Le terme d’évaluation est déjà problématique puisqu’il est utilisé de façon extrêmement courante, qu’il a donc un sens commun, et que ce sens n’est le plus souvent pas interrogé.
Or on peut aborder l’évaluation de façon multiple.
La plus courante est de prendre l’évaluation comme une évidence : « a-t-on atteint les objectifs affichés ou annoncés, et l’a-t-on fait de façon efficace ? », et de se lancer dans un débat sur la méthodologie la plus rigoureuse qui soit pour avoir des résultats incontestables, en déduire les ajustements nécessaires.
Prendre le sujet de cette façon comporte à mon sens un risque majeur si on n’a pas — au préalable — éclairci la relation entre l’évaluation et son commanditaire.
Eclaircissements nécessaires pour mieux définir ce qu’est une évaluation, à la différence d’autres outils mais dont l’objet est différent (contrôle, audits, étude d’impact, bilan...).
Eclaircissements nécessaires pour savoir répondre à la « commande » : que veut le commanditaire ? ».
Or cela a un rapport avec la place et le rôle du commanditaire, du point de vue de ce que l’on veut évaluer. Cela peut même aller — doit même aller dans certains cas — jusqu’à la nécessité d’une distance critique à l’égard du commanditaire lui-même.
Je resserrerai donc mon propos sur l’évaluation des politiques publiques pour la mettre en relation avec l’organisation de l’action publique elle même. Je voudrais insister sur deux aspects :
- en quoi les mutations profondes du mode de régulation, en ramenant l’action des pouvoirs publics vers le concept de gouvernance, modifie de façon profonde la légitimation de ces pouvoirs publics et de leur action.
- en quoi ces modifications rendent à la fois nécessaire le développement de l’évaluation tout en la menaçant d’une instrumentalisation très discutable.
En effet, dès lors que l’on n’a pas une conception de l’évaluation repliée sur sa dimension méthodologique (quel cahier des charges, quels outils d’évaluation, quels résultats immédiatement observables) même si cette dimension méthodologique a son importance, mais que l’on se réfère à une réflexion autour des enjeux de l’évaluation (« pour qui, pour quoi, comment ? »), la rencontre avec la gouvernance s’établit assez vite. Il ne peut y avoir de gouvernance sans référence à l’évaluation, et la nature de la gouvernance, ses formes, son organisation pèsent sur l’évaluation elle même. En tant que concept clé du point de vue de la mise en forme d’une nouvelle régulation sociale, tant à l’échelle mondialisée qu’à l’échelle des nations ou de territoires infra nationaux, elle a besoin d’outils d’aide à la décision : l’évaluation en est un.
Cette problématique induit que l’on ne parle pas ici de n’importe quelle évaluation, mais que l’on parle bien de l’évaluation de politiques ou de programmes définies à un niveau social suffisamment large pour considérer qu’ils influencent — voire sont déterminés par — l’organisation de la société du point de vue des objectifs politiques, économiques, sociaux qu’elle se donne.
C’est à partir de cette conception là de l’évaluation, et après l’avoir mieux précisée, que nous pourrons confronter et éclairer les enjeux autour du concept d’évaluation avec ceux rencontrés à propos de la gouvernance, et faire ainsi la mise en relation qui me semble devoir s’imposer.
Dès lors, nous verrons que les enjeux de l’organisation politique et sociale du monde — ce qui implique l’organisation politique et sociale « décentralisée » — conditionne pour une grande part la place que l’on veut — que l’on peut — donner à l’évaluation.
I. Pourquoi établir la relation entre l’évaluation et le mode d’action publique, ou pourquoi l’évaluation est une question politique ?
Il me semble indispensable de prendre quelques minutes pour mieux définir le champ de notre réflexion du point de vue de l’évaluation.
Nous sommes tout aussi intéressés par les évaluations qu’elles soient a priori, concomitantes ou ex-post, même si bien sûr les premières sont encore plus sensibles à l’objet de notre réflexion, parce que plus sensibles au poids du politique et à ses conceptions de l’action que l’on veut évaluer. Mais notre propos peut concerner l’évaluation quel que soit le stade où elle intervient dans la programmation ou de la décision de la décision publique.
