Le fantôme de Raymond Marcelin

, par BOISSEL Patrick

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Lorsque Sarkozy, pendant la campagne électorale, s’est fait applaudir en annonçant qu’il allait en finir avec l’esprit de Mai 68, a-t-il fait un effet de tribune pour électorat réactionnaire, ou plutôt n’a-t-il pas donné une des clés politiques du régime qu’il installe ? Dans une campagne où la « rupture » proposée par Sarkozy était radicalement à droite, où sa compétitrice de gauche se réclamait du moralisme de l’« ordre juste » (soit d’abord l’ordre, puis la justice éventuellement), nous étions quelques uns à être surpris de cette attaque contre le spectre de 68. L’adversaire venait nous rappeler que la lutte de la droite contre la subversion des années 68 reste d’actualité ; il y a bien quelque chose de vif dans l’esprit 68 qui persiste. Le Ministre de l’Intérieur Sarkozy, qui aima tant réprimer et expulser, en devenant Président a fait entrer avec lui à l’Elysée le fantôme de Raymond Marcellin, celui qui occupa cette fonction de 1968 à 1974, qui fut le Fouché du gaullisme. Etudier l’évolution des discours dominants permet de discerner ce qui est vivant, ce désir subversif qu’ils veulent éradiquer. La logorrhée de Sarkozy et son goût de la communication viennent cacher un discours répressif très structuré, digne de la recherche de complots gauchistes internationaux dans les années 1970 par le trop oublié Marcellin.

Vivons-nous dans une société dépressive ?

