Ernest Mandel – Un théoricien marxiste au cœur du socialisme pragmatique Colloque international pour le centenaire d’Ernest Mandel

, par ALALUF Mateo

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Ci-dessous le texte complet de l’intervention de Mateo Alaluf lors du Colloque international pour le centenaire d’Ernest Mandel, qui s’est tenu à Paris le 15 avril 2023.

L’activité militante de Mandel, inséparable de sa production théorique, a été strictement cloisonnée en deux registres distincts en raison de l’impératif de clandestinité propre à l’action révolutionnaire. D’une part, Mandel avait adhéré, juste après sa fondation en 1938, dès l’âge de 15 ans à la Quatrième Internationale : il s’agissait de l’avenir de la révolution. Engagé d’autre part dans la politique belge, il a exercé une influence marquante et durable au sein du mouvement ouvrier y compris sur la scène politique institutionnelle du pays, conçu comme un SAS vers la construction d’un parti révolutionnaire. La stratégie « entriste » de la Quatrième internationale ayant assuré le cloisonnement entre ces deux registres lui a permis d’avoir une renommée autrement improbable. Nous nous limiterons ici à l’action de Mandel dans le parti socialiste et au syndicat FGTB en Belgique.

Le socialisme belge caractérisé par le pragmatisme a toujours manifesté une grande méfiance pour la théorie et une hostilité viscérale vis-à-vis du trotskysme. Seul l’entrisme a rendu possible l’insertion de Mandel dans le mouvement socialiste, lui a procuré une audience et une influence importantes, tout en contribuant à la formation de sa pensée politique. En s’inscrivant dans la perspective du contrôle ouvrier et des réformes de structure anticapitalistes il est devenu un acteur et un théoricien du socialisme en Belgique.

L’entrisme

« L’entrisme » décidé par le Congrès Mondial de la Quatrième Internationale en 1951 consistait à prôner l’adhésion des membres des groupes trotskystes squelettiques aux grands partis ouvriers (communistes ou socialistes) de leur pays en vue de développer une aile gauche tout en demeurant clandestins, c’est-à-dire en rusant, dissimulant et si nécessaire, en niant leur appartenance à une organisation trotskyste.

En Belgique, les militants de la Quatrième Internationale évalués à moins de cinquante membres et qui ne dépasseront pas la centaine jusqu’au terme de la période entriste en 1964, adhérèrent au Parti Socialiste Belge. L’organisation de jeunesse du parti (Jeune Garde socialiste JGS et Etudiants socialistes), devint leur secteur d’intervention privilégié. Au lendemain de la question royale en 1950 et des grèves de l’hiver 1960-61 le contexte était particulièrement favorable pour une radicalisation de la jeunesse et correspondait aux attentes de larges fractions de militants politiques et syndicalistes. Si bien qu’un groupe numériquement dérisoire, devint politiquement déterminant au sein des organisations de jeunesse et eut progressivement un poids important dans le parti (PSB) et le syndicat (FGTB) socialistes [1].

Le congrès de réunification (entre les tendances « lambertistes » et « pablistes ») de 1963 impulsa à l’inverse une dynamique d’abandon de l’entrisme. Les trotskystes belges choisirent alors de créer de nouvelles formations politiques en rupture avec le réformisme, aidés en cela par la direction du parti socialiste PSB qui proclama en 1964 l’incompatibilité entre l’appartenance au parti et à la rédaction de La Gauche (dont Mandel était le rédacteur en chef), de son correspondant flamand Links et de la direction du Mouvement Populaire Wallon MPW, créé en 1962 par André Renard, au lendemain de la grève générale. Le développement d’une tendance de gauche dans le parti socialiste était censé constituer un effet de levier devant conduire à détacher « des pans entiers de la social-démocratie » en vue de la construction d’un parti « centriste », c’est-à-dire, dans la terminologie trotskyste, entre réforme et révolution. Parmi le nombre important d’élus locaux, des quelques députés nationaux, des militants syndicaux et des intellectuels qui s’identifiaient à la tendance incarnée par le journal La Gauche, seule une toute petite minorité suivit Mandel dans la création des trois petits partis formés dans chacune des régions du pays, dont deux seulement eurent une existence d’ailleurs éphémère (Union de la Gauche socialiste UGS à Bruxelles et Parti Wallon des Travailleurs PWT en Wallonie). Aux élections de 1965, après la scission, seul un député trotskyste (Pierre Le Grève) fut élu à Bruxelles en cartel avec le PC, alors qu’en Wallonie le député élu sur la liste du PWT (François Perin) sera par la suite à l’origine du Parti Wallon et du Rassemblement Wallon avant de rejoindre les libéraux [2].