De la même façon, notre propos peut intégrer toutes les évaluations quel que soit le niveau de décision concerné : évaluation de politique, de programme, de projet (donc souvent à un niveau territorial moindre que la nation ou le pays). Il serait d’ailleurs intéressant d’approfondir l’évolution de la terminologie à ce niveau comme signifiante d’une évolution majeure dans l’organisation de l’action publique.
En revanche, il nous semble impératif de préciser que nous nous intéressons au concept de l’évaluation prise ici dans son acception qui la distingue des procédures de contrôle, d’audits ou d’études de résultats. En effet, nous retiendrons l’idée que pour parler d’évaluation, nous devons réunir simultanément la notion de discussion des objectifs de la politique ou du programme considéré, de mesure et l’appréciation des résultats atteints et du pourquoi de ces résultats, et enfin d’une fonctionnalité instrumentale pour le politique. Cette dernière notion ouvrant de larges horizons, dès lors qu’on l’envisage sous l’angle d’un éclairage qui ne relève pas nécessairement du monopole du pouvoir politique, et donc pas nécessairement dans sa seule dimension institutionnelle.
Evidemment, en ce sens, l’évaluation peut se saisir d’études, d’audits, de rapports de contrôle voire même de recherches évaluatives, mais elle s’en distingue, même si l’étendue de l’évaluation n’est que thématique ou circonscrite à une action particulière, par son objet.
C’est déjà présent dans la notion de l’évaluation préconisée par la Conseil National d’évaluation en France qui, dans son rapport présente son « idée pragmatique de l’évaluation » dans les termes suivants : « celle d’une analyse, orientée par les questionnements des commanditaires d’une politique publique, et voulue circonscrite dans la durée, et donc dans son champ, pour pouvoir servir aux décisions d’avenir sur cette politique » [1].
C’est le cas aussi par exemple de la définition retenue en France au plus haut niveau de l’État, dans un décret du 18/11/1998 qui déclare en son article premier : « l’évaluation d’une politique publique a pour objet d’apprécier, dans un cadre interministériel, l’efficacité de cette politique en comparant ses résultats aux objectifs assignés et aux moyens mis en œuvre ».
Cette fonctionnalité instrumentale, pour être à la hauteur des exigences de l’évaluation, doit intégrer une distance critique suffisante, ce qui pose de lourds problèmes de conceptions, d’organisations, de méthodes.
Le sujet est déjà très vaste à ce niveau ; mais cela signifie que du point de vue de la santé par exemple, nous n’envisageons pas ici notre réflexion autour des enquêtes de résultats sur telle ou telle maladie, sur le traitement sanitaire d’un objet précis ni même sur une pratique clinique en particulier. En revanche, ce
que je vais dire par la suite me semble applicable dès lors que l’on veut aborder les enjeux sociaux de la médecine, ou plus largement de la santé publique, dès lors que l’on appréhende l’évaluation comme « partie d’une nouvelle conception de la gestion publique, plus décentralisée et plus responsable » [2].
Ce rapport au politique est donc à la fois réponse et question. Réponse en ce sens qu’une fonctionnalité instrumentale est donnée à l’évaluation : « outil de gestion dans la décision publique », mais question à la fois puisque interroge la notion même de décision publique, du point de vue du mode de prise de décision publique, mais aussi du mode d’action de la décision publique.
Sous cet angle, l’évolution de l’évaluation est assez significative, évaluation sous pression d’au moins trois types de contraintes.
- Contrainte de légitimation du politique d’abord.
Comment ne pas citer l’effet « spoutnik » des années 60 aux USA comme accélérateur (certains parlent même de point de départ) des travaux de l’évaluation ? Il s’agit bien ici de l’orgueil américain atteint en plein cœur de la décision de l’action publique : « si nous sommes en retard dans la conquête de l’espace, c’est que nous ne nous sommes pas donnés les bons moyens pour être les premiers ». L’impulsion qui sera donnée aux évaluations — notamment du système éducatif — est bien dès cet instant lié à une volonté de décision politique et de démarche critique par rapport à l’intervention publique.
