d’une pensée inspirée de la tradition subversive du romantisme noir.
Comme ses ancêtres romantiques, Debord n’a que mépris pour la société moderne : il ne cesse de dénoncer ses « mauvaises bâtisses malsaines et lugubres », ses innovations techniques qui ne profitent le plus souvent qu’aux seuls entrepreneurs, son « analphabétisme modernisé », ses « superstitions spectaculaires », et surtout son « paysage hostile », qui répond aux « convenances concentrationnaires de l’industrie présente ». Il est particulièrement féroce envers l’urbanisme néo-haussmanien et modernisateur de la Cinquième République, promoteur d’une sinistre adaptation de la ville à la dictature automobile. Une politique responsable, selon Debord, de la mort du soleil, de l’obscurcissement du ciel de Paris par « la fausse brume de la pollution » qui couvre en permanence « la circulation mécanique des choses, dans cette vallée de la désolation ». Il ne peut donc que refuser « l’infamie présente, dans sa version bourgeoise ou dans sa version bureaucratique », et il ne voit pas d’autre issue à ses contradictions que « l’abolition des classes de l’État [5] ».
Cet anti-modernisme révolutionnaire s’accompagne d’un regard nostalgique vers le passé - peu importe qu’il s’agisse de « la demeure antique du roi de Ou », réduite en ruines, ou du Paris des années 50, devenu lui aussi - grâce à l’urbanisme contemporain - une ruine béante. Le regret poignant des « beautés qui ne reviendront pas », des époques où « les étoiles n’étaient pas éteintes par le progrès de l’aliénation », la fascination pour « les dames, les cavaliers, les armes, les amours » d’un âge révolu traversent, comme un murmure souterrain, tout le texte [6].
Mais il ne s’agit pas de revenir au passé. Peu d’auteurs du XXe siècle ont réussi, autant que Guy Debord, à transformer la nostalgie en une force explosive, en une arme empoisonnée contre l’ordre des choses existant, et en une percée révolutionnaire vers l’avenir. Ce qu’il cherche, ce n’est pas le retour à l’âge d’or, mais « la formule pour renverser le monde ». Cette quête, lui et ses amis la mèneront tout d’abord dans les dérives - cette « poursuite d’un autre Graal néfaste », avec ses « surprenantes rencontres » et ses « enchantements périlleux » - qui leur ont permis de remettre la main sur « le secret de diviser ce qui était uni [7] ».
« Enchantement périlleux ». Cette expression est importante. Si Yethos de la civilisation moderne est, comme l’avait si bien perçu Max Weber, die entzauberung der Welt, le romantisme est, avant tout, une tentative, souvent désespérée, de réenchantement du monde. Sous quelle forme ? Tandis que les romantiques conservateurs rêvent de restauration religieuse, les romantiques noirs, de Charles Mathurin à Baudelaire et Lautréamont, n’hésitent pas, eux, à choisir le camp du Méphistofélès faustien, cet « esprit qui nie toujours ».
C’est le cas aussi de Guy Debord et de ses amis, suppôts de la dialectique négative qui on pris « le parti du Diable », « c’est-à-dire de ce mal historique qui mène à leur destruction les conditions existantes »... Face à une société corrompue qui se prétend unie, harmonieuse et stable, leur plus ardente aspiration c’est de devenir « les émissaires du Prince de la Division ». Et confrontés à la « clarté trompeuse du monde à l’envers », ils se veulent les disciples du « prince des ténèbres ». « Beau titre, après tout : le système des lumières présentes n’en décerne pas de si honorable [8]. »
Comme les poètes romantiques (Novalis), Debord préfère les symboles de la nuit à ceux d’une Aufklärung trop manipulée par la classe dominante. Mais tandis que pour eux, la lumière nocturne préférée est celle de la lune - comme dans le célèbre vers de Tieck qui résume en deux mots le programme littéraire et philosophique du premier romantisme allemand : die mondbeglanzte Zaubenacht (« la nuit aux enchantements éclairée par la lune ») - pour le scénariste de In girum imus nocte consumimur igni il s’agit plutôt de la lueur des incendies : « Voilà comment s’est embrasée, peu à peu, une nouvelle époque d’incendies, dont aucun de ceux qui vivent en ce moment ne verra la fin : l’obéissance est morte [9] ».
Les flammes touchent-elles déjà les murs de la forteresse spectaculaire ? Peut-on déjà percevoir, comme le croyait Debord en 1979, l’inscription babylonienne Mané, Mané, Thécel, Pharès sur ses murs ? Peut-être. En tout cas, il n’avait pas tort de conclure : « Les jours de cette société sont comptés ; ses raisons et ses mérites ont été pesés, et trouvés légers ; ses habitants se sont divisés en deux partis, dont l’un veut qu’elle disparaisse [10] ».
Fidèle aux injonctions du romantisme noir, Guy Debord a été une sorte d’aventurier du XXe siècle. Mais il appartenait à une espèce particulière, définie dans les termes suivants par un appel de l’Internationale lettriste en 1954, signé, entre autres, par « Guy-Ernest Debord » : « L’aventurier est celui qui fait arriver les aventures, plus que celui à qui les aventures arrivent [11] ».
Cette maxime pourrait servir d’épigraphe pour sa vie.