Le trotskysme belge connut, malgré ses très faibles effectifs, ses moments culminants pendant la période où il pratiqua l’entrisme. Au sein de la Quatrième internationale, la section belge avait été considérée à l’époque comme « section modèle » [3]. La fin de « l’entrisme » entraina non seulement la défection des militants proches, mais également de trotskystes, permanents syndicaux, journalistes, élus locaux, dirigeants de sections locales du parti. La rupture avec le mouvement socialiste aboutit à un affaiblissement durable et à la perte de toute influence des organisations trotskystes sur le cours du mouvement ouvrier en Belgique.

Dans le monde socialiste

Dès 1946 Ernest Mandel avait accédé au secrétariat de la Quatrième Internationale dont il deviendra par la suite le principal dirigeant. Il exerça cependant en même temps, de 1954 à 1958, une activité professionnelle de journaliste aux quotidiens La Wallonie, qui appartenait au syndicat des métallurgistes liégeois de la FGTB et au Peuple, organe du Parti socialiste Belge PSB. Il participa ensuite au groupe constitué par André Renard, dirigeant syndical wallon, chargé d’élaborer le programme des « réformes de structure » adopté par les congrès de 1954 et 1956 de la FGTB et ensuite également par le parti socialiste. Il fut le rédacteur principal du rapport du congrès de 1956 intitulé « Holdings et démocratie économique ». Ce groupe d’intellectuels, connu sous le nom de « Commission Renard » et le programme des réformes de structure marquèrent profondément l’histoire sociale de la Belgique. Sans « l’entrisme » et le secret de son appartenance à l’organisation trotskyste, Ernest Mandel n’aurait sans doute pas pu avoir une activité professionnelle dans la presse socialiste ni jouer le rôle qui fut le sien dans le mouvement syndical. Il faisait désormais partie d’un milieu qui lui permettait d’être en rapport avec des syndicalistes, et cadres socialistes et de bénéficier d’une grande considération en raison de sa carrure intellectuelle [4].

L’hebdomadaire La Gauche lancé en 1956 se situe dans le prolongement de la Commission Renard [5]. Le comité de patronage comptait parmi ses membres des personnalités socialistes comme Camille Huysmans [6] et le sénateur Henri Rolin, des dirigeants syndicaux comme André Renard et Jacques Yerna et nombre d’intellectuels. Ernest Mandel qui en était le rédacteur en chef, marquera par son autorité intellectuelle la diversité des composantes de ce qui constituera une mouvance cohérente dans le monde socialiste. La tendance identifiée à La Gauche représentera jusqu’à ¼ des voix dans des congrès du parti socialiste et rassemblera un nombre significatif d’élus locaux et nationaux. Des délégations syndicales de grandes entreprises prendront des abonnements collectifs à l’hebdomadaire qui servira de référence et de point de ralliement à de nombreux syndicalistes.

Son insertion dans le monde socialiste a procuré à Mandel une audience et une influence
importantes tout en contribuant à la formation de sa pensée politique. Ainsi, à la différence des critiques léninistes de « l’économisme » des syndicats, Mandel considère que la capacité politique de la classe ouvrière s’incarne dans les syndicats en dépit de leur bureaucratisation, autant que dans les partis ouvriers. Même lorsque les organisations syndicales sont totalement ou partiellement intégrées, soutenait Mandel, elles ne représentent pas seulement l’intégration et la subordination au système capitaliste. Elles ont un caractère double et peuvent demeurer aussi des instruments d’émancipation et d’auto-activité de la classe.

Le programme des réformes de structure de la FGTB que Mandel accompagnait du qualificatif « anticapitalistes », était la référence principale de la tendance de La Gauche. Mandel y voyait la possibilité de relier les revendications immédiates visant à améliorer le sort quotidien des travailleurs (salaires et conditions de travail) avec une transformation des structures mêmes du capitalisme par des nationalisations, la planification et le contrôle ouvrier. En radicalisant la portée des réformes et la capacité de contrôle ouvrier, la revendication des réformes de structure revêtait à ses yeux une portée anticapitaliste en accentuant les potentiels de redistribution et de planification que renfermait l’Etat.