Plus généralement, l’évaluation — et son succès — est au cœur de la crise de légitimité de l’intervention de l’État.
- Contrainte de gestion ensuite.
Il faut en effet ajouter la volonté d’une rationalisation de la décision publique, avec parfois une vision abusive de la technicité de celle-ci. En France, cela a pris la forme au début des années 70, avant d’être abandonnée dix ans plus tard, de la RCB (rationalisation des choix budgétaire). Mais cette volonté, malgré ses limites (sur lesquelles nous reviendrons), bousculée par la crise des années 70 et la remise en cause de la place de l’intervention de l’État, rentrera en écho avec la recherche d’une plus grande efficacité voire d’une plus grande efficience de l’intervention publique à un moment où s’exerce pleinement une forte pression sur les dépenses publiques. On peut parler de « scientificité » mise au service d’une vision purement managériale.
- Contrainte démocratique.
Enfin, troisième type de contrainte, la contrainte démocratique. Tout en resituant cette pression démocratique dans un contexte de moindre conflictualité idéologique. La combinaison des deux renforce la volonté d’éclairer la décision publique y compris dans ses alternatives possibles, dans la mesure où ces alternatives n’apparaissent pas trop conflictuelles ou « débarrassées » de leur poids idéologique.
Je voudrai citer ici Eric Monnier une seconde fois :
« Le développement de l’évaluation s’appuie à l’évidence sur la convergence de trois éléments analytiquement distincts :
— la complexification de l’action publique, qui en constitue en quelque sorte la base objective ;
— les difficultés de pilotage et de légitimation de l’appareil d’État, qui assurent la prise de conscience de celle-ci ;
— et enfin, le développement de l’analyse des politiques publiques, qui en permet l’intelligibilité. » [3]
La convergence de tous ces éléments, qui aura pesé sur l’évolution de l’évaluation (je n’ai pas le temps ici de revenir sur un historique de l’évaluation), sont encore présent dans les différentes conceptions qui la traverse encore :
— une conception gestionnaire et légitimiste (ou de recherche de légitimation), qui subordonne en partie l’évaluation au politique ou plus généralement au commanditaire et à ses choix budgétaires considérés comme intangibles – ou presque, donc à refouler le politique
— une conception démocratique, qui vise à éclairer la décision publique jusqu’à autoriser ou amplifier les moyens d’un ou de contre-pouvoirs, qui ne prend pas comme acquis la légitimité de la décision publique
— une conception dite pluraliste qui, en cherchant à intégrer dans le cadre d’une évaluation participative, vise à dégager des consensus ou à les construire, ce qui pose toutes les questions sur les rapports de pouvoir au sein de ces évaluations.
On le voit bien, derrière ces différentes conceptions, se profile de façon récurrente l’action publique, son mode de décision et d’organisation.
Cette réalité n’est d’ailleurs jamais vraiment occultée par le spécialistes de l’évaluation, ni même par les politiques tenants de l’évaluation, mais elle n’est pas présentée comme objet de débat.
Cela nous conduit à traiter de façon seconde les questions de méthodologie, non pas que les différences de conception n’influencent pas le choix méthodologique, mais au sens où ce qui nous intéresse ici est plutôt la question de savoir au service de quelle conception de l’évaluation met-on à la disposition les techniques d’évaluation. Or pour répondre à cette question me semble-t-il essentielle, il convient de s’interroger sur la conception de l’ action publique, et donc sur la place du politique dans la régulation sociale en général, avec une notion clé aujourd’hui qui est celle de la gouvernance, gouvernance mondiale certes, mais qui peut tout aussi bien être gouvernance locale.
