Et celui-ci produit des effets en chaîne, frappant maintenant de plein fouet la construction européenne telle qu’elle fut mise en œuvre sous l’égide, tout d’abord, du grand marché unique, puis des traités de Maastricht, Amsterdam, Nice et, désormais, Lisbonne. De ce point de vue, on aurait tort de ne voir, dans le discours de Nicolas Sarkozy devant le Parlement de Strasbourg, le 21 octobre, que l’expression de la mégalomanie de plus en plus envahissante du personnage. Certes, emporté par la dynamique des institutions de la Ve République, révisées à sa convenance, il se dépeint volontiers en président de l’Europe, voire en nouveau maître du monde... Mais là n’est pas le plus important.
La grande crise qui affecte aujourd’hui le mode d’accumulation du capital en vigueur depuis quelques décennies aura, au moins, pour vertu de révéler l’inanité des principes qui ont jusqu’alors imprimé leur marque à l’Union européenne. Qui ose encore évoquer la « concurrence libre et non faussée » ? Qui se revendique toujours de la prohibition des aides d’État et de la disparition progressive de l’intervention publique afin de laisser libre cours à l’autorégulation des marchés ? Qui s’acharnerait dorénavant à exiger le respect des critères du Pacte de stabilité et du plafonnement arbitrairement arrêté des déficits budgétaires ? Qui ne voit que les fondements de l’indépendance — en pratique, de l’irresponsabilité — de la Banque centrale européenne ont sombré, tel le Titanic, dans la tourmente actuelle ?
Échec de l’intégration
S’il est une grande leçon de ces semaines décisives que nous vivons, c’est bien que l’UE n’est nullement ce qu’elle prétendait être. Loin de représenter l’instrument d’une intégration des économies du continent et de la naissance d’un capitalisme européen — sans même parler d’une nouvelle nation européenne —, elle n’aura jamais pu dépasser ni les intérêts spécifiques de chaque État, avec leurs coordonnées de classes spécifiques, ni les ambitions divergentes des grands groupes multinationaux. Après feu le traité constitutionnel européen, l’accord intergouvernemental de Lisbonne — au demeurant, à présent au point mort après le « non » que lui a opposé le peuple irlandais — ne fit que camoufler une contradiction fondamentale que Michel Husson résume parfaitement dans son dernier ouvrage : « À la différence, par exemple, du modèle allemand du XIXe siècle, il ne s’agit pas de la formation par addition d’une nouvelle économie nationale. L’une des raisons en est que, chacun de son côté et avec sa spécialisation propre, les pays européens ont déjà accédé au marché mondial. La phase d’internationalisation a commencé à la fin des années 1960 et la constitution du marché unique puis celle de la monnaie unique ne peuvent être analysées comme des conditions préalables d’un tel mouvement. Il existe donc un déphasage particulier entre la base européenne et l’horizon stratégique mondial des grands groupes. Le marché unique n’est pas le débouché forcément principal mais la base arrière d’une visée plus large. » [1]
Ancien jospiniste reconverti en Sarkozie, le secrétaire d’État aux Affaires européennes, Jean-Pierre Jouyet, prenait acte, voilà un mois déjà, du décès de la construction européenne telle qu’elle était jusqu’à présent conduite : « Pour parer à toutes les éventualités, l’Europe, pour ce qui la concerne, doit se doter très vite : d’un système de régulation mieux structuré et intégré pour superviser des groupes de plus en plus transnationaux ; d’un mécanisme d’alerte précoce et de “conférences de consensus” réunissant les principaux acteurs financiers internationaux pour adopter des mesures d’urgence ; d’une régulation de proximité propre à mesurer précisément les risques encourus par tous les établissements financiers, bancaires ou non ; enfin, de normes comptables qui permettent une valorisation saine des actifs au lieu d’encourager spéculation et volatilité, comme fut le cas ces dernières années. [...] Tout cela veut dire faire de la politique en Europe. » [2] En quelques mots, la vulgate libérale et monétariste se voyait aussi promptement enterrée que l’exaltation, si vibrante il y a encore peu, de la délégation de souveraineté des États aux instances supranationales...
D’où le retour en force de la vieille thèse d’une Europe fonctionnant à plusieurs vitesses. La proposition d’un « noyau dur », autour duquel graviteraient des cercles concentriques, était venue, dans les années 1990, de la Démocratie-chrétienne allemande. Elle se concevait, à l’époque, autour d’un « axe franco-allemand » dominé par le capitalisme d’outre-Rhin. Puis, elle fut un temps reprise par Édouard Balladur dans la droite française, avant de refaire surface dans la campagne référendaire de 2005, dans la bouche de Laurent Fabius. Sarkozy la remet au goût du jour, en prenant acte que l’Union à 27 ne peut fonctionner sur des orientations politiques, économiques ou diplomatiques communes, et qu’il convient, pour un temps, de la faire graviter autour de l’Eurogroupe. Cela dit, preuve que cette conception n’a pas la moindre base juridique, donc qu’elle est une pure construction politique supposant un accord entre les principaux États, il suggère d’étendre ce « noyau dur » à la seule puissance continentale qui eût pu en être écartée, du fait de son refus de la monnaie unique, à savoir la Grande-Bretagne...