Après la victoire de Nicolas Sarkozy, Alain Badiou pose la question « De quoi Sarkozy est-il le nom ? » [1]. Sa réponse est : Sarkozy, c’est le nom d’un pétainisme. Il analyse l’état des « hommes et des femmes de bonne volonté », sous l’effet du triomphe de Sarkozy, comme « un mélange de pulsion négative, de nostalgie historique et d’impuissance avérée », soit : « une asthénie dépressive ». Cette dépression est conséquence de la victoire du « transcendantal pétainiste » caractérisé, selon Badiou, en particulier par l’évocation d’une crise morale accablant le peuple, qui a son origine dans un évènement néfaste de l’histoire des luttes populaires et dont les effets funestes seront palliés par l’imitation d’un modèle autoritaire étranger. Avec Pétain l’évènement à expier était Juin 36 ; avec Sarkozy, c’est mai 68.
Eric Hazan [2], pour sa part, détaille en quoi l’installation de Sarkozy à l’Elysée est un remake de celle de Giscard en 1974. Dynamisme, « jeunesse », omniprésence, modernisation étaient les mots déjà employés pour caractériser cette époque. Mais on peut poursuivre la comparaison. Giscard, c’était la fin du gaullisme, grâce à la trahison de Chaban Delmas par la droite de l’appareil politique gaulliste propulsant le jeune Chirac, ce furent les colleurs d’affiche d’extrême droite appelés à la rescousse, le passé de sympathisant de l’OAS de Giscard et son éducation dans la bourgeoisie amie du Maréchal rappelés. Le chemin de la réhabilitation de la droite — ce mot était alors évité dans le lexique gaulliste — passant par celui de la réhabilitation politique du pétainisme était déblayé. Sarkozy, c’est l’aboutissement de cette droite libérée du complexe d’avoir été soumise au nazisme dans les années 1940-1944, c’est la récupération de la xénophobie du FN. La réhabilitation du mépris des élites bourgeoises pour le peuple redevient affichée sans entrave. Il y a bien eu une sorte de dépression, sans doute, affectant des militants anticapitalistes, après cette campagne électorale.
Mais ce diagnostic de dépression pour qualifier le lien social a déjà une histoire. Après le gouvernement giscardien, il y eut les années 1980 et 1990 qui furent celles de l’offensive victorieuse mondiale des néolibéraux ; le mot « dépression » apparut alors à beaucoup comme lié à cette société néolibérale triomphante. Le sociologue Alain Ehrenberg [3] : « La dépression décline aujourd’hui les différentes facettes du malheur intime [...] C’est sa réussite sociologique ». Une époque d’« individualisme de masse » où l’on code « une multiplicité de problèmes quotidiens dans le langage du psychologique, et particulièrement dans celui de la dépression, alors qu’ils étaient énoncés, il y a peu, dans un langage social ou politique de la revendication, de la lutte, de l’inégalité ». Il parlait de subjectivation généralisée. L’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco [4] parlait de « société dépressive » dans une société qui a voulu « abolir l’idée de conflit social » et « éviter le litige ». Tout se passait comme si « l’idée même de subversion sociale voire intellectuelle, était devenue illusoire, comme si le conformisme et l’hygiénisme propres à la nouvelle barbarie du bio-pouvoir avaient gagné la partie. D’où la tristesse de l’âme et l’impuissance du sexe. D’où le paradigme de la dépression ». Le philosophe Miguel Benasayag [5] considérait que nous vivions dans un monde dominé par les passions tristes, secondairement à la « rupture de la croyance dans un sens de l’histoire », à « la fin du mythe du progrès ».
Sans accepter de qualifier de dépressive une société à un moment donné, ce qui serait sacrifier à la psychologisation intense des questions sociales, et donc rendre les armes devant cette opération éminemment politique des classes dominantes, la référence à la dépression venait certainement caractériser un certain air du temps, dans la classe ouvrière et chez les militants fidèles à une conception égalitaire, voire communiste.
L’obscène jouissance de celui qui est prêt à tout pour s’enrichir s’affichait, avec ses success storys de traders, de financiers à la richesse nouvelle et insolente, de journalistes mercenaires, de publicitaires se régalant, de top models et de porno stars, et — plus discrets — de grands bourgeois multipliant l’avoir familial. Dans les années 1990, les bureaucrates des pays ex socialistes vendaient à l’encan ce qui fut la propriété des bureaucrates associés ; en tant que groupe social, au mieux ils étaient devenus une association de malfaiteurs. La classe ouvrière, à l’échelle nationale et mondiale, pouvait sembler se dissoudre en un agrégat de dominés, maudits pour les siècles à venir.
Pour qui s’était senti dépositaire de quelque fragment de la subversion à l’oeuvre en mai 68, il y avait quelque raison de ressentir de l’effroi et une vague nostalgie, puis un désarroi inquiet. Et surtout une saine colère obligeant un retour à l’étude et au militantisme obscur, dans la recherche d’une démarche nouvelle vers le communisme ; ce pari semblant stupide à beaucoup. Militants tentant de sauver quelque chose du naufrage annoncé de nos engagements révolutionnaires, étions-nous devenus dépressifs ? Non. Vivant une certaine tristesse en constatant la victoire ravageante de la classe adverse, sans nul doute.
Dans ce contexte socio-politique, l’inflation incessante de l’usage du mot « dépression » ne peut pas être sans connotation politique.

Une suggestion gouvernementale faite aux classes dominées : soyez dépressifs.

