artin : Il me semble qu’il serait pour le moins précipité de croire que la crise actuelle puisse mettre fin au capitalisme. En effet ne pensez-vous pas que le « capitalisme financier » n’est finalement qu’un de ses possibles avatars, et que les rapports de domination se remettront vite de cet incident ?
Christophe Aguiton : Il serait évidemment absurde de parier sur la fin du capitalisme de manière générale et a-historique. Nous avons vu plusieurs fois dans l’histoire de grandes crises économiques, sociales, être surmontées par le capitalisme, qui a trouvé les moyens d’imposer un nouveau mode de régulation. Mais de l’autre côté, il ne faudrait surtout pas sous-estimer cette crise, la plus grave depuis celle de 1929, et dont les conséquences économiques, sociales et aussi idéologiques seront majeures. Ici, à Belem, il y aura plus de 100 000 représentants de mouvements sociaux, d’ONG, de syndicats, de mouvements citoyens venant du monde entier, et l’analyse de la crise et de ses effets, comme la recherche des alternatives au capitalisme financier, seront au cœur des débats.
Manu : Considérons que vous aviez vu juste. Comment expliquez-vous que vous n’êtes pas audibles ?
Christophe Aguiton : C’est vrai que depuis maintenant plus de dix ans, le mouvement altermondialiste met en garde contre les risques générés par le capitalisme financier, qui domine dans cette phase de mondialisation néolibérale. Mais nous savons bien que le fait d’avoir raison ne veut pas dire que l’on doit être entendu. Le modèle du capitalisme néolibéral a permis à une élite de centaines de milliers, voire de millions de personnes de s’enrichir considérablement pendant ces vingt dernières années.
Pour rompre avec ce modèle, il faut un rapport de force et de mobilisation. C’est ce que nous tentons de construire depuis maintenant une dizaine d’années, avec des succès qui ne sont aujourd’hui que partiels. Cependant, avec la crise économique et financière que nous connaissons, il va falloir changer de modèle. Tout le monde en convient, y compris ceux qui défendaient hier la mondialisation néolibérale — et je pense là aux gouvernements des pays dominants de la planète, y compris évidemment le gouvernement français. Une fois de plus, si nous sommes si nombreux à Belem, c’est pour réfléchir ensemble avec des militants du Nord, du Sud et de tous les continents, aux alternatives à un modèle qui a généré tant d’inégalités, d’instabilité et de souffrances.
Attac 92 : Comment faire pour que les propositions altermondialistes puissent s’imposer au plus vite ?
Christophe Aguiton : Comme toujours quand il s’agit de changer l’ordre établi, en construisant un rapport de force. Et un rapport de force, c’est à la fois des mobilisations - celle du 29 janvier en France nous aidera à aller à ce sens. Mais nous ne sommes pas les seuls à nous mobiliser. Mais le rapport de force se joue aussi dans le monde des idées, il faut à la fois être nombreux dans la rue, mais être capable de présenter des modèles alternatifs et de montrer à ceux qui se mobilisent qu’un autre modèle est possible.
siare : Pour vous, quelle est donc l’alternative au capitalisme financier ?
Christophe Aguiton : Il y a des réponses immédiates qui s’imposent. Un seul exemple : nous savons tous le rôle des paradis fiscaux dans la construction de la bulle financière qui a éclaté en septembre-octobre. Interdire les transferts d’argent dans ces paradis fiscaux est une première mesure élémentaire que tout le monde et tous les gouvernements appellent de leurs vœux, mais sans jamais la mettre en pratique. Pourtant, les paradis fiscaux ne sont pas au milieu de la Somalie ou au milieu du Sahel en Afrique, ils sont aux portes des pays dominants et fonctionnent en synergie avec ces pays dominants. Le Liechtenstein pour l’Allemagne, le Luxembourg pour l’Europe continentale, les villes anglo-normandes pour la Grande-Bretagne, les Bahamas pour les États-Unis, Monaco pour la France... Il serait donc possible de commencer par des mesures européennes qui permettraient d’arriver dans les négociations avec les États-Unis et le reste du monde avec des exemples sur ce qu’il est possible de faire.
