Les réactions hostiles à la loi Molac révèlent des clivages politiques plus profonds que les oppositions traditionnelles entre partis.
Pour comprendre ces clivages il faut remonter à leur source : l’ethnocentrisme. Celui-ci peut s’épanouir en solidarité avec le groupe, le clan, le peuple ; mais il peut aussi se pervertir en xénophobies, haine de l’autre, nationalismes oppresseurs, voire ethnocides et génocides. Le patriotisme commence toujours par l’amour des siens, mais se pervertit trop souvent en haine des autres.
Les exemples de ces perversions sont innombrables : les conquistadors ne laissèrent aux peuples amérindiens que le choix entre l’ethnocide (l’assimilation) et la disparition physique ; plus tard les esclavagistes ne reculèrent devant aucun crime pour soumettre hommes, femmes et enfants à une exploitation rationalisée en racisme et suprémacisme ; enfin l’asservissement de millions de prolétaires à une nouvelle « rationalité » capitaliste, relayée par les États, servit à justifier la sujétion (pas vraiment volontaire) des sans-droits aux lois, valeurs et modes de production des possédants et de leurs représentants, en niant leur altérité.
Ces systèmes et ces idéologies ne toléraient aucune forme d’autonomie — culturelle ou politique — susceptible de solidariser les nations dominées et de leur donner accès à des représentations séparées. Derrière toutes ces formes historiques successives de domination, seul l’ethnocentrisme – qui leur est commun — permet de saisir la fausse rationalité qui s’imposait aux dominants pour justifier leur domination : le mépris de l’Autre, de sa langue, de sa culture, de ses croyances, de ses mœurs.
En bref, l’hégémonie économique et politique ne peut pas se dispenser du mépris, du racisme, de l’argument de la supériorité culturelle et raciale. Ethnocentrisme et mépris sont psychiquement indissociables de l’exploitation et de la domination.
C’est avec cet arrière-plan idéologique qu’il faut éclairer toute l’histoire de l’éradication — plus ou moins brutale — des langues et des cultures. Pourquoi ? Parce que celles-ci sont les formes vives et visibles des différences.
Ce sont elles en effet qui définissent les groupes ethniques et les nations et qui peuvent aussi attiser le choc des ethnocentrismes et des nationalismes. Pour les uns, ils sont défensifs, par exemple lors des révolutions coloniales ; en revanche, pour les dominants et leurs États, l’argument de l’unité de la nation fournit une « raison » devant justifier qu’un ethnocentrisme « supérieur » autorise répressions et massacres, à l’intérieur d’abord, à l’extérieur ensuite.
Sans cet arrière-plan, qui renouvelle l’anthropologie (cf. Pierre Clastres), on ne peut pas aborder, avec profondeur et nuances, les débats actuels autour des langues, notamment régionales, et de leur transmission scolaire.
C’est de cet éclairage qu’on peut tirer quelques leçons :
- Plus les États sont devenus conquérants, esclavagistes ou colonialistes, plus l’assimilation et le nivellement linguistiques et culturels ont été brutaux. L’apparition des créoles est un fait de résistance culturelle et politique.
- Dans les États de démocratie représentative, l’éradication a pris d’autres formes : par l’imposition d’une langue unique pour les lois et les institutions ; par une langue unique pour l’école. La brutalité se limite dès lors au mépris, à l’ignorance et – dans le cas de l’école – à la sanction pour « avoir parlé patois ».
- Dans tous les cas — Etats autoritaires ou démocratiques — la riposte a été — est encore — la même : redonner vie et usage aux langues minoritaires, en priorité par l’école. Or la transmission scolaire requiert deux conditions : l’âge précoce et un environnement porteur. L’âge propice pour une langue seconde est le même que pour la langue première ou maternelle : entre zéro et sept ans. Donc une éducation bilingue précoce. Celle-ci doit s’adosser au meilleur environnement possible.
