Janette Habel analyse les causes du durcissement répressif des autorités cubaines

Harcèlement US et crise sociale : Cuba serre la vis

, par HABEL Janette

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La soudaine vague de répression qui a secoué Cuba a surpris nombre d’observateurs. En emprisonnant septante-cinq dissidents et en exécutant trois preneurs d’otages, La Havane a provoqué un vif débat dans la gauche sur la vraie nature du régime cubain. La journaliste au Monde diplomatique Janette Habel analyse, pour nous, ce « tournant » dans l’histoire d’un pays qu’elle connaît bien.

Le 18 mars dernier, l’Etat cubain annonce l’arrestation de « dizaines » de personnes accusées de « conspiration » avec le représentant étasunien à La Havane, James Cason. A peine trois semaines plus tard, septante-cinq Cubains, appartenant aux milieux dissidents, sont condamnés à de lourdes peines - de six à vingt-huit ans de réclusion - au titre de la « loi sur la défense de l’indépendance nationale ». Devant la presse, le ministre des Affaires étrangères, Felipe Pérez Roque, parle de « mercenaires à la solde de Washington » et accuse M. Cason de « fabriquer de toutes pièces une opposition à Cuba », une « cinquième colonne ».
Deuxième coup de semonce, quelques jours plus tard, lorsque Cuba annonce la condamnation à mort, puis l’exécution, de trois des principaux preneurs d’otages d’un bateau, après un procès expéditif.
Quasi simultanés, ces coups de tonnerre ne peuvent être le fait du hasard. Surtout qu’ils assombrissent un ciel relativement serein. Depuis quelques années, le Gouvernement cubain se voulait plus tolérant avec sa dissidence interne. En 2002, Amnesty n’avait pu recenser « que » cinq prisonniers identifiés, par l’ONG, comme « détenus d’opinion ». De même, la peine de mort, si elle n’avait pas disparu du code pénal, n’était plus appliquée -un moratoire « de fait » en vigueur depuis avril 2000.

Que se passe-t-il aujourd’hui à La Havane ? Comment interpréter ce soudain tour de vis donné par Fidel Castro ? Quelles conséquences pour une Révolution dont l’ennemi héréditaire est plus puissant et plus belliqueux que jamais ?

Maître de conférences à l’Université de Marne-la-Vallée et au Centre de recherche sur l’Amérique latine et les Caraïbes, la politologue Janette Habel a accepté d’analyser pour nous ces évènements. Collaboratrice au Monde diplomatique, elle est l’auteure de nombreux articles et d’ouvrages sur Cuba [1].

Le Courrier : Comment expliquez-vous la récente répression intervenue à Cuba ?

Janette Habel : Il faut y voir deux messages du gouvernement. L’un destiné aux Etats-Unis, l’autre aux Cubains.

Le premier découle du changement de la politique nord-américaine. Depuis quelques années s’est créé aux Etats-Unis un lobby visant à convaincre le Congrès d’assouplir l’embargo contre Cuba. Ce groupe de pression est important, puisqu’il comprend des firmes multinationales - parfois proches du Parti républicain - fâchées de voir le marché cubain leur échapper. Beaucoup d’indices laissaient à penser que ce lobby parviendrait à faire une brèche dans l’embargo. Ainsi, l’exposition de produits américains, en septembre 2002, à La Havane ou encore la loi, de 2002 également, permettant l’échange de produits alimentaires. D’un autre côté, il y a aussi aux USA un lobby plus ancien, favorable aux sanctions économiques et reposant sur les milieux d’affaires de Floride et l’important électorat américano-cubain, tous deux liés au clan Bush par son frère, le gouverneur floridien, Jeb Bush. Parmi les partisans d’une ligne dure, on trouve encore les ultraconservateurs de l’administration, tels que Otto Reich (conseiller de la présidence pour l’Amérique latine, ndlr).

Entre ces deux lobbies, l’histoire a tranché, pour l’instant. L’attitude du chargé d’affaires à Cuba, James Cason, l’a démontré. Notamment lorsqu’il a manifesté publiquement l’intention de Washington de changer le système cubain. Cason a outrepassé son mandat diplomatique, multipliant les déclarations et les contacts avec les dissidents. Au vu du contexte international, on peut dire que ceux-ci sont tombés dans le piège...

