1. « Du côté du nouveau mouvement social » : Qu’est-ce qui apparaît réellement nouveau, décisif ? Ce mouvement est absolument nouveau. La faillite du mouvement ouvrier traditionnel, provoquée par sa stalinisation, a permis, en reflet, la survie et la décomposition social-libérale de la social démocratie, le tout entraînant la décomposition du vieux mouvement social que ces partis contrôlaient, ainsi que la réduction et la bureaucratisation des syndicats. Cela a abouti à un désert de ruines, l’atomisation du monde du travail et même à une décomposition de la conscience de classe pour soi.
Après la Guerre mondiale, n’oublions pas que le PCF a compté un million de membres. En fait, c’était un million de cartes du Parti placées, et plus ou moins renouvelées, autour sans doute de quelque cent mille militants, soit tout de même une sacrée force basée sur l’assimilation PCF/URSS/Victoire sur le nazisme = victoire ouvrière. La social-démocratie n’exista guère que par l’alliance avec le PCF dans l’Union sacrée. La CGT unifiée comptait, elle, 5 millions de membres, et ceux-là reels, ou peu s’en faut. Tout le monde ouvrier, toutes les organisations que l’on nomme aujourd’hui le mouvement social étaient plus ou moins contrôlées par le PCF. D’où, non seulement notre propre incapacité à percer, au-delà de minorités de milieux et de secteurs, mais aussi celle des petits syndicats, par exemple la CNT. Seule la mouvance catholique (mais alors sous l’égide du MRP, parti catholique participant à l’union sacrée qui composa le « Tripartisme ») échappait à cette chape de plomb. Mais n’y eut-il pas un peu plus tard, des 1951, un Mouvement de libération du Peuple (MLP), catholique, ouvrier, et très proche du PC, qui sera une des deux composantes de l’UGS, puis l’une du PSU ?
La rupture de l’Union sacrée en 1947 a certes été la condition du début du déclin du PCF, de son influence de masse et de son contrôle des syndicats et des « mouvements sociaux », mais ce fut un processus très lent, puisqu’il ne s’achève que maintenant (exemple typique de l’« histoire lente » de l’Ecole des Annales).
Il y a peu que la lutte de classes a commencé à trouver les voies de sa recomposition. Depuis quelques années, ce qu’on pouvait voir dans les défilés, c’était, entre les de plus en plus maigres représentations des partis, de plus en plus de poignées de manifestants faisant masse derrière des cartons portant leurs propres mots d’ordre. Certains de ces groupes ont grossi, et sont devenus l’actuel mouvement social, aux objectifs multiples isolés, et qui représente maintenant une originale structuration spontanée de mouvements de lutte de classe et d’une renaissance de la conscience de classe.
2. Quels sont les limites et les problèmes qui semblent les plus importants ? La limite actuelle de ce mouvement, c’est son hétérogénéité. Les atomes sont regroupés, mais comme magma. Ils ne constituent pas encore un organisme. La conscience elle-même est bridée par la fascination de chaque organisation par l’importance dominante de ses objectifs propres. Par ailleurs, le niveau de conscience de chacune est différent. Certains objectifs permettent la présence, voire la dominance, d’éléments qui sont loin d’être de lutte de classes (voir Attac), hostiles (sous couvert d’opposition à la « politisation ») à la coordination des objectifs avec ce que cela suppose de radicalisation de l’ensemble du mouvement.
3. Comment pourrait-on envisager un saut qualitatif... Il est très remarquable que si l’on prend l’ensemble des objectifs de ces mouvements, on a un véritable programme qui est loin d’être « minimum ». En effet, à la différence des mouvements à objectifs élémentaires du passé (telle encore que la grève générale de 1936), la classe travailleuse (prolétariat au sens propre du mot), qui constitue la masse de ces mouvements, n’est plus la « classe sans culture » du passé, mais appartient à des generations dont une masse importante a fait des etudes, qui, même lorsqu’elles sont élémentaires, donnent accès à des connaissances — la télé aidant, c’est son aspect progressiste — inaccessibles au monde ouvrier d’hier, et d’abord à l’information potitique internationale. Quand Voltaire écrivait qu’un coup de canon en Chine retentissait désormais en Europe, cet écho ne valait que pour la classe dominante. Aujourd’hui, cela vaut pour le manoeuvre européen. Par sa nature nouvelle, le mouvement social met en contact les niveaux les plus élémentaires avec les plus élevés. Les travailleurs comprennent fort bien, pour la plupart, la relation entre les objectifs limités auxquels ils se sont attachés, par urgence ou polarisations propres, et les responsabilités, aux niveaux les plus élevés, du capitalisme mondial. Cela se manifeste bien dans la participation aux manifestations anticapitalistes et contre la guerre.