Mais, plus généralement, il faut penser un système où la société dans son ensemble peut se réapproprier les choix politiques, mais aussi les choix économiques. Cette « réappropriation sociale » peut et doit se faire par des nationalisations comme celle de nombreuses banques qui sont nationalisées par l’Angleterre et de nombreux autres pays, mais on pourrait penser aussi, dans le secteur financier, revenir à des principes qui existaient auparavant : celui par exemple des mutuelles et coopératives, si nombreuses en France mais aussi aux États-Unis, en Angleterre et dans de nombreux autres pays. Les banques mutualistes et coopératives sont censées être dirigées par ceux qui détiennent des comptes dans ces banques, quel que soit leur niveau de ressources, et cela au niveau local. Les dirigeants de ces banques ont préféré, pour la plupart d’entre elles, des consolidations internationales leur faisant perdre toute relation avec ceux qui étaient censés les contrôler et les diriger.
Aujourd’hui, alors que tout le monde estime que le manque de crédits pour les start-up et PME est un problème majeur, qui pourrait mieux connaître la réalité de ces PME et de ces start-up que des banques réellement contrôlées par les habitants des villes et régions de notre pays ?
zanekin : Ne craignez-vous pas que la relocalisation des économies que cette crise risque d’entraîner augmentera encore un peu plus la fracture entre les pays dominants et les autres ?
Christophe Aguiton : Sur beaucoup de terrains, cette relocalisation est une bonne chose. Il est par exemple absurde de déplacer des millions de tonnes de blé d’un continent à l’autre alors que l’essentiel de la consommation pourrait se faire à côté des lieux de production.
En revanche, et là je suis d’accord avec vous, il ne faudrait pas qu’une relocalisation de l’économie aboutisse à réserver aux pays du Nord les technologies les plus avancées en ne laissant aux pays du Sud que les tâches d’extraction des ressources minières et tout ce qui relève d’une main-d’œuvre peu qualifiée. C’est justement parce que le mouvement altermondialiste n’est pas un mouvement protectionniste voulant revenir à cette période du milieu du XXe siècle où les États-nations étaient centrés sur eux-mêmes que le terme « altermondialiste » s’est imposé, plutôt qu’antimondialiste. Pour bien montrer que nous défendons une autre mondialisation, une mondialisation plus solidaire.
simplicitaire : Attac considère-t-il que la décroissance est une voie altermondialiste possible ?
Christophe Aguiton : Attac n’a pas pris position sur la décroissance. À titre personnel, je crains qu’il y ait beaucoup de confusion à tout mettre derrière le même terme : il faudra à l’évidence une décroissance de la consommation des sources d’énergie fossile, mais faudrait-il pour autant s’obliger à une décroissance dans l’économie immatérielle et dans le champ de la connaissance, secteurs dont le poids est sans cesse croissant dans le PIB des pays européens par exemple ?
jf : Aurait-il été préférable que l’Etat s’engage dans la gestion des établissements dans lequels il a investi des milliards issus de fonds publics ?
Christophe Aguiton : Oui, à l’évidence. La France est le pays qui contrôle le moins son secteur bancaire, alors pourtant que celui-ci reçoit des sommes considérables !
Tomomitsu : Comment concilier altermondialisme et concurrence économique ?
Christophe Aguiton : Ouverture internationale n’est pas synonyme de concurrence. Il serait tout à fait possible de penser des échanges dans lesquels, par exemple, les critères sociaux et environnementaux seraient aussi importants que la seule valeur monétaire des biens. C’est sur ces pistes que travaille le mouvement altermondialiste, mais aussi certains secteurs du commerce équitable et des producteurs paysans qui cherchent, en France comme ailleurs, des échanges respectueux et solidaires entre producteurs et consommateurs.
clo : Qu’en est-il de votre objectif de taxation des mouvements des capitaux qui, on le voit, sont à l’origine de cette crise financière ?
Christophe Aguiton : À la différence de la crise asiatique, cette crise n’a pas commencé par une spéculation monétaire, mais par une crise du système bancaire, et en particulier celui du crédit interbancaire. Mais cela n’enlève rien à la pertinence de la taxe Tobin qui, grâce à de tout petits prélèvements sur les transactions monétaires, permet de freiner les mouvements spéculatifs. A un moment où l’ensemble de l’économie entre en crise et où la valeur des actions, des matières premières, des monnaies est extrêmement instable, il faut trouver des moyens de stabilisation, et la taxe Tobin est un des meilleurs.