Je me permettrai, pour me justifier, de citer ici Patrick Viveret (conseiller référendaire à la Cour des Comptes en 1990) : « Tous les grands moments de débats méthodologiques sur l’évaluation sont cadrés par des moments politiques. » Or comment caractérise-t-il (en 1990) le moment politique en question : « Il peut s’énoncer très simplement : mondialisation du fait démocratique, quête de la démocratie dans un certain nombre de pays qui vivaient dans des situations dictatoriales d’un côté, et d’un autre côté crise des démocraties occidentales, ou crise de la représentation » [4]. Mais n’avons nous pas quelque peu avancé depuis 1990 quant à la conception de l’organisation du monde ?
II. La mise en place d’une nouvelle régulation sociale se définit par une modification du rapport du politique au marché et à la « société civile ».
On ne peut comprendre le mode d’action du politique dans le cadre de l’organisation sociale sans le mettre en relation avec la question plus large de la régulation sociale elle même.
Or celle-ci connaît un peu partout des mutations profondes, notamment sous l’effet de la mondialisation du marché qui configure autrement le politique. Il faudrait bien sûr intégrer la dimension nationale — culturelle-historique — propre à chaque pays ou chaque région du monde. Mais partout, c’est le même mouvement qui s’opère même si tout le monde n’en est pas aujourd’hui à la même étape.
Il faut bien repartir de la crise du mode de régulation fordiste, celui de « l’âge d’or du capitalisme occidental ». Au cours des années 50 jusqu’à la moitié des années 70, il est le mode de régulation dominant (ce qui ne signifie pas nécessairement territorialement en terme de superficie, voir à ce propos le rapport des pays du Sud à celui-ci). Il est double :
D’une part le système productif intègre en son sein des pans entiers de la régulation (notamment du point de vue de l’organisation des relations professionnelles). Mais il le fait, d’autre part, en lien avec l’Etat social, Etats plus ou moins forts selon les pays et les zones géographiques, Etats largement ouverts au marché.
Dans ces deux dimensions (système productif, État), il y a à la fois action commune, distincte mais convergente, chacune avec sa légitimité propre, qui va dans le sens d’une valorisation du marché tout en « consolidant » l’existence du social (au sens de renforcement des liens sociaux, de solidarités collectives spécifiques au capitalisme).
Ce mode de régulation fordiste est largement entré en crise fin des années 70 (ou, plus exactement, la crise a été reconnue à cette période). Le poids de cette crise a essentiellement porté sur une remise en cause de la légitimité de l’Etat.
Les années 80 sont celles du libéralisme. Le marché « expulse » le social — réellement et/ou symboliquement — de sa zone de responsabilité. L’Etat perd de sa légitimité, avec pour effet l’abandon au marché d’activités économiques désormais solvabilisées, l’affaiblissement de ses possibilités d’exercer des contraintes sur le marché, et ses moyens propres (par la baisse des impôts) rognés.
Mais personne ne croit qu’une société peut fonctionner sous la seule égide du marché. Les risques de « fractures sociales » sont trop élevés. Il y a donc la recherche d’une nouvelle organisation de la régulation sociale, plus soumise au marché, affaiblissant donc l’autonomie — même relative — du politique à l’égard du marché, affaiblissant même aussi les médiations entre la société civile et le marché.
Il me semble possible de résumer autour de trois caractéristiques essentielles les mutations de cette régulation sociale :
- une reterritorialisation du politique
- le développement de la notion d’autorités indépendantes
- un éclatement des lieux de pouvoir et de mise en œuvre de l’action publique
1/ La reterritorialisation du politique est marqué par un double mouvement prenant en sandwich les « Etats Nations ». L’émergence et la consolidation d’espaces trans-nationaux (presque à chaque fois en rapport avec les zones économiques de « libre-échange ») d’un côté et d’espaces infra-nationaux d’autre part, le tout sous la pression d’un marché mondialisé. À la clef de cette reterritorialisation, au moins deux types de questions sont réactivées :
— quel est l’espace légitime, pertinent, efficace de régulation (qui n’est pas réglée par la réponse aujourd’hui systématique en terme de subsidiarité) ? Quelle hiérarchisation réelle peut on déceler entre ces espaces ?
