Cependant, si la maîtresse était un corps si dérangeant que cela, elle aurait dû être une exception et les hommes à maîtresse(s) une espèce menacée d’extinction. Or force est de constater qu’au contraire, chez nous, la maîtresse incarne une figure incontournable et complètement intégrée dans les mœurs de nos hommes antillais.
- Promesse de Catherine Theodose
- avec l’autorisation grâcieuse de Catherine Theodose.
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On peut même dire qu’au delà des Antilles, elle occupe une place toute particulière dans toutes les sociétés afro-américaines. En effet ces sociétés (dès les USA, jusqu’au Nord du Brésil en passant par l’arc antillais) ont toutes connu l’esclavage et ont en commun les mêmes tendances sociétales, notamment dans tout ce qui touche à la vie familiale.
L’étude du statut de la maîtresse au sein de ces sociétés ne date pas d’hier. Déjà dans les années 40 Frazier (auteur américain) estimait que l’homme afro-américain ne pouvait qu’avoir des maîtresses. Car, du temps de l’esclavage, ses relations « amoureuses » se réduisaient à une succession de rencontres qui étaient conditionnées par sa condition d’esclave, c’est-à-dire un bien amené à être vendu de plantation en plantation. On peut dire qu’au gré de ses aventures économiques il avait en parallèle des « aventures » amoureuses. [1]
Herskovits (anthropologue américain) prétendait, quant à lui, que la multiplication des maîtresses était plutôt une survivance de la culture polygame des africains devenus des esclaves. L’homme afro-américain n’avait jamais vraiment coupé avec ses origines et ne s’était pas complètement laissé déculturer. [2]
En Guadeloupe si l’on interroge un homme sur le nombre d’enfants qu’il a, la réponse est souvent assez éloquente.
« Kombyen ti moun ou ni ?
E ben… An ay twavay Capestè, é an té ni on ti madanm’ : en fey fè 3 ti moun. Apwè en pèd twavay-la, é en ay Moule. En pwen on lot madanm’, é an fey fè 2 ti moun. E avè madanm mayé an mwen an ni 4 ti moun… »
Au gré de ses pérégrinations professionnelles, notre homme nous décrit ses aventures amoureuses et les enfants qui en découlent.
La famille antillaise apparaît comme déstructurée voire même pathologique, selon les référents occidentaux.
Alors que selon moi, elle répond à ses propres référents. Et dans ce contexte la maîtresse apparaît comme la pièce maitresse de la famille antillaise, sa matrice. [3]
Pour Gracchus l’homme afro-américain ne peut pas jouer son rôle de père parce que la mère l’en empêche. En effet, c’est la mère qui donne à l’homme son statut de père par l’instauration de la « Loi du Père » (loi qui institue la séparation de la mère et l’enfant).
La « Loi du Père » dit au fils : « Tu ne peux pas prendre ta mère pour objet de désir », et dit à la mère : « Tu ne peux pas ré-ingurgiter ton fils ».
Or la mère afro-américaine refuse cette « Loi du Père » car elle ne reconnaît pas à l’homme son statut de père.
Cela s’explique par l’analyse des origines de nos sociétés du temps des plantations et de l’esclavage. A l’époque la cellule première était la plantation. Ainsi il n’y avait pas la famille du maître et la famille de l’esclave. Il y avait la famille du maître élargie.
Le maître avait un pouvoir sur toutes les femmes de la plantation. Et l’homme afro-américain était relégué, dans ses amours avec les femmes afro-américaines, toujours au second plan. Le maître passait avant lui quoi qu’il arrive.
Ainsi l’imaginaire de la femme afro-américaine est occupé par le maître. Il est le seul homme de la plantation qui a le pouvoir, et c’est de lui qu’elle peut tirer quelque promotion sociale en lui donnant des enfants. Mais la femme afro-américaine ne peut avoir le maître à ses côtés. Elle ne peut avoir pour mari que l’homme afro-américain qui n’est en fait, qu’un fantôme d’homme, alors que le véritable homme (le maître) lui est inaccessible. Les enfants qui naissent des amours de la femme afro-américaine naissent en noir et blanc. Et encore aujourd’hui on se jette sur le berceau pour voir si l’enfant a les caractères du maître (ses cheveux, son nez, sa couleur de peau…)
Si oui on le dit « pô chapé » (Guadeloupe) ou « pô sové » (Martinique) comme s’il avait échappé à un péril grave. S’il ne ressemble pas au maître blanc, sa mère va passer des heures à lui passer de l’huile de carapate sur la peau, à brosser ses cheveux, et à pincer son nez pour adoucir ses traits.
Dans la dureté de l’esclavage, pour la femme afro-américaine c’est aussi le temps des intrigues amoureuses avec le maître qui impose, mais qui consacre, qui est aimé, et qui provoque jalousies et pleurs dans le secret des alcôves. Autant le maître désire son esclave, autant l’esclave désire le maître. Mais nous l’avons vu, le maître est un mari inaccessible. Cette demande de possession, cette aspiration du maître que formule consciemment ou inconsciemment la femme afro-américaine reste de l’ordre du fantasme. Fantasme inassouvi.