Très récemment, fin 2007, la campagne de masse de prévention de la dépression [6] est venue marteler que la dépression est un phénomène morbide ubiquitaire, que tout le monde soit sera dépressif, soit aura un dépressif dans son entourage, que la dépression est une maladie, traitable d’abord par un médecin et par des antidépresseurs. On glisse que la dépression peut être chronique, même sous traitement. Sans nier l’utilité possible de cette campagne pour certaines personnes isolées dans leur souffrance intime, notons que celle-ci peut avoir aussi une fonction politique échappant à ses promoteurs.
Ces dernières années, on a beaucoup parlé, à droite mais pas seulement, du « déclin » de la France. Sarkozy, sans complexe, a annoncé que l’admiration des riches, de la bourgeoisie triomphante était un moteur pour toute la société, selon le modèle de la droite US [7]. Lorsque le refus populaire du Traité constitutionnel européen fut largement majoritaire en 2005, ce qui fut une mise en échec des élites politiques et économiques par le suffrage universel, presque tous les commentateurs se sont plaints de ce peuple un tantinet arriéré, réactionnaire, à l’opposé de ses valeureux chefs. Les causes du déclin du pays sont, dans la pensée dominante, à rechercher exclusivement dans les défauts du peuple. Un peuple lent à comprendre, s’attristant de perdre ses avantages acquis, sous le prétexte fallacieux qu’il en ressent (sentiment congruent à la lecture de sa feuille de paie lorsqu’il n’est pas chômeur) un appauvrissement, un sentiment angoissant de la précarisation de l’existence : toutes ces critiques faites aux classes populaires sont aussi, à peu de choses près, traductibles en symptômes dépressifs. Si on résiste dans ce pays, plus que dans d’autres pays capitalistes développés, à l’admiration sans bornes pour la saga du capitalisme financier, ne serait-ce pas qu’une inquiétante langueur a saisi ces gens ? Assurément, pour les capitalistes, le peuple français est un des plus dépressifs de l’Europe ; il reste à en persuader les populations concernées afin qu’elles renoncent à toute velléité d’action collective, afin qu’elles vivent la sourde résistance au capitalisme comme un mal privé, une maladie psychiatrique à soigner.

Parvenir à ce que tout sentiment de révolte soit ressenti comme un déficit de la pensée et de la capacité d’adaptation, amenant à se vivre comme manquant d’élan vital, serait une grande victoire de l’idéologie dominante. Nous savions que « la dépression est devenue une épidémie » [8] dans les pays occidentaux, et que la croyance en une société conçue « comme une totalité face à laquelle chacun est impuissant » « fait partie de la définition même de la dépression ». Les conséquences politiques de cette analyse se déploient maintenant.
Dans ce contexte politique, les questions posées — « et si vous étiez déprimé ? Et si ce dont vous vous plaignez était une maladie qui vous atteint et pourra peut-être se soigner ? »—, questions venues du Ministère de la Santé, peuvent s’entendre aussi, mais pas seulement, comme une volonté de disqualification des paroles populaires. Le mépris aristocratique pour les foules aux mouvements nécessairement inquiétants, pour les masses parfois inconsidérément révoltées, est ancien. Parvenir à ce que les individus massifiés et sérialisés reprennent chacun en leur for intérieur, lequel serait quelque peu conditionné et formaté, ce mépris pour la foule est un objectif pour les officines de propagande. Que tous votent pour un(e) chef venant confirmer les sombres prophéties anarchistes du début du XXe siècle considérant que le suffrage universel n’est que le choix de son maître, serait l’aboutissement de cette vaste entreprise idéologique. Parions que ce but, cette utopie contre-révolutionnaire, seront mis en échec. Il reste à lutter pour cela.

Tentatives de contrôle des corps et des esprits.