2/ La montée de la notion d’autorités indépendantes — faisant d’ailleurs parfois référence à la notion même de régulation comme pour les télécommunications — est un deuxième phénomène caractéristique observable à tous les niveaux. Ce qui pose deux question supplémentaires : n’y a-t-il pas derrière ces autorités un renoncement du politique à assumer pleinement son rôle de régulation (ou cela ne permet-il pas d’engager ce renoncement) ? À quelle notion d’indépendance fait-on allusion dans le cas de ces autorités, si l’on considère au contraire que le plus souvent ces autorités sont largement plus sensibles aux pressions du marché ?
3/ Dans le même temps, le thème des réseaux, de la décentralisation, de la contractualisation, de la gouvernance devient systématique. Reflétant — organisant — la réalité selon laquelle il n’y aurait plus un seul lieu de décision mais bien une multitude qui interviendrait dans la prise de décision mais aussi et peut-être surtout dans la mise en œuvre de ces décisions, l’organisation de l’action publique serait fondée sur une coordination et co-organisation qui prends le nom de gouvernance.
Ce qui est frappant, si l’on fait le lien entre ces trois caractéristiques, est bien la reconfiguration du triptyque société civile — action publique — marché, triptyque au sein duquel le marché voit ses pouvoirs se renforcer et la capacité d’intervention sur le marché de la société civile par l’intermédiaire du politique largement affaiblie. Sans qu’à aucun moment ne soit soulevée la question apparemment taboue du pouvoir. En effet, la gouvernance est fondée sur une organisation multiple en réseau à l’intérieur de laquelle il peut y avoir l’illusion d’une répartition égale entre les différents lieux de pouvoir, avec à la clef une « dématérialisation » DU pouvoir.
III. L’évaluation dans le contexte de cette nouvelle régulation
Il est à souligner qu’il y a un rapport évident entre la montée de cette nouvelle régulation et la référence à l’évaluation. Non pas que celle-ci ne lui soit pas antérieure, mais plutôt au sens où l’évaluation est « mise à son service », et lui est même indispensable.
Ce risque d’instrumentalisation doit nous pousser à repérer les enjeux possibles derrière la notion d’évaluation, notamment en posant la question : l’évaluation au service de qui ?
Nous venons d’insister sur le fait que la notion de gouvernance était intrinsèquement liée à la notion de réseau. Ce dernier revête des configurations multiples et mouvantes (c’est d’ailleurs sa raison d’être) selon l’objet de l’action publique. À travers la décentralisation et la déconcentration, à travers la césure devenue quasi principielle entre la décision et sa mise en œuvre (un État qui oriente les décision — dit stratège – mais qui ne fait plus, qui renvoie à d’autres la mise en œuvre pouvant aller jusqu’à l’appel d’offres), à travers les exécutants ou les « maîtres d’œuvres », la question de la mise en relation est clairement posée, et la réponse est apportée par le recours systématique à la contractualisation. Cette contractualisation, en tant que mode d’organisation tendanciellement exclusif de l’action publique, conduit à envisager cette action publique :
— non plus dans sa continuité mais au contraire dans sa durée limitée ( le temps du contrat), ce que les politiques appellent l’administration de mission,
— et non plus dans sa généralité mais dans sa différenciation. Ainsi en est-il du débat entre le contrat et la loi. Le principe de la Loi est bien celui d’une règle générale qui s’impose à tous à l’échelle du territoire concerné par celle-ci. Le principe du contrat est bien de spécifier la différence. Si la relation entre l’État et les régions est du même ordre pour chacune des régions, alors il n’est pas utile de contractualiser — ou le contrat est le même partout, donc autant recourir à la Loi. La contractualisation ne se justifie donc que parce qu’elle codifie des relations particulières, spécifiques entre l’État et chacune des régions. C’est d’ailleurs la raison même pour laquelle on promeut la contractualisation.