La vraie fracture à gauche
Voilà qui donne pleinement raison à celles et ceux qui, à gauche, de traité de Maastricht en traité de Lisbonne, en passant par le projet de Constitution libérale né de la Convention Giscard, ont toujours défendu l’idée que, construite sur de telles bases, l’Union ruinait l’idée même d’Europe. Et qu’un projet dans lequel les peuples pourraient se retrouver supposait une rupture radicale avec les traités présents, pour leur substituer d’autres critères, sociaux et écologiques, issus d’un processus délibératif impliquant les citoyens sur l’ensemble du continent.
Mais comment ce qui forme toujours, par défaut, le cœur de la gauche, le Parti socialiste, va-t-il à présent réagir à ce changement de configuration ? Dans le cadre de la préparation du congrès de Reims, aucune des trois motions « centrales » - celle de Ségolène Royal alliée à une série de potentats régionaux particulièrement porteurs de stratégies de gestion sociale-libérale, celle de Bertrand Delanoë allié aux jospinistes et à François Hollande ou celle de Martine Aubry alliée aux amis de « DSK » et de Fabius - ne sort des « clous » de l’européisme libéral qui sert d’identité résiduelle à une social-démocratie ayant renoncé partout à la transformation sociale. Et pour cause ! Chacun de ces regroupements a pour caractéristique d’être dominé par les tenants du « oui » de 2005 au TCE. Ce n’est par inadvertance que François Hollande s’en sera vertement pris, récemment, au président de la République parce que ce dernier, soucieux de « faire de la politique », comme dit Jouyet, envisageait de s’affranchir temporairement du carcan du Pacte de stabilité...
Comme, du côté des Verts, le regroupement dont Daniel Cohn-Bendit entend prendre la tête pour le scrutin de 2009 demeure, lui aussi, dans le cadre politique, économique et institutionnel des traités fondateurs de l’UE, il n’y a aucune raison que cette concurrence électorale pousse le PS à la moindre audace. Il n’est d’ailleurs pas inutile de lire le texte que les figures de cette coalition « écologiste » qui ira de des partisans de Nicolas Hulot à José Bové en passant par l’ex-Modem Eva Joly, viennent de produire [3]. Au mieux, on y critique « les dérives libérales de l’Union européenne [qui] tendent à l’assimiler à un simple épiphénomène d’une globalisation chaotique » (qu’en termes élégants ces choses-là sont dites !). Et c’est pour seulement émettre le vœu pieux selon lequel « le moment est venu pour que les Européens s’emparent et s’identifient à la perspective politique d’une Europe solidaire et durable ». Comment ? Pourquoi faire ? Cohn-Bendit, reconnaissons-lui cette franchise, se permet à intervalles réguliers de rompre la magie du verbe. Intervenant, le 9 septembre, aux « Matins » de France-Culture, il affirmait sa farouche volonté de combattre une gauche qui proposerait des nationalisations et se permettait même de renvoyer son colistier Bové à son proche passé en expliquant que « ceux qui ont été aveugles sur le TCE peuvent ouvrir les yeux ». Voilà qui est clair...
Dans un pareil contexte, il est essentiel que, lors des élections européennes de juin prochain, des listes unitaires portent, avec le maximum de possibilités de se faire entendre et d’avoir des élus, l’exigence cardinale de la sortie du traité de Lisbonne. Non pour en revenir à une Europe des États ou pour bifurquer brutalement vers une construction à plusieurs vitesses, qui ne ferait que prolonger sous de nouvelles formes les rivalités d’intérêts entre les classes possédantes du continent, mais pour placer la perspective européenne sur des rails lui permettant de se mettre au service des peuples et des travailleurs. Des listes concurrentes, qui reproduiraient l’éparpillement politique de la gauche de transformation, disparaîtraient peu ou prou du paysage, laissant ainsi un boulevard aux tenants d’une politique dont chaque jour démontre la faillite. Pire, dès lors que la gauche de renoncement, socialistes et Verts, se montre incapable de tirer les leçons de l’impasse où se trouve l’Europe libérale-capitaliste, l’absence de listes alternatives rassemblées risquerait d’avoir pour principale conséquence d’apporter un regain de légitimité à une droite cherchant à se forger une image de volontarisme.
Ce qui, franchement, serait un comble au moment où les faits ont tranché en faveur de la ligne de rupture sur laquelle une majorité du peuple de gauche se retrouva un certain 29 mai 2005.