Comme il était prévisible, la crise de l’école a atteint désormais de telles proportions que les classes dominantes estiment l’heure venue de la remise en cause du collège unique, avec l’assentiment, semble-t-il, d’une majorité d’enseignants.
Il est vrai que les difficultés rencontrées par le système éducatif sont maintenant éclatantes. Non seulement la proportion d’une classe d’âge qui obtient le baccalauréat n’a jamais dépassé 66 %, mais elle est en baisse continue depuis des années.
À l’autre bout de la chaîne, pour une proportion que l’on peut situer entre 10 % et 20 % d’une génération, les performances scolaires effectives stagnent, voire régressent dangereusement dans certaines zones urbaines.
Le dernier quart du XXe siècle, celui de la « massification » de l’enseignement secondaire, s’il a vu progresser considérablement les niveaux de certification et la diffusion des savoirs, n’a pas été à même de réaliser la promesse d’une culture commune de haut niveau pour tous. Le collège « unique » qui devrait assurer une possibilité pour tous de disposer d’une culture commune adaptée aux besoins humains de notre époque n’a « d’unique » que le nom, tant les écarts cognitifs sont grands entre collèges, voire au sein d’un même collège. Même l’école primaire n’échappe pas à ces fortes inégalités internes.
Cette massification devait « donner plus à ceux qui ont moins ». Comme d’habitude, la politique réelle qui a été menée a donné plus... à ceux qui avaient plus, et l’écart en années d’études s’est sensiblement accru au détriment des moins scolarisés. Ajoutons à cela les déchirures sociales dues à vingt années de politiques libérales, la massivité du chômage, la généralisation de la précarité, la ghettoïsation de zones de plus en plus nombreuses, et l’on obtient un tableau d’ensemble particulièrement défavorable à l’avancée éducative promise. Et l’on mesure la banqueroute idéologique qu’a représentée la politique éducative de la gauche plurielle. Sa main gauche tançait les professeurs, mobilisait contre eux le bon peuple, tandis que sa main droite accroissait les inégalités à jets continus.
Les idéologues sociaux-libéraux ont fait ainsi porter tout le poids des réformes sur l’institution scolaire, tout en prétendant que l’on ne pouvait rien devant la déferlante libérale, quand ils ne lui trouvaient pas toutes les vertus. Mais la question sociale vient désormais submerger la question éducative.
De ce constat amer, on peut tirer au choix deux conclusions. La première est qu’il n’y aura pas d’avancée éducative dans les reculs sociaux, et qu’il faudrait une mobilisation politique, idéologique, financière de toute la société — en plus d’une société elle-même plus solidaire — pour que l’on ait une possibilité d’en finir avec les formules creuses sur « l’égalité des chances » et de reprendre le chemin d’une réelle démocratisation.
Au strict point de vue scolaire, un collège unique est parfaitement envisageable, à condition que la nature des contenus de savoirs qui y seraient traités et celles des méthodes pédagogiques utilisées ne soient pas alignées sur les souhaits des classes moyennes supérieures, véritables bénéficiaires des options en place depuis vingt ans.
Mais, justement, il ne peut y avoir d’école égalitaire dans une société qui l’est si peu. C’est là que gît le problème. Ce qui conduit en même temps à réfuter comme une ineptie l’idée que la suppression du collège unique aurait une dynamique favorable aux défavorisés. Toutes les études internationales confirment que les performances cognitives d’une génération d’élèves sont d’autant meilleures que le système est moins sélectif.
La seconde option absolument conforme à toutes les injonctions des institutions libérales internationales est qu’il faut rejeter au plus vite le projet même d’une école pour tous dont l’adaptation aux exigences patronales ne soit pas l’alpha et l’oméga.
C’est la seconde option que choisissent clairement Luc Ferry et le gouvernement Raffarin. Si, compte tenu de l’attachement traditionnel en France au principe d’une école égalitaire (toujours démenti dans les faits, il faut le rappeler pour éviter toute idéalisation d’un passé mythifié), nos ministres sont prudents dans les formules, la réalité est là. Il s’agit de contraindre le système public à travailler encore plus étroitement pour les « intérêts de l’économie ».
La « valorisation des formations professionnelles » que réclament les ministres n’a pas d’autre fonction. Il est difficile de réussir le projet de « valorisation » si les « professions » (sous-entendu : ouvrières) sont si mal traitées, et avec de si bas salaires, par les patrons. Cette formation sera d’autant plus « valorisée » (mais moins intéressante pour les patrons) que les futur(e)s ouvriers-ères seront doté(e)s par leur lycée d’une solide aptitude culturelle à agir sur leur travail à venir.
Si l’on veut « valoriser » la formation technique, qu’on en fasse un des points constitutifs de la culture commune pour tous ! Or, c’est bien entendu l’inverse qui est proposé par le ministre.
On n’ose pas, pour des raisons de rapport de forces, tirer les conséquences de l’abandon des objectifs quantitatifs de la massification, ce qui, en bonne logique, et comme dans la majorité des autres pays européens, devrait conduire à l’abandon même du fantôme de collège unique qui subsiste. Mais le projet sera conduit de l’intérieur même du système « unique », à grands coups de « diversification ». Allié alors inévitablement avec le remplacement d’« un certain mode de “gouvernance” de l’école [qui] a lui aussi atteint ses limites », comme le dit Luc Ferry. Pour les libéraux, le mode de gestion managérial est de portée universelle. Par-delà le statut juridique des établissements, le mode privé de gestion serait le seul possible. On va donc aligner le fonctionnement des écoles, mêmes formellement publiques, sur celui des entreprises concurrentielles, avec renforcement des pouvoirs des chefs d’établissement, autonomie et mise en concurrence, contrôle décentralisé, ce que devraient permettre sans limites les projets de décentralisation gouvernementaux.
Les débats sur l’éducation du Forum social de Florence ont montré combien ce danger était pressant dans toute l’Europe. Le Forum a aussi affirmé que s’opposer à cette évolution est indispensable. À défaut, c’est une évolution séculaire visant à rendre le plus concret possible le principe d’une éducabilité universelle qui serait remis en cause.