Mais s’il y a autant de différenciation possible d’une part, une durée limitée d’autre part (qui suppose malgré tout une reconduction car l’objet de l’action publique est souvent durable), et enfin une multitude d’intervenants, alors la nécessité de l’évaluation est imparable. Il n’est même pas nécessaire ici de faire allusion à l’utilisation démagogique de l’évaluation visant à rassurer les inquiétudes soulevées à l’occasion de tel ou tel contrat, utilisation qui ne débouche que rarement sur une mise en œuvre effective d’une évaluation. Mais en revanche, l’évaluation en tant qu’outil d’aide à la décision devient essentielle, parce qu’elle permet d’apprécier mieux, pour chacun des intervenants, non seulement le bénéfice — ou le préjudice — qu’il retire de la mise en œuvre du contrat mais aussi les points autour desquels sera renégocié le contrat suivant.
Mais reste posée la question de la finalité de cette évaluation et de sa maîtrise. Encastrée dans des logiques de pouvoir qui ne sont pas même élucidées ou explicitées, l’évaluation peut ne pas avoir pour fonction essentielle d’éclairer une décision mais au contraire devenir un instrument de celle-ci. Les exemples sont nombreux d’une mise en place d’un contrôle social « de proximité » à travers l’exigence de l’évaluation. La formulation des critères d’évaluation jouent à ce titre un rôle essentiel et sont très souvent révélateurs. Gérard Prévost interviendra par la suite sur des exemples, dans le domaine de la santé, de multiplication de critères qui pourraient aller jusqu’à s’apparenter à des mesures de « police de la santé » pour reprendre le titre de sa communication. Dans le domaine de l’éducation, la question de la qualité de l’apprentissage de la lecture se posera dans des termes très différents selon les critères utilisés. Ils traduisent un choix quant aux objectifs que l’on veut évaluer : veut-on vérifier la maîtrise technique de la lecture, ou aussi la capacité à aborder des textes littéraires ? Or chacun sait assez vite que les critères d’évaluation utilisés sont rapidement normatifs puisqu’ils indiquent ce qui est jugé comme discriminant et les éléments à partir desquels on jugera que l’activité des professionnels est bonne ou non.
Il ne s’agit pas de signifier que tout développement de l’évaluation est un enfermement de l’activité professionnelle dans une technicisation hétéronome, donc un renforcement de l’aliénation au travail, mais que l’évaluation si elle n’est pas interrogée, peut conduire à ce processus.
Les questions de la maîtrise de l’évaluation, de ses maîtres d’œuvre, de son objet est donc bien première. Les trois types de logique que nous avons évoquées précédemment (logique managériale, pluraliste, ou démocratique) doivent être débattues avant tout lancement d’une politique d’évaluation, mais le choix retenu ne peut devenir effectif sans volonté politique partagée.
Savoir si les enfants réussissent à l’école est bien sûr intéressant, à condition de savoir si cette évaluation autorise le débat sur les choix éducatifs à faire, et si elle permet d’apprécier ce qu’il est possible de faire sans avoir au préalable façonnée cette réalité à travers des critères d’évaluation qui interdisent l’ouverture d’un éventail de choix possibles.
On le voit bien, ces trois types de logique sont fondées sur des objectifs différents : la première est un objectif de gestion, qui ne peut — ne devrait ? — intervenir qu’une fois les objectifs définis ; la deuxième conduit à vouloir éclairer les choix fondamentaux à retenir du point de vue des grandes orientations de l’action publique, donc à définir des choix stratégiques, ce qui suppose qu’elle s’inscrit dans une organisation de la vie politique où le point de vue des citoyens donne lieu à débat contradictoire et puisse être directement en prise avec les décisions ; la troisième, qui peut s’imbriquer avec la deuxième, en se donnant pour objectif le dégagement de consensus ou à défaut de compromis, suppose la possibilité d’un consensus ou d’un compromis sous peine de retomber dans l’imposition d’une politique, soit par choix unilatéral, soit en se masquant derrière des impératifs gestionnaires.
Nous retrouvons ainsi la question par laquelle j’ai commencé : quelle est la relation entre l’évaluation et son commanditaire ? De la réponse à cette question découle un choix en terme d’évaluation retenue et surtout effective.
On le voit, le débat sur l’évaluation ne peut être laissé aux seuls évaluateurs ou prescripteurs...