AlexB : Le rapport de force dont vous parliez au début s’apparente à une solution « tout ou rien ». Ne vaut-il pas mieux essayer de concilier différentes approches dans ce qu’elles ont de bon, chacune de leur côté ?
Christophe Aguiton : Il faut à l’évidence être ouvert à toutes les propositions et alternatives. Mais les rapports de force sont à la base de toutes les évolutions de nos sociétés. Sans rapport de force, il n’y aurait pas de droit du travail, sans mobilisation internationale, il n’y aurait pas aujourd’hui de prise de conscience des risques de changements climatique liés aux gaz à effet de serre. Et si l’on remonte en arrière, s’il n’y avait pas eu au début du XIXe siècle le mouvement anti-esclavagiste en Angleterre, qui sait à quel moment les esclaves auraient pu être réellement libres ?
gifouet : Je pense qu’il faut être clair entre l’échelle mondiale et une échelle locale. Comment Attac arrive à concilier ces deux niveaux dans ses actions ?
Christophe Aguiton : Il y a la célèbre formule « penser globalement, agir localement », mais c’est loin d’être une recette magique... C’est un des défis pour Attac, comme pour le mouvement altermondialiste en général, d’être capable de penser cette articulation. Mais beaucoup d’exemples sur les questions sociales comme sur les questions environnementales montrent qu’il est aujourd’hui possible de construire des mobilisations internationales basées sur une multitude d’initiatives locales.
C’est tout l’apport du mouvement altermondialiste et des forums sociaux, qui sont les chaudrons où s’élaborent et se construisent ces mobilisations internatinales.
thomas_more : Ne pensez-vous pas que cette crise va renforcer les concentrations et les monopoles des grosses entreprises ?
Christophe Aguiton : C’est en effet une des sorties de crise possibles. Et les rachats pour une bouchée de pain des établissements financiers en faillite par d’autres banques donnent une idée de ce qui pourrait arriver demain. Mais en même temps, l’ampleur de la crise et la condamnation pratique du modèle néolibéral qu’elle représente vont conduire les militants, et plus globalement les populations des différents pays du monde, à rechercher d’autres solutions que de simplement revenir au modèle antérieur, avec des multinationales encore plus puissantes.
jeep : Vos propositions impliquent un changement de société. Nous avons la chance d’être en démocratie, alors pourquoi ne pas vous soumettre au suffrage universel ?
Christophe Aguiton : Il y a aujourd’hui de nombreux partis qui se présentent aux élections et qui obtiennent des résultats non négligeables sur un programme de rupture avec le néolibéralisme. Et il y a, et c’est le cas ici en Amérique latine où se tient le Forum social, plusieurs pays qui expérimentent des solutions opposées au capitalisme néolibéral, à commencer par la Bolivie et l’Equateur. Plus profondément, ce serait à mon avis un erreur de penser que la démocratie se limite aux processus électoraux. La démocratie, ce sont aussi les multiples mobilisations de la société sur des sujets très divers, qui font évoluer les mentalités et les opinions grâce aux débats publics, mais aussi aux mobilisations et à la construction des rapports de force.
lb : Qu’attendez-vous du Forum social de Belem ?
Christophe Aguiton : Beaucoup de choses. C’est un forum qui va être décisif pour au moins trois grandes questions. D’abord, à l’évidence, la réflexion sur les alternatives à la crise du modèle néolibéral. Mais aussi — et c’est lié — sur une campagne en cours de construction sur ce que nous appelons la « justice climatique » qui articule la lutte contre le réchauffement lié aux gaz à effet de serre et les questions sociales, en s’appuyant en particulier sur les propositions des peuples indigènes qui vivent dans les écosystèmes des forêts primaires.
Troisième grande question, enfin, portée là aussi par les indigènes de l’Amazonie et de la région des Andes : la question de l’extension du champ du bien commun, qui permet de penser un modèle de société solidaire, qui permet d’échapper à la domination du capitalisme néolibéral, et qui s’appuie avant tout sur les processus d’auto-organisation.