Face à cette évolution, Fidel Castro a transmis un message sans ambiguïté aux Etats-Unis : « Nous sommes en guerre et nous n’accepterons jamais une « cinquième colonne » ! Si vous choisissez de reproduire l’exemple irakien à Cuba, le prix à payer sera très lourd.

Et le message aux Cubains ?

Il est clair également : ceux qui seraient tentés de participer à cela seront sévèrement condamnés !

Il faut savoir que la situation interne s’est dégradée. L’économie a souffert de la hausse du prix du pétrole, causée notamment par la grève au Venezuela. Le pays subit aussi une crise financière, avec une dette qui ne cesse de grossir. Et le ralentissement économique mondial a entraîné une chute du tourisme et des remesas (envois de devises par les exilés à leur famille restée sur l’île, ndlr). Cuba doit en outre affronter la majeure crise qui arrive dans un contexte difficile, car la restructuration du secteur sucrier, l’une des principales sources de revenu de l’île. Le secteur doit être réduit de moitié ; quelque 100 000 à 200 000 travailleurs sont immédiatement concernés. C’est un tournant majeur qui arrive dans un contexte difficile, car l’économie cubaine ne crée pas suffisamment de places de travail pour leur offrir à tous un nouvel emploi.

Tout cela rend la situation sociale très dure. Nous sommes dans la treizième année de « période spéciale » [2], la population est à bout de souffle. Et on ne voit pas le bout du tunnel malgré une légère amélioration entre la fin des années 90 et 2001. De plus, ceux qui s’en tirent le mieux sont ceux qui font des affaires, et ceux-là sont anticastristes, car ils voudraient une plus grande libéralisation...

Outre ce facteur social, il y a une dimension politique. Le Projet Varela (pétition récoltée l’an dernier par des dissidents, ndlr), qui propose de changer le système politique et économique, a rendu perceptible ce mécontentement. Pour Cuba, 11.000 signatures authentifiées, c’est beaucoup. Lorsque le projet a été révélé à la population par Jimmy Carter, lors d’une intervention télévisée, ça a été un choc pour la majorité des Cubains qui ignoraient tout de ce plan !

L’après-Castro avive aussi les craintes, car personne n’a sa légitimité. Lorsqu’il disparaîtra - il aura bientôt 77 ans ! - le système politique sera contraint d’évoluer.

Implicitement, Castro a passé le message suivant : tout le monde doit rester uni pour l’indépendance du pays. Aucune voix discordante ne sera admise. C’est la seule réponse de l’Etat : le monolithisme comme condition de survie.

Que représente réellement la dissidence. Grandit-elle vraiment ou est-elle juste plus visible ?

Les deux. Les Etats-Unis ont compris que pour en finir avec Castro, il fallait miser sur l’opposition intérieure. Alors ils l’aident, lui donnent des moyens d’action (ordinateurs, salaires, etc.). Néanmoins, il est très difficile de se faire une idée sur sa force réelle. On a deux indices. D’abord, le Projet Varela. Les 11 000 signataires ont pris des risques en appuyant ce texte ; ils s’exposent à des difficultés dans leur vie quotidienne. Or, auparavant, on estimait le nombre de groupes dissidents à une centaine, composés chacun de quelques personnes. On voit donc une progression. Autre indice : un récent discours du cardinal Ortega parlant prudemment de « malaise » dans la population. C’est un indicateur précieux, car l’Eglise est toujours très bien informée.

Personnellement, je ne crois pas qu’il y ait un ralliement important de la population aux dissidents ou aux Etats-Unis. Je pense qu’il y a surtout un ras-le-bol populaire. Les Cubains sont très nationalistes, ils ressentent un profond rejet pour les USA, renforcé encore par l’invasion de l’Irak. Le problème, c’est qu’il n’existe pas d’alternative !

Cuba invoque les « agressions », voire le « terrorisme » fomentés par ou depuis les USA pour justifier sa politique sécuritaire. Réalité ou propagande ?

C’est la réalité. Il y a eu des actes terroristes, dont des attentats dans des hôtels. Par ailleurs, les USA encouragent des actes délictueux, par exemple, en incitant les départs illégaux de Cubains vers le continent. Cela alimente les détournements d’avions et de bateaux. Même si les USA privilégient désormais une politique « intérieure » de soutien aux dissidents, ils visent toujours le même objectif : renverser le régime castriste.

« Sans débat, la Révolution ne survivra pas »

A titre personnel, comment avez-vous réagi à la répression ?