« Le bracelet électronique, la castration chimique, les progrès de la biométrie, les hôpitaux-prisons, le fichier des empreintes génétiques [...], tout cela va dans le sens d’un “nouveau et redoutable contrôle des corps” ».
Le contrôle des corps se développe, trouvant arguments dans le populisme pénal popularisé par la compassion très sélective et très médiatisée du Président. Une loi a été votée, le 10 janvier à 2h30 du matin : tout criminel condamné à au moins quinze ans de prison, pour atteinte à la personne, sera rejugé à la fin de sa peine par une commission qui évaluera sa dangerosité, « avec à la clé, une possible perpétuité réelle, sans rémission ». « En quelques heures, le système judiciaire français aura basculé » [9].
Peut-on parler aussi de tentative de contrôle des esprits ? Le sort fait aux « malades mentaux » permet d’apporter une esquisse de réponse à cette question. Certes, on ne parle plus guère de « folie », mais les personnes désocialisées du fait de leur pathologie psychiatrique chronique sont soit livrées à elles-mêmes, soit confiées à leurs familles, soit placées dans des structures sociales, ou encore, dans un nombre non négligeable de cas, jetées en prison. Cela est en rapport avec l’évolution de la psychiatrie comme science médicale internationale se moulant aux critères des sciences expérimentales revus par les laboratoires privés. La psychiatrie est ainsi sous la coupe des firmes pharmaceutiques transnationales qui se sont alliées à la psychiatrie des États-Unis et à nombre d’universitaires et de psychiatres des autres pays. Et, en France, une certaine psychiatrie issue de la contestation des années 1970, peut ainsi faire affaire avec le Ministère de la Santé et l’Organisation Mondiale de la Santé. Ainsi, la folie est censée être guérie grâce aux médications et aux psychothérapies, toutes modernes. Ils se réjouissent : « Drôle d’alliance entre les tenants du biologique et de la réhabilitation ! Drôle d’alliance entre les conservateurs économiques et les progressistes de l’antipsychiatrie, les mondialistes néolibéraux et les révolutionnaires libertaires ! Partout dans le monde, une psychiatrie sans les murs habituels est en train de se mettre en place » [10]. Il fut un temps où lorsque les « révolutionnaires » et les « progressistes de l’antipsychiatrie » se retrouvaient en si fâcheux compagnonnage, ils cherchaient la faute politique qu’ils avaient nécessairement commise, et ils la trouvaient. À présent ceux qui se réjouissent signent simplement le fait qu’ils ont rompu avec toute perspective d’émancipation sociale et avec les fondamentaux politiques de l’antipsychiatrie.
Le nombre de malades mentaux en prison ne cesse d’augmenter. Un sophisme est à l’oeuvre : le fou a retrouvé sa dignité de citoyen qui lui fut si longtemps niée ; il doit donc être jugé dans les mêmes conditions que tout autre citoyen devant comparaître devant la justice ; et il sera condamné puis emprisonné comme un autre justiciable (sauf exceptions se raréfiant). Est ignoré ainsi le fait que les emprisonnés sont issus massivement des couches les plus exploitées de la population, et que les psychotiques chroniques désocialisés amenés en justice, pauvres parmi les pauvres, sont encore plus démunis face à l’institution judiciaire.
La contre-réforme libérale veut intégrer la psychiatrie à un ensemble flou nommé « santé mentale », dont le noyau dur serait lié à des objectifs répressifs. Face à cet ordre barbare, des résistances se construisent ; ainsi, en février 2007, une conférence de presse associant usagers et professionnels de la psychiatrie a dénoncé l’amalgame entre maladie mentale et délinquance effectué dans le projet de loi sur la prévention de la délinquance.

La politique du fait divers pour justifier la répression accrue.