Alors elle va réinvestir son affection sur son fils. Elle va en faire son objet phallique. On le voit dans les petits noms que l’on donne aux bébés garçons « Décalé-la », « Ticok-la », « Coco » etc…
La mère élève son fils pour qu’il soit un mâle (et pas un père), il a pour mission de faire comme le maître : d’engrosser le maximum de femmes pour étaler sa virilité. Et elle dit : « Cok en’w lib an savan la, mare poulet’ a zot ! ».
L’homme afro-américain sera donc obsédé par deux images : l’image de celui qui doit posséder toutes les femmes de la savane (comme le maître possédait toutes les femmes de la plantation) et l’image de l’étalon qui doit peupler, qui doit étaler sa virilité en multipliant les enfants. La mère quant à elle va garantir les conditions pour que son fils accomplisse sa mission. Elle va accueillir toutes ses maitresses et l’empêchera de s’attacher à une femme. Si c’est le cas cette femme sera sa rivale contre laquelle elle livrera bataille. Elle n’hésitera pas à casser les couples qui seront à ses yeux trop stables. « I kènn fouté on coud lang : Ti moun-la sa pa sam vou mèm mèm mèm… »
Dans ce contexte qui scrute le couple stable et exclusif pour l’exterminer, la maîtresse devient une pièce centrale. Elle ne peut pas ne pas exister. L’homme afro-américain est de toutes parts incité à multiplier les relations. Entre hommes, il est poussé à raconter ses exploits sexuels réels et fictifs, l’important c’est de surenchérir. Chacun raconte ses frasques avec ses maitresses et gare à celui qui n’en a pas ! Il sera tout de suite suspecté de ne pas être tout à fait un homme, un vrai. Et la société se construit autour de ce triptyque homme-épouse-maîtresse.
L’épouse se vit comme malheureuse, elle souhaite que son mari reste à ses côtés et s’occupe de ses enfants. Mais elle reste là, car elle a ce qu’aucune autre n’aura : la reconaissance sociale due au mariage. Elle est madame untel, et c’est peut-être le prix à payer.
Mais, de façon quasi-schizophrénique, elle va créer les conditions pour que son fils devienne le même mâle que son père. Elle se sacrifiera pour ses enfants, elle ne comptera ni les heures de travail, ni les attentions, elle se consacrera entièrement à eux. Au point d’en être déifiée. Par ailleurs elle ne se gênera pas pour faire remarquer les manquements du père : « Ton père est un ivrogne, un bon à rien, un coqueur de femmes, on fan’ gass… ». Et pour le fils, il sera presqu’impossible de créer une image du Père. Pour lui un homme n’est ni un père ni un mari.
La maîtresse, quant à elle, oscille entre le sentiment de profiter de l’homme sans en avoir la charge, et la souffrance d’être toujours au second plan. Dans le fond elle est malheureuse, il lui faut assumer l’absence inévitable de l’homme aimé, la frustration de le savoir avec une autre , la jalousie, le manque de reconnaissance, les enfants naturels etc… Elle est soit cachée soit montrée ostensiblement comme un trophée.
Mais elle a conscience de détenir un pouvoir, une proximité avec l’homme que l’épouse n’aura jamais. Elle dira de l’épouse « Sé non la tou sèl i ni » comme si tout se passait ailleurs que dans le mariage (l’amour, les avantages matériels, l’attention pour les enfants…) [4]
L’homme entre tout ça est perdu. Il jouit de sa position. Il aura qui une mère, une marraine, une sœur, une tante etc… pour lesquelles il restera toujours le « ti cok ». Il papillonne entre femme et maîtresses. Mais il est inexorablement écarté de sa fonction de père. Et que ce soit chez sa femme ou chez ses maîtresses il n’a finalement pas son mot à dire. Il fait sa grosse voix et puis il se tait.
Il se décharge de tout, laissant à sa femme toutes les tâches, toutes les responsabilités, toute l’organisation. On dit bien : « fanm sé on chatègn’ ». Ces femmes potô-mitan ont inspiré de nombreux auteurs. [5]
Mais cette vision de la femme soumise face à son destin de femme trompée est en train d’être déconstruite par certains auteurs, et plus particulièrement Ernest Pepin. Il nous parle de femmes qui se vivent comme des femmes libres, qui ne sont plus prêtes à partager leur vie avec un homme à n’importe quel prix. Et s’il n’existe aucun homme à la hauteur de leurs espérances elles préfèrent se mettre avec des femmes comme elles. [6]
En réalité le problème de la maîtresse dans les sociétés afro-américaines est surtout le problème de l’homme qui ne trouve pas sa place dans la famille nucléaire (Père-mère-enfant). Alors comment résoudre des problématiques qui relèvent de l’inconscient individuel alors qu’elles expriment des bases sociétales qui elles, sont ancrées dans notre inconscient collectif ?