La petite musique du déclin

, par HUSSON Michel

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Avec La France qui tombe (ce titre !), Nicolas Baverez a réalisé un coup éditorial, en réussissant à se
répandre dans tous les médias. Le discours sur le « déclin national » est un genre littéraire comme un autre
et chacun est libre de s’exprimer. Mais on a aussi le droit de discuter les arguments. Or, la démonstration
de Baverez est un florilège des erreurs les plus classiques en matière de comparaison internationale.
Quelques exemples : la productivité a ralenti en France mais c’est vrai de tous les pays européens, et
cet enrichissement de la croissance en emplois a permis, au moins transitoirement, de faire baisser le taux
de chômage. La France n’est pas, malheureusement, le seul pays développé à avoir dépassé les 9 % de
chômage (à moins de classer l’Espagne dans le Tiers Monde) et on ne voit d’ailleurs pas comment cette
mauvaise performance pourrait être présentée comme la conséquence directe du ralentissement de la
productivité. Il est faux de dire que « la plupart des pays de l’Union affichent des performances
supérieures », et c’est facile à montrer : en prenant 1970 comme base 100, le PIB est en 2003 à l’indice 221
pour l’ensemble de l’Union européenne, et à 220 pour la France.

Mais Baverez veut prouver à tout prix, et sa mauvaise foi est sans borne. La France investit beaucoup à
l’étranger, et Baverez y voit la preuve de la « marginalisation de la place de la France ». Il y a eu beaucoup de faillites au premier semestre et cela suffit à Baverez pour parler de « désertification des entreprises ».

Cette démonstration approximative se dispense évidemment de discuter de ce qui va à l’encontre de la
thèse. Par exemple, comment un pays « qui tombe » a-t-il pu créer 1,8 millions d’emplois entre 1997 et
2001 ? Jamais la France n’avait créé autant d’emplois, et c’est là un bien curieux « malthusianisme ». Autre
bizarrerie : cette performance a coïncidé avec le passage aux 35 heures qui aurait, selon Baverez, « ruiné
l’industrie et désorganisé les services publics ». Curieuse ruine de l’industrie qui s’accompagne d’une
stabilisation de ses effectifs. Quant aux 35 heures, Baverez nous apprend qu’elles ont augmenté de 17 %
les coûts salariaux, en oubliant allègrement les gains de productivité horaire acquis par intensification du
travail. Mais, après tout, l’emploi a augmenté de 13 % dans le même temps, alors vive la hausse du coût du
travail !

Bref, tout ce que dit Baverez est faux, ou bien ne s’applique pas spécifiquement à la France. A quelques
exceptions près, les tares qu’il dénonce (du chômage à l’insuffisance de la recherche) pèsent sur le modèle
européen, même s’il a évidemment besoin d’en faire des spécificités françaises. Ainsi il adresse une critique
de fond à l’Europe, qui aurait fait le choix « d’une croissance molle et du chômage de masse pour éviter la
réforme des Etats-providence ». Mais ce diagnostic n’est pas très différent de celui qui est établi au sujet de
la France : celle-ci chercherait à combiner « une modernisation accélérée du secteur privé » (mais qui
n’aurait donc pas suffi à empêcher la « ruine de l’industrie ») et l’installation du secteur public « dans une bulle protectrice coupée de toute contrainte de compétitivité ».

Cette valse-hésitation sur la nation et l’Europe conduit à des préconisations encore plus floues que leurs
incertaines prémisses. Baverez appelle de ses voeux une « thérapie de choc » qui nécessiterait « une prise
de conscience des citoyens, un projet global et cohérent de modernisation, un homme et des équipes pour
le porter ». Nous voilà bien avancés ! Si on essaie d’y voir plus clair, le projet de Baverez revient au fond à
réaliser une brutale contre-réforme d’inspiration néo-libérale, qui rendrait possible le « maintien d’une base
productive nationale dans l’économie ouverte ». Mais c’est un objectif impossible que celui que se fixe ce
redoutable « national-libéralisme ». Cependant, toutes ces incohérences ne feront pas obstacle au succès
de librairie, parce que ce discours entre en phase avec la profonde crise d’orientation du gouvernement
actuel. Mais, plutôt que de suivre Baverez dans cette impasse nauséabonde, il serait plus utile de repenser
de fond en comble les modalités de la construction européenne et d’en finir avec la régression sociale
qu’elle impose un peu partout... et pas seulement en France.

P.-S.

Article paru dans Politis n°769, édition du 2 octobre 2003.

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