Lors de la campagne électorale des Présidentielles, le discours sécuritaire de Sarkozy, repris sous une forme euphémisée par Royal, stigmatisa les jeunes des banlieues, les jeunes hommes d’origine arabe et porteurs de capuches en premier lieu. Sarkozy trouva alors nécessaire d’affirmer, dans un entretien publié dans un magazine, que l’on était pédophile de naissance ou pas du tout ; il affirmait alors (faussement, mais peu lui importe au regard de son travail de propagande) que le criminel est un criminel-né.
De quoi parlait le Ministre de l’Intérieur et candidat à la fonction présidentielle ? Lorsque l’on parle, dans un fait divers, de « pédophile », ce mot vient à la place « pédophile ayant tué un enfant », ou de « pédophile s’apprêtant à tuer un enfant, ou plusieurs enfants ». Il est nié que l’attirance sexuelle pour des enfants ne conduit pas au meurtre dans la très grande majorité des cas. Comme Ministre de l’Intérieur, puis comme Président de la République, il transforme tout fait divers criminel en une occasion d’afficher sa compassion et d’annoncer un renforcement des appareils répressifs d’État.
Ce qui vient se coaguler en une image d’horreur, c’est une série très différenciée : le fantasme passager d’attirance sexuelle pour un enfant, le fantasme récurrent de cette attirance sexuelle qui reste du domaine de la pensée, qui sont d’un autre registre que le passage à l’acte de séduction d’un enfant dans un but sexuel, qui lui-même est différent de l’acte sexuel entre un adulte et un enfant, qui est autre chose que le viol d’un enfant, qui est à différencier du viol suivi du meurtre. Le fantasme n’est pas le passage à l’acte. Le passage à l’acte connaît des degrés, qui sont des différences de nature. Dans la rédaction de la plupart des faits divers, comme dans la rhétorique de Sarkozy, ces différences, qui ne sont pas une graduation de nuances, sont ignorées.
Le message est de stigmatiser le crime, le meurtre, la délinquance, les troubles du comportement comme découlant d’une prédisposition héréditaire, d’un caractère inné. Là encore, il s’agit de détruire les distinctions, de construire ainsi la fiction d’une continuité entre le trouble du comportement d’un enfant et le meurtre commis par un (jeune) adulte. La gestion des classes dangereuses pourrait être confiée, dans cette vision du monde, à une alliance de hauts fonctionnaires de police, de certains professeurs de psychiatrie et à quelques experts de diverses sciences humaines.
Un retour sur un fait divers monstrueux mettant en scène un « pédophile » meurtrier [11], ayant eu des conséquences politiques, permet de préciser ce que ces faits divers viennent révéler. L’affaire Dutroux, du nom du responsable de l’enlèvement et du meurtre de plusieurs fillettes et jeunes filles, en Belgique, en 1996, fut l’occasion de dénoncer l’incompétence de la police, de la gendarmerie et de la justice belges. Une véritable mobilisation populaire alla en augmentant jusqu’à la « Marche blanche » du 20 octobre. Le quotidien belge Le Soir titra alors : « Colère blanche contre la surdité des élites ». Les élites politiques, comme la police, la gendarmerie et la justice, étaient dénoncées comme incapables ; les élites syndicales n’ayant pas réagi aux grèves de protestation contre les dysfonctionnements de la justice étaient associées à cette opprobre. Les parents de deux jeunes files assassinées avaient déclaré auparavant : « C’est la pédophilie qui a tué nos filles, mais aussi l’incroyable magnanimité que lui manifestent ceux qui ont pour mission de protéger nos enfants ». Une rumeur circulait qui disait que des réseaux de pédophiles existaient dont les ramifications allaient jusqu’aux hautes sphères de l’État.
L’existence de ces réseaux ne fut pas prouvée. Parmi les quatre victimes assassinées de Dutroux, deux avaient 17 et 18 ans, n’étaient donc plus des enfants. Dutroux avait d’autres activités criminelles peu cohérentes avec un réseau pour pédophiles savamment organisé. Peu importait, il était qualifié, uniquement et invariablement, du seul qualificatif de « pédophile ». Il s’agissait pour la presse de parler d’une sorte de grande peur pour les enfants.
Ce qui eut lieu c’est une identification des foules à des enfants dont des détenteurs du pouvoir jouiraient à mort, une identification à une fraternité d’enfants abusés. L’enfant était alors présenté uniquement comme innocence bafouée.
La dénonciation de la « pédophilie » est alors devenue pendant quelques mois un phénomène politique. À l’époque la question d’une possibilité d’une contestation radicale de l’ordre social issue de cette Marche blanche fut posée par certains. Mais seuls les démagogues peuvent utiliser un fait divers horrible pour en déduire une orientation politique. Issue de la tristesse et de l’horreur liées à ces actes criminels, aucune action de révolte active ne peut survenir.
Déjà, en 1972, lors de « l’affaire de Bruay en Artois », où une jeune fille de 16 ans fut assassinée, et un notaire fut, un temps, suspecté de ce meurtre, les appels au lynchage par les maoïstes de « la Cause du Peuple » furent le contre-exemple de ce qu’est une action politique radicale.
Si, comme le dit Elisabeth Roudinesco [12], le pédophile meurtrier est devenu, avec le terroriste, l’une des figures nouvelles de l’ennemi intérieur, nous devons être vigilants face à l’instrumentalisation par l’État des faits divers tragiques. L’autre leçon à en tirer est que lorsque la défense des enfants devient une cause politique, ce peut être au prix de l’idéalisation de l’enfance, de son innocence et de sa pureté postulées, au prix de l’abandon de l’intérêt pour les enfants tels qu’ils sont, de leurs pulsions telles que décrites par Freud et depuis Freud.

