La Nouvelle Orléans engloutie, les immeubles qui brûlent à Paris, ou qu’on vide manu militari de leurs occupants : ces images de rentrée dessinent assez bien la situation de ce début de siècle, où les pauvres auront de plus en plus à payer les faux frais du libéralisme triomphant. Mais, plutôt que de continuer sur le mode de la compassion, l’économiste – ce monstre froid – doit répondre à une question que soulèvent indirectement de telles images.
Oui ou non, le capitalisme réellement existant conduit-il à un recul des inégalités à l’échelle mondiale ? Les libéraux proclament que c’est le cas, les anti-libéraux soutiennent le contraire. Les uns et les autres ont raison. Ou plutôt ils ont leurs raisons, car ils ne traitent pas la question de la même façon, selon qu’ils raisonnent sur les pays ou sur les gens qui peuplent ces pays [1].
Si l’on adopte la première approche, on constate que l’éventail des PIB par tête s’ouvre d’un pays à l’autre, à condition de compter chaque pays pour un. Mais si on les pondère selon leur nombre d’habitants pour prendre en compte la taille des pays, les performances de la Chine et de l’Inde (plus d’un tiers de l’humanité) compensent largement la stagnation ou le recul de nombreux pays petits ou moyens qui restent en marge de la « mondialisation heureuse ».
On peut penser que le sort des 1,3 milliards de Chinois pèse plus que celui, par exemple, des 8,3 millions d’Haïtiens et qu’une telle pondération est donc justifiée. Mais il faut aller jusqu’au bout du raisonnement : en utilisant le PIB par tête dans les comparaisons entre pays, on fait comme si chaque d’entre eux était composé d’individus disposant tous du même revenu moyen. Bref, on oublie l’évolution des inégalités à l’intérieur de chaque pays. Il faudrait pouvoir raisonner sur la répartition globale du revenu en distinguant la situation de chacun des individus qui constituent la population mondiale. C’est évidemment difficile d’un point de vue statistique et, après tout, le jeu en vaut-il la chandelle ? Les inégalités peuvent-elles s’accroître entre individus si elles se réduisent entre pays ?
La réponse est oui : il suffit, pour fabriquer un contre-exemple, de supposer que le PIB par tête augmente plus vite au Sud qu’au Nord et que les revenus des pauvres sont bloqués au Nord comme au Sud. La possibilité d’une divergence entre les deux indicateurs étant établie, que disent alors les études disponibles ? Si l’on compte chaque pays pour un, les inégalités entre pays s’accroissent ; si on pondère les pays par leur population, elles diminuent, en raison du dynamisme de la Chine et de l’Inde. Mais que se passe-t-il au niveau de la population-monde ? Le traitement le plus sérieux de cette question se trouve dans les travaux de Branko Milanovic, « notre agent à la Banque mondiale », puisque c’est au coeur même de la bête qu’il les a menés. Son livre [2] débouche vers un résultat nuancé (il y a même des économistes honnêtes) qui consiste à dire que les inégalités globales se sont stabilisées au cours de la dernière décennie, ou qu’elles augmentent légèrement.
Cela conduit-il à émousser la critique de la mondialisation ? En aucun cas [3], car cette stabilisation signifie que la croissance ne profite qu’aux riches : tout se passe comme si les inégalités augmentaient au même rythme que le PIB, dans des pays aussi différents que les Etats-Unis, la Chine, l’Inde ou la France. La mondialisation capitaliste conduit ainsi à une déconnexion totale entre la santé « l’économie » et celle des gens, entre la Bourse et la feuille de paie, entre le chiffre d’affaires et le bien-être. Qu’elles que soient les performances du capitalisme, elles ne réussissent plus à lui procurer la moindre légitimité. Il y a longtemps que ce phénomène ne s’était manifesté avec une telle violence. La violence faite aux pauvres.