À l’école élémentaire, cela exige un démarrage en immersion, un bain linguistique, compris comme compensation et équilibrage par rapport au français omniprésent. Ce dernier reprend sa place au cours de la scolarité, en proportion directe des progrès enregistrés en langue seconde ou régionale. Il faut ici dénoncer la double faute commise par le Conseil constitutionnel qui vent de retoquer la possibilité d’un enseignement immersif tel qu’il est prévu dans la loi Molac. Première faute : c’est une entorse à la Constitution qui reconnaît les langues régionales comme langues de France et à ce titre autorise les mêmes dispositifs pour celles-ci que pour le français qui bénéficie toujours d’une immersion totale. Seconde faute : cette fois contre les acquis des sciences de l’éducation qui reconnaissent la pleine efficacité des apprentissages fondés sur un vécu en langue ; ce que permet précisément l’immersion durant les 3 ou 4 premières années de scolarisation. - Dans plusieurs régions ou territoires où vivent des peuples longtemps appelés minorités nationales – et pas seulement en France — la reviviscence linguistique a abouti à la co-officialité des deux langues, nationale et régionale. C’est le cas en Irlande, au Pays de Galles, au Pays basque sud et en Catalogne. Cela pourrait être la solution en Corse où la revendication est très présente. La co-officialité des deux langues — français/langue régionale — a la plupart du temps davantage de signification politique qu’utilitaire. Cependant, lorsque les efforts des pouvoirs régionaux sont persistants — et à condition qu’un Etat central n’y fasse pas obstacle en imposant une langue officielle unique — le recours spontané à la langue régionale peut devenir l’usage majoritaire. Le Pays de Galles a réussi cette revitalisation du gallois, langue brittonnique.
- Dans les autres régions — Bretagne, Pays Basque nord, départements occitans (34 en tout !), Flandres, Savoie, sans oublier les outre-mers — la seule revendication largement majoritaire concerne la transmission et l’enseignement des langues. Pour un pas de plus vers la co-officialité, il appartient aux citoyens et citoyennes de s’exprimer et de prendre les décisions : ici doit prévaloir la règle la plus démocratique, l’autogestion régionale.
- Le cas de l’Alsace et de la Moselle est particulier : l’alsacien et le francique mosellan sont des pratiques très anciennes : quant à l’allemand standard, il apparaît peu à peu dans la plupart des écrits avec la réforme de Luther. Le fait marquant concerne leur ancienneté non pas en tant que langues, mais dans leur usage admis et reconnu en France : cela date du Traité de Westphalie (1648). À ce titre — compte tenu de l’histoire, de l’usage, du grand nombre de locuteurs natifs et bilingues et des échanges avec quatre voisins germanophones — une co-officialité non seulement serait possible et légitime, mais en outre elle serait fructueuse pour tout le monde. Pour autant, le poids de l’histoire est encore si pesant qu’aucun citoyen, aucune citoyenne d’Alsace ou de Moselle n’a exprimé à ce jour une exigence de co-officialité. Cependant les filières bilingues progressent avec une forte approbation populaire. Mais au regard des ressources et des besoins, ces filières bilingues sont très en deçà de ce que la situation exige. Il faut ici dénoncer fermement la myopie politique, culturelle et éducative et rappeler que l’allemand est la langue majoritaire en Europe avec plus de cent millions de locuteurs et de locutrices natifs/ives chez quatre de nos voisins.
- Une mauvaise polémique a suivi l’adoption de la loi Molac : elle ne prévoyait pas suffisamment de moyens pour que le service public de l’Education nationale puisse assumer ces apprentissages précoces des langues régionales. Mauvaise querelle ! Derrière cette réelle lacune se cache une autre motivation : le refus d’accorder des fonds publics aux enseignements associatifs (Diwan, Seaska, Calendrètes, ABCM-Zweisprachigkeit, etc) et privés confessionnels. Dans un avenir immédiat c’est une erreur.
Ces filières ont été pionnières et sans elles l’Éducation nationale n’aurait pas ouvert se propres filières bilingues, d’ailleurs avec beaucoup de retard et à son corps défendant. Mais surtout il faut soutenir toutes les filières d’apprentissage précoce des langues régionales si l’on veut entraîner tous les publics, toutes les familles. Surtout ne pas faire du bilinguisme un marqueur idéologique clivant et/ou élitiste ! - En conclusion, un seul rappel, essentiel : Homo Sapiens a pris en quelque sorte le relais de l’évolution biologique (darwinienne), lorsqu’en se dotant de la parole articulée, il a poursuivi, diversifié et réorienté l’évolution dans des domaines inédits : les langues, les cultures, croyances, techniques, sciences, arts, musiques… Sapiens a, tout au long des millénaires, construit un universalisme pluraliste constitutif de l’espèce humaine. Renoncer à cette richesse serait une régression fatale. Les tendances actuelles au nivellement planétaire des langues et des cultures signifient des dommages anthropologiques qui peuvent devenir irréparables. Pour autant le processus de mondialisation, contrairement à une idée reçue, n’empêche pas le développement des langues régionales. Nos faiseurs de modes, nos chanteurs et chanteuses feraient bien de se méfier du tout-anglais toujours et partout...