Vers un contrôle étatique systématisé de l’enfance.

Une expertise de l’INSERM concernant « les troubles de conduite de l’enfant », et la prédiction de ces troubles, a été dénoncée par des professionnels de la petite enfance, rejoints par 130 000 signataires de la pétition « pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans » [13]. Ce qui a été dénoncé, ce sont des travaux d’allure scientifique, sans rigueur intellectuelle qui sont mis au service direct d’un ordre répressif.
Les initiateurs de l’appel ont su dénoncer dans cette expertise de l’INSERM la médicalisation « à l’extrême des phénomènes d’ordre éducatif, psychologique et social » et la confusion entre « malaise social et souffrance psychique, voire maladie héréditaire ». Dans un recueil de textes, le professeur de psychologie Roland Gori y lisait le retour des théories déterministes du 19e siècle, et le sociologue Laurent Mucchielli la mise en place d’un paradigme biodéterministe [14]. Le Ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, et le syndicat des commissaires de police firent référence à l’argument d’autorité que constituait pour eux ce texte de l’INSERM. Ils en rabaissèrent lorsque le Comité Consultatif National d’Éthique se déclara contre « la volonté d’inscrire la médecine préventive dans le champ de la répression », contre une « lecture unidimensionnelle de l’homme », et « contre la confusion entre causalité et corrélation », donnant ainsi raison, pour l’essentiel, aux initiateurs de cette pétition et à la longue cohorte des pétitionnaires.
Nous pouvons alors souscrire à cette affirmation : « La médicalisation de la souffrance psychique, l’expertise psychiatrique qui la couvre de son autorité, l’arrogance des intérêts pharmaceutiques et industriels conduisent à des politiques hygiénistes et sécuritaires d’un gouvernement des conduites toujours plus précoce et toujours plus féroce ».
« Défendre l’avenir de nos enfants » devient un lieu commun. Ce mot d’ordre n’a de sens politique qu’à le traduire « en quel avenir pour notre humanité ? », ce qui est la façon banale, mais non dénuée de sens tragique, de poser la question de la société que nous construisons et que nous transmettrons aux générations suivantes.
Les émeutes de 2005 ont donné lieu à un matraquage idéologique, accompagnant la répression de type colonial, pour exclure les « jeunes des cités » hors de la société commune, pour dire qu’il n’y avait rien à en comprendre, pour dire leurs actes comme définitivement étrangers à toute rationalisation possible. Car, dans les discours médiatico-politiques, la benoîte glorification de l’enfant martyr laisse vite place à la haine la plus crue pour ces enfants et adolescents issus d’un monde étranger nommé « cités ». Ils sont la preuve vivante que la prise de risque, excédant tout calcul rationnel, caractérise cette jeunesse, en opposition au risque du capitaliste qui se plait à faire payer ses déficits aux salariés. La haine des enfants des rues vient signifier la haine de toutes les jeunesses des milieux populaires.

Retour de l’égalitarisme soixante-huitard.