L’objectif urgent est donc que les conférences nationales, régionales et mondiales de ces mouvements travaillent au rassemblement de ce véritable programme de transition du mouvement, base d’un mouvement d’un type nouveau, mais qui me semblerait ressembler un peu à ce que fut la Première Internationale qui, notons-le, n’était pas une Internationale de partis, mais regroupait des formations de natures diverses, et même de membres isolés, désignant leurs délégués sur la base de leurs cotisations à un centre fédératif élu. (Notons aussi que cette Internationale ne fut détruite que par un travail de fraction d’un parti secret, ultra-gauchiste, l’Alliance de Bakounine, qui ne réussit d’ailleurs que du fait de la défaite de la Commune et du bas niveau de conscience dominant en ce temps dans la plupart des autres pays, surtout l’Italie et l’Espagne.) Une telle formation, à partir d’un tel programme, ne pouvant être modifié que par congrès, changerait le mouvement en organisation formidable.
4. Du côté des partis politiques. L’histoire a fait justice de toutes les formes de partis du passé. Y compris du plus démocratique construit sur le modèle du « centralisme démocratique » qu’est la LCR. Tous les mouvements les plus avancés de notre temps ont montré le refus des nouveaux militants de donner des mandats impératifs de longue durée. Par chance, les moyens de communications rapides, voire immédiates, permettent aujourd’hui de s’en passer.
La nouvelle Internationale que serait le mouvement évoqué plus haut supposerait la dissolution de toutes les autres, et la soumission dans l’action à la disciple commune du Mouvement. La recherche théorique serait, de ce fait, dissociée de la direction (élue, renouvelable, et de pouvoirs limités), et fournirait alors au mouvement tout entier les moyens des débats démocratiques. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner comment le Mouvement pourrait régler ses oppositions partielles, ses conflits. On ne statue pas en dehors du réel. C’est le mouvement réel qui créera ses règles, car la « libération des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes » et non pas de faiseurs de systèmes et de statuts.
Quant au théorico-programmatique, la question me laisse interloqué : je suis incapable de comprendre comment le marxisme actuel, internationaliste par essence, pourrait ne pas être féministe et écologique ? De telles distinctions n’ont aucun sens pour un marxiste veritable. C’est plutôt à ceux qui croient pouvoir être écologistes sans être anticapitalistes, ou féministes sans être totalement révolutionnaires de nous expliquer comment ils imaginent de telles niches dans le programme... et la vie ?
Poser le problème des « réformes » c’est revenir en arrière par rapport à l’apport (trotskyste) de la conception de programmes (j’insiste sur le pluriel) de transition. Il n’y a de réformes réelles que celles qui font avancer réellement la classe travailleuse. Nous n’avons jamais été maximalistes. Tous ceux d’entre nous qui ont mené leur travail de révolutionnaires dans les syndicats ont dû un jour au l’autre transiger, du fait du rapport des forces, ou du niveau de la conscience des travailleurs en lutte, sur des réformes partielles. L’important était d’être sûr qu’elles constituaient des pas en avant (et des avancées de la conscience), et non pas des pièges. Rappelons que le concept de « revendication transitoire » est celui de palier impliquant la nécessité de poursuivre la lutte pour un palier supérieur. Mais, là encore, tout programme dépend de la lutte de classes qui peut limiter ou au contraire précipiter la réalisation des objectifs. Aller plus loin supposerait une analyse de la situation mondiale actuelle et de l’élaboration d’une stratégie, dont découleraient les tactiques locales et régionales.
M. L.
(mai 2003)