Les preneurs d’otages étaient armés, ils avaient des antécédents de droit commun. Dans n’importe quel pays, ils auraient été condamnés à de lourdes peines. Mais pas à la mort. De toute façon, je suis opposée à la peine capitale.

Pour ce qui est des dissidents, ils ont été accusés de conspiration et de complot. Qu’ont-ils fait ? Ils se sont réunis avec un diplomate nord-américain, ont été rémunérés par l’administration nord-américaine, sont d’accord avec la politique de Bush... Tout cela ne fait pas un complot ! On n’a pas trouvé d’armes ; où sont les traces d’une conspiration ? Les procès, très courts, ont eu lieu à huis clos. Les conditions d’une bonne défense n’étaient pas garanties. Si il y avait eu complot, il aurait fallu commencer par expulser Cason. Ce qui n’a pas été fait.

La Révolution cubaine peut-elle survivre sans respecter les droits humains ?

Non. Mais attention, certains droits humains sont mieux respectés à Cuba qu’ailleurs en Amérique latine. Le problème, ce sont les libertés politiques et les droits démocratiques. Acculés par la crise et les politiques nord-américaines, les Cubains ont besoin de débattre. Ils ont des divergences sur les politiques à mener. Vouloir souder un peuple par la discipline, c’est impossible, surtout durant si longtemps. Vouloir l’enrégimenter comme une armée en guerre est une idée mortifère. Cela conduit à des situations absurdes, où l’on fait des dissidents, dont certains soutenaient l’agression de l’Irak, des « martyrs ».

A la disparition du bloc communiste, beaucoup ont pensé que le régime socialiste cubain allait ouvrir le jeu politique ? Pourquoi cela n’est-il pas arrivé. Cela tient-il à la personnalité de Castro ?

Oui. La démocratie socialiste et la participation populaire ne sont pas des préoccupations centrales pour Castro. Il est avant tout un nationaliste, un anti-impérialiste. Mais attention : Cuba n’est pas l’Europe de l’Est. C’est un système plus complexe, mélangeant parti unique et caudillisme latino-américain. Surtout, la Révolution s’appuie sur une double légitimité. D’abord nationale : elle ne doit rien à l’armée rouge, c’est le produit d’une lutte pour l’indépendance. Cuba a été l’un des pays les plus opprimés, les USA voulaient même en faire leur 51e Etat. Les Cubains ont développé un fort nationalisme. Ensuite, la Révolution a permis des conquêtes sociales importantes, notamment au niveau de la santé et de l’éducation. Les Européens ne le voient pas, car ils ont une approche ethnocentrique et comparent Cuba avec l’Europe. Or c’est avec le Nicaragua ou même l’Argentine qu’il faut comparer. Les Cubains, eux, le savent.

Existe-t-il aussi des différences politiques avec les ex-régimes de l’Est, une forme de participation politique ?

Oui, à l’échelle locale, il existe des organes populaires qui bénéficient d’une relative autonomie. Bien que moins forte qu’au début de la Révolution, la participation s’y maintient. Le problème se situe au niveau national : il n’y a aucune possibilité de contester les orientations économiques et les choix politiques. Il n’y a aucun débat. Le seul grand débat public durant la Révolution fut impulsé par « Che » Guevara durant les années 63-64.

Peut-on encore espérer voir le système se réformer ?

Plus le temps passe, plus cela devient difficile. Sans liberté d’expression, sans droit d’association, les seules propositions alternatives sont celles de la dissidence ! Les chercheurs et les militants de gauche, eux, sont muselés et risquent de se sentir impuissants et de lâcher prise.

Les progressistes doivent-ils, selon vous, soutenir malgré tout la Révolution cubaine ? Et comment ?

Oui ! Il faut la soutenir contre toute tentative de destruction menée par Bush, cela ne fait pas le moindre doute. Mais cela ne doit pas signifier soutenir tout ce que fait Castro. Il faut exiger le droit à la critique, pour nous comme pour les Cubains. Le soutien inconditionnel à un leader ne fait pas partie du socialisme. Il faut tirer les leçons des expériences staliniennes.

P.-S.

Propos recueillis par Benito Perez.
Entretien paru dans le journal suisse Le Courrier, édition du 3 mai 2003.

Notes

[1Notamment Rupture à Cuba, Le castrisme en crise, La Brèche, Paris, 1992, 350 p.

[2« Période spéciale en temps de paix », décrétée lors de la disparition du bloc communiste. Programme de restrictions et de restructuration économiques.

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