Sarkozy s’agite sans cesse, affiche sa jouissance du pouvoir et de la fréquentation des grands bourgeois. Il présente la hiérarchie sociale comme naturelle ; les bien-nés seront l’élite de demain, quelques cas de méritocratie étant les exceptions venant confirmer la règle, comme les statistiques le confirment. Les personnes socialement dominées sont appelées à faire un effort individuel ou à accepter leur sort. Ce qui est une véritable prescription de la dépression, que nous avons évoquée auparavant, et aussi la prescription de la soumission faite aux classes dominées.
L’injonction présidentielle d’en finir avec l’esprit de mai 68 peut maintenant se lire autrement. Alors que ceux qui furent à cette époque des politiciens au début de leur ascension politique quittent la scène publique, éradiquer le souvenir de Mai 68, c’est vouloir se débarrasser des restes d’une période où l’État social construit à la Libération était incontesté. C’est vouloir en finir avec ce qui persiste de vivant de la Résistance ; c’est tenter de transformer cette Résistance en un collage de faits divers tragiques et sortis de tout contexte historique, comme ce fut fait en transformant Guy Môquet fusillé par les nazis en Poulbot triste de ne plus revoir sa mère, sorte de victime de sadiques anonymes. La décision de Sarkozy, prise en février 2008, de faire parrainer des enfants juifs morts dans les camps de la mort par des élèves de CM2 procède de la même intention ignoble. Ce qui doit être refoulé pour la droite c’est tout l’égalitarisme porté par le mouvement ouvrier, tel qu’il s’est exprimé en 1936, en 1945 puis en 1968. Le souvenir de la critique égalitaire, le repoussoir de l’URSS si présent en 68 étant maintenant disparu, pourrait avoir trop de force. Sarkozy « construit son image en trompe l’oeil sur la réhabilitation de la volonté politique (ou de son simulacre médiatique) contre le fatalisme économique » [15]. La répression, les expulsions, les contrôles des corps et des esprits et aussi les interventions guerrières sont inhérents au projet de Sarkozy, comme preuves de son volontarisme. Répression d’autant plus nécessaire pour les classes dominantes que le retour des théories égalitaires (du communisme en ses significations variées) semble bien à l’ordre du jour et que le retour de la jeunesse comme acteur politique de premier plan, animée de nouveaux débats, apparaît s’affirmer depuis les mobilisations contre le CPE et contre la loi de réforme des universités de 2007. Comme une sorte de retour du refoulé sur la scène publique et politique.

P.B.

Notes

[1Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Lignes, Paris, 2007.

[2Eric Hazan, Changement de propriétaire, Le Seuil, 2007.

[3Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi, Odile Jacob, Paris, 1998.

[4Elisabeth Roudinesco, Pourquoi la psychanalyse ?, Fayard, Paris, 1999.

[5Miguel Benasayag et Dardo Scavino, Pour une nouvelle radicalité, La Découverte, Paris, 1997.

[6www.info-depression.fr et le guide La dépression, en savoir plus pour en sortir diffusé depuis ce site par l’INPES.

[7Le scénariste Michel Audiard dans le film Les tontons flingueurs fait dire à un de ses personnages que les cons osent tout, que c’est à ça qu’on les reconnaît ; nous sommes alors peut-être entrés dans l’ère de la connerie triomphante.

[8Philippe Pignarre, Comment la dépression est devenue une épidémie, La Découverte, Paris, 2001.

[9Le Canard Enchaîné, 16 janvier 2008.

[10Jean-Luc Roelandt et Patrice Desmons, Manuel de psychiatrie citoyenne, in Press editions, Paris, 2002.

[11Pascal Boissel, « Un face-à-face imaginaire : les monstres et les innocents », in Les Cahiers de l’IRSA, Université Paul-Valéry, Montpellier 3, novembre 1999.

[12Elisabeth Roudinesco, La Part obscure de nous-mêmes, Albin Michel, 2007.

[13Collectif, « Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans », Erès, Ramonville Saint-Agne, 2006.

[14Roland Gori et Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire, Denoël, Paris, 2005.

[15Daniel Bensaïd, Un Nouveau théologien, Lignes, Paris, 2007.

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