Ernest Mandel s’inscrivait parfaitement dans cette démarche dont il pouvait voir nombre de similitudes avec le programme de transition rédigé par Trotsky et qui fut le document fondateur de la Quatrième internationale en 1938. L’expérience des réformes de structure lui permettra de développer une analyse subtile des appareils syndicaux et le syndicalisme occupera une place bien plus importante dans sa conception politique par rapport à la mouvance marxiste de l’époque [7].

Réformes de structure et contrôle ouvrier

La stratégie des réformes de structure visait à imposer de l’intérieur du capitalisme, c’est-à-dire sans l’avoir préalablement abattu, des solutions anticapitalistes qui, à la différence des réformes social-démocrates, ne seraient pas incorporées et subordonnées au système. En ce sens, les réformes de structure, pour autant qu’elles soient associées au contrôle ouvrier sont par définition des réformes promues et contrôlées par les travailleurs. De telles réformes comportent toujours l’apparition de nouveaux centres de pouvoir démocratiques et une restriction du pouvoir du capital.

Pour Mandel la stratégie des réformes de structure est ambiguë. Il ne s’agit pas de s’opposer à des réformes positives mais de refuser que celles-ci se substituent à un combat pour des principes mobilisateurs qui posent la question du pouvoir dans les entreprises. Sans quoi, les réformes (néocapitalistes) contribueraient à renforcer l’emprise des classes dominantes. De même le contrôle ouvrier s’oppose aux systèmes de cogestion ou de codétermination qui tente nombre de syndicalistes. Dans la cogestion à l’Allemande, le représentant syndical au sein des organes de décision cesse d’être un représentant du monde du travail pour s’intégrer dans les intérêts du capital. Dans ce système les travailleurs sont perçus en concurrents selon leur appartenance à une entreprise dont ils sont amenés à intérioriser les objectifs et non comme solidaires. Cette forme d’institutionnalisation devient aussi, tôt ou tard, une source de corruption des militants ouvriers. Parler de cogestion ou de codécision alors que le capital reste le maître, ne pourrait que paralyser l’action syndicale et perpétuer le pouvoir du capital.

Le contrôle ouvrier soutenu par l’action directe, écrit Mandel dans La Gauche à la veille du congrès doctrinal du syndicat socialiste en 1970, doit être l’axe principal de l’activité syndicale. Il consiste « à accorder aux organismes élus par les travailleurs au niveau des entreprises, des branches d’industrie, des bassins industriels et de l’économie nationale dans son ensemble un droit de regard et un droit de veto sur tout ce qui concerne la vie des travailleurs » [8]. Ce droit de regard doit permettre de débattre en connaissance de cause au niveau de l’entreprise, de la branche et au plan national des rapports entre salaires, profits, productivité et prix. Il ne suffit pas, ajoute-t-il, de mener des campagnes politiques pour les réformes de structure et le contrôle ouvrier. Le mouvement syndical est l’instrument incontournable pour mener à bien un tel programme. Les partis de gauche ont vocation, d’une manière ou d’une autre, à gérer l’état. Les syndicats doivent maintenir au contraire leur autonomie envers tous ceux qui exercent la gestion, aussi bien envers l’état, le gouvernement et l’entreprise [9].

Le contrôle ouvrier est la condition nécessaire pour préserver les réformes de structure de leur aspect technocratique, de les faire descendre dans les entreprises, les ateliers et les bureaux et d’y associer les travailleurs. Par la contestation de la structure hiérarchique de l’entreprise des conditions et de l’organisation du travail, le contrôle ouvrier amorce la possibilité de la dualité de pouvoir dans l’entreprise. C’est le contrôle ouvrier qui fait la différence, soutient Mandel, entre réformes néo ou anticapitalistes.

