Les discours conspirationnistes – 11 septembre 2001, grippe A (H1N1), climatosceptiques, etc. – s’engouffrent dans la conjoncture de délégitimation relative des paroles autorisées. Internet en est un des conducteurs principaux. Nombre de propos de statuts très divers (de simples préjugés à des énoncés appuyés sur des travaux scientifiques consistants) sont alors qualifiés de « thèses officielles », et par là même identifiés a priori comme probablement mensongers. Comment l’indispensable critique sociale pourrait-elle alors ne pas être embarquée dans une dynamique généralisée de déréalisation ?
Sont visées ici les théories du complot systématiques, c’est-à-dire des trames narratives expliquant principalement l’histoire humaine par les manipulations cachées qu’opéreraient quelques individus puissants. Je ne conteste pas l’existence (bien réelle) de « complots » et autres « coups tordus » secrets dans l’histoire humaine. C’est l’hypothèse selon laquelle ils donneraient le « la » à cette histoire qui est en cause.
Des réducteurs d’angoisse
Différents facteurs ont vraisemblablement favorisé les succès relatifs des théories du complot. Le recul du marxisme à partir de la fin des années 1970, non compensé par une diffusion large de la culture des sciences sociales, a fait régresser les analyses structurelles, mettant l’accent sur les structures sociales (dynamique capitaliste, rapports de classes, de genres et de races, etc.) contraignant les actions des individus, même les plus puissants.
Or les théories du complot se présentent comme des mises en récit intentionnalistes, au sein desquelles des intentions individuelles apparaissent centrales. Elles sont ainsi en phase avec d’autres schémas intentionnalistes qui ont davantage pénétré l’espace public : figure du calcul coûts/avantages individuel de l’Homo oeconomicus de l’économie néolibérale ou diverses explications psychologiques.
À cet aspect conjoncturel viennent peut-être s’associer des processus de plus longue portée charriés par l’individualisme contemporain : les individus davantage individualisés de nos sociétés ont tendance à privilégier des interprétations en termes d’intentions et de responsabilités individuelles.
Par ailleurs, plus fragilisés dans leurs repères, ils trouveraient dans les explications conspirationnistes de nouvelles certitudes simples et rassurantes face aux complications d’un monde réclamant davantage d’eux. Les théories du complot seraient tout à la fois des indices d’un certain brouillage des repères, des réducteurs d’angoisse et des dispositifs de relance de l’incertitude, dans un mouvement circulaire.
Le doute participe pourtant bien de la construction philosophique du sujet occidental moderne. Mais au travers des dynamiques conspirationnistes actuelles, il semble s’autodévorer, mettant à bas des certitudes établies à la recherche de nouvelles, mais sans pouvoir se stabiliser, en tendant à relancer continûment l’indécision.
Une critique sociale renouvelée dessinerait la possibilité d’un doute plus contrôlé, freinant les dérives d’un doute absolu en laissant cependant ouvertes des zones floues. Quelque chose comme une perplexité raisonnée, attentive aux fragilités des individus face au poids des logiques sociales.