Néocapitalisme et mouvement ouvrier

Avec les politiques keynesiennes, l’idée suivant laquelle le capitalisme était désormais capable de maîtriser ses contradictions, faisait consensus au milieu du siècle passé. Mandel, à contre-courant, avait soutenu dans le Traité d’économie Marxiste [10] que l’Etat permet certes d’atténuer l’ampleur des crises, mais ne peut endiguer sur une période longue la baisse du taux de profit. Si bien que l’époque ne serait pas celle du triomphe ni de l’effondrement mais du déclin du capitalisme. Mandel avance la notion de néocapitalisme pour comprendre dans un même raisonnement les contradictions inhérentes et les performances du capitalisme d’après-guerre. Il proposait ainsi aux militants un outil conceptuel leur permettant de saisir cette nouvelle forme de capitalisme qui incorporait « la révolution technologique permanente » et les mécanismes de la sécurité sociale et des négociations collectives permettant à la fois une amélioration du niveau de vie des travailleurs et jouant un rôle d’amortisseur social par rapport aux crises. À l’inverse de ceux qui proclament la fin des contradictions du capitalisme, l’explication qu’en donnait Mandel conjuguait les capacités d’adaptation du capitalisme tout en laissant ouverte la possibilité de sa fin prochaine.

Dans un article programmatique pour la gauche européenne, publié en 1965 dans la Revue Internationale du socialisme, Mandel décrit les conséquences des contradictions du néocapitalisme sur le mouvement ouvrier [11]. Une longue phase de plein emploi conduit à des hausses constantes des salaires qui finit par menacer le taux de profit. Il en résulte pour la bourgeoisie la nécessité de limiter ou d’abolir l’autonomie de négociation salariale des syndicats (politique des revenus) pour préserver ses profits. De là découle aussi la nécessité pour le capital d’intensifier le travail (automation) pour économiser la main d’œuvre. Cette contradiction devient, selon Mandel, explosive pour le néocapitalisme en raison de l’impossibilité d’une augmentation constante et harmonieuse du pouvoir d’achat des salariés. Elle débouche en conséquence sur une crise profonde du syndicalisme dont l’issue imprévisible ne serait pas forcément son intégration au capitalisme.

En raison de son ambivalence entre autonomie et intégration, mobilisation et négociation, pour se préserver en tant qu’organisation, le syndicalisme se doit de canaliser les mobilisations ouvrières. Malgré son caractère bureaucratique, tant qu’il conserve son autonomie, le syndicat demeure un contre-pouvoir séparé du pouvoir de décision économique qu’il peut contrôler et infléchir dans le sens des intérêts des salariés.

Tant qu’existe un « syndicalisme autonome », les offensives périodiques du patronat pour « la modération salariale », créent, suivant Mandel, les conditions objectives favorables à l’éclatement de conflits sociaux qui peuvent mettre en question le régime capitaliste. Tirant les leçons des « grèves du siècle » de l’hiver 1960-61 en Belgique, Mandel soutient qu’en augmentant les besoins des travailleurs les syndicats peuvent souder moralement la classe ouvrière. Les revendications salariales créent à la place du minimum vital physique, le minimum vital culturel et social. Ce sont précisément ces conquêtes sociales qui augmentent la confiance et la conscience de classe des travailleurs. C’est ainsi que les secteurs les plus combatifs pendant les grèves de 1960-61 étaient aussi ceux qui avaient conquis des salaires élevés [12]. Le néocapitalisme, confronté à la lutte sociale fait ainsi mûrir les conditions qui permettent de poser dans les faits la nécessité de la révolution.

Auto-organisation et parti révolutionnaire

Ernest Mandel avait pu éprouver en pratique, à travers la combativité de la classe ouvrière wallonne et de la « grève du siècle » de 1960-61, la créativité, la force et le potentiel révolutionnaire que recelait l’autonomie ouvrière. Il tentera en conséquence de théoriser « l’auto-activité » et « l’auto-organisation » des salariés comme éléments moteurs de l’émancipation dont le parti d’avant-garde et les syndicats seraient les instruments indispensables [13]

À la suite de Rosa Luxemburg, dont il faisait une lecture quasi libertaire, Mandel ira jusqu’à accepter l’idée selon laquelle, par une dialectique de la conscience le prolétariat parvient par sa propre expérience historique à son émancipation. Ainsi, professait-il la nécessaire auto-émancipation du prolétariat à partir d’une vision, moins léniniste qu’anarcho-syndicaliste, des capacités créatives des travailleurs en action. Mais chez Mandel, cette créativité se trouvait bornée par la nécessité d’un parti révolutionnaire. Progressivement d’ailleurs, suivant en cela Rosa Luxemburg pour qui il avait une admiration sans bornes, la défense de la révolution russe par Mandel s’accompagnera de critiques qui allaient s’approfondir jusqu’à discuter les ositions de Lénine et de Trotsky. Il reconnaîtra ainsi que Rosa Luxemburg avait mieux perçu que Lénine la nature de la bureaucratie.

D’abord, sa confiance dans l’auto activation de la classe ouvrière le conduisait aussi, comme l’explique Daniel Bensaïd [14], à accorder une place exclusive à la démocratie ouvrière et à ses traductions en termes de « dualité de pouvoir » en période révolutionnaire. Ensuite, son engagement au sein de la Quatrième internationale correspondait à la priorité de construire un parti révolutionnaire d’avant-garde. Faisant référence au Que Faire ? de Lénine, Mandel avait l’habitude de soutenir « qu’il y a plusieurs conceptions du parti mais la conception léniniste est la seule qui confère un rôle révolutionnaire au parti ». En conséquence, chaque fois qu’il s’agira de rendre compte des échecs des mouvements sociaux, sans jamais remettre en cause sa conception d’une avant-garde détachée des institutions, Mandel en attribuera la cause à l’absence d’une direction révolutionnaire. Ainsi, l’explication du fait que les grèves belges de l’hiver 1960-61, malgré leur ampleur, la combativité des grévistes et les épisodes insurrectionnels n’aient pas produit d’effet révolutionnaire sera attribuée par Mandel presque exclusivement aux carences de la direction syndicale renardiste.

Lorsque Mandel considère les conditions objectives propices à une situation révolutionnaire, il en attribue l’échec à l’absence des conditions subjectives c’est-à-dire d’une direction révolutionnaire. Comme le note Daniel Bensaïd, « si le facteur subjectif n’est pas ce qu’il devrait être, ce n’est pas en fonction de certaines limites relatives à la situation et aux rapports de force collectifs, mais parce qu’il est sans cesse trahi de l’intérieur » [15]. En conséquence, le volontarisme de Mandel est alors exacerbé et il n’est pas prémuni de la « paranoïa de la trahison » qui a affecté tant de groupes révolutionnaires.

Pratique militante et héritage théorique

Son œuvre maîtresse, incontestablement la plus originale, Le troisième âge du capitalisme, dont il a terminé la rédaction en 1972, ne paraîtra en français, traduit de l’allemand, qu’en 1976. Dès 1969 cependant, alors que la récession de 1974 paraissait encore lointaine, Mandel annonçait déjà l’épuisement de la période d’expansion du capitalisme, la multiplication des récessions partielles à partir des années 70, s’orientant vers une récession générale qu’il développera plus tard dans Le troisième âge [16]. On ne peut s’empêcher d’attribuer à l’influence exercée encore à l’époque par Mandel sur la gauche belge la prise de conscience précoce de la FGTB de la récession de 1974 après la crise pétrolière. Le syndicat avait exigé la réunion d’une Conférence Nationale de l’Emploi qui se tiendra dès 1972, avec la présence des représentants non seulement des organisations patronales mais également des groupes financiers. Le front commun syndical avait fait de la réduction du temps de travail sa première priorité pour prévenir le chômage de masse qui s’annonçait.

Le syndicalisme, subordonné et dominé auparavant par le parti, renoua avec l’autonomie et la radicalité dans les deux décennies de 1950 et 1960. Le programme des réformes de structure et du contrôle ouvrier avait renouvelé et rendu vigueur au mouvement ouvrier belge. Mandel avait été un acteur majeur de ce tournant. Il avait pris la mesure d’un renouveau du capitalisme dominé désormais par les liaisons financières structurant les groupes d’entreprise (les holdings) et du potentiel, voire du rôle irremplaçable, du mouvement syndical pour lutter contre le capitalisme. Il en avait tiré une conception quasi libertaire du syndicalisme et du contrôle ouvrier. Il n’a pu cependant concilier cette conception du syndicalisme avec la nécessité d’une direction et d’un parti révolutionnaire sans recourir à une forte dose de volontarisme.

Pour ses lecteurs de l’époque, le Traité combinait la fidélité à Marx et son renouveau. Par la clarté de son écriture Mandel est parvenu à transmettre l’héritage de la culture socialiste d’avant-guerre à une génération venue à la politique dans les années 1960. Un héritage théorique et une pratique militante qui permettait, selon les mots de Daniel Bensaïd, « de penser au présent les métamorphoses du monde » [17].

P.-S.

Institut Marcel Liebman, 15 décembre 2023. URL : http://www.institut-liebman.be/index.php/2023/12/15/communication-m-alaluf-ernest-mandel-un-theoricien-marxiste-au-coeur-du-socialisme-pragmatique/

Notes

[1Un exposé complet de « l’entrisme » nous est donné par Guy Desolre, « Contribution à l’histoire du trotskysme en Belgique. La question de l’entrisme (1948-1964) », Dissidences. La Belgique sauvage, Vol 7, octobre 2009, p. 64-73.

[2L’appréciation de Mandel par rapport à ses alliés de l’époque deviendra par la suite particulièrement sévère. François Perin sera désormais « le renégat Perin » et si l’appréciation d’André Renard est plus nuancée (s’il avait vécu plus longtemps il aurait défendu « avec fermeté et intransigeance l’emploi de tous dans la sidérurgie liégeoise »), elle n’en reste pas moins exagérément sévère : « Il combinait, écrit Mandel, les faiblesses du syndicalisme « pur » avec des illusions électoralistes d’origine sociale-démocrates, le tout arrosé d’une bonne dose de chauvinisme wallingant ». La Gauche, n° 49, 18.12.1980.

[3Guy Desolre, op. cit. p. 72-73.

[4Voir à ce sujet, Mateo Alaluf (dir.), Changer la société sans prendre le pouvoir. Syndicalisme d’action directe et renardisme en Belgique, Labor, Bruxelles, 2005.

[5Pour La Gauche, on peut se référer à Nicolas Latteur, La gauche en mal de la gauche, De Boeck, Bruxelles, 2000.

[6Camille Huysmans (1871-1968) joua un rôle important au sein de la Deuxième Internationale dont il assura, depuis 1905 le secrétariat, pendant 17 ans. Il fut Ministre dans des gouvernements à participation socialiste et Premier Ministre en 1946-1947.

[7Ernest Mandel soutenait malgré « la liquéfaction » qu’avait connu le syndicalisme en Belgique après la mort d’André Renard que « la reconstitution d’une gauche syndicale (était un) instrument indispensable pour que les luttes de la classe ouvrière s’insèrent dans le cadre d’une stratégie révolutionnaire ». La Gauche, 23 août 1970.

[8Ernest Mandel, « La FGTB à la croisée des chemins », La Gauche, 20 juin 1970.

[9Ernest Mandel, « Réforme de l’entreprise ou contrôle ouvrier ? Débat public entre François Bloch-Lainé, Ernest Mandel et Gilbert Mathieu », Cahiers du Centre d’Etudes Socialistes (CES), n° 70-71, EDI, Paris, 1967.

[10Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, 2 tomes, Julliard, Paris, 1962.

[11Ernest Mandel, « Une stratégie socialiste pour l’Europe occidentale », Revue Internationale du socialisme, n° 9, mai-juin 1965

[12Immédiatement après la grève, André Gorz avait intitulé son éditorial dans Les Temps Modernes, « Le démenti belge » paru en Février 1961. Son propos était sans ambiguïté : « Si les hauts salaires et les lois sociales avancées provoquent l’embourgeoisement des travailleurs, ceux de Belgique devraient être les plus embourgeoisés d’Europe ».

[13Ernest Mandel, « La crise socialiste et le renouveau du marxisme », 1995, site Internet Ernest Mandel.

[14Daniel Bensaïd, « Trente ans après : introduction critique à l’introduction au marxisme d’Ernest Mandel », 25 juillet 2007, site Internet Daniel Bensaïd.

[15Idem.

[16Voir à ce sujet, Gabriel Maissin, « Le capitalisme et ses trois vies », Politique. Revue de
débats
, n°42, décembre 2005 ; et Michel Husson, « Après l’âge d’or : sur le troisième âge du capitalisme ». Husson cite à l’appui de son argumentation les thèses présentées par Mandel pour le 9e congrès de la Quatrième Internationale en avril 1969 ; Gilbert Achcar, « Ernest Mandel (1923-1995) un portrait intellectuel », in Le Marxisme d’Ernest Mandel, Actuel Marx, PUF, Paris, 1999.

[17Daniel Bensaïd, « Le Marxisme d’Ernest Mandel », 1999, site Internet Daniel Bensaïd.

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