Combien de temps durera la désastreuse charge ministérielle confiée à Luc Ferry à l’éducation ? Nul ne le sait.
En attendant, c’est à une inconvenante course à la sornette que nous convie le ministre philosophe, expliquant tous les maux de l’éducation par la malédiction « individualiste » datant de Mai 68. Qu’en trente-cinq ans, de l’eau ait coulé sous les ponts, que les effectifs scolarisés avec succès jusqu’au bac aient plus que triplé (de 19 % d’une classe d’âge en 1970 à environ 61 % depuis 1995), en dépit de ce maudit « individualisme », le ministre philosophe n’en a cure.
Qu’est-ce donc qui fut un temps possible, et ne l’est plus ? Pourquoi le milieu des années 1990 marque-t-il la stagnation du nombre des bacheliers, la fin de la progression régulière du niveau moyen des connaissances (et l’aggravation des difficultés pour les plus faibles), l’augmentation des tensions, voire de la violence, entre les élèves et contre l’institution ou ses représentants ? L’individualisme, vous dis-je !
D’autres plumes donnent crédit à ces analyses et ajoutent que ce sont les problèmes mal réglés lors de la naissance du collège unique, dans les années 1970, ou la loi Jospin de 1989, qui sont principalement en cause dans les conflits actuels. Et communient avec l’idée saugrenue qu’un « débat sur le métier d’enseignant » suffirait à éteindre l’incendie.
Quelqu’un peut-il rappeler poliment au ministre et à ces autres plumes que la société s’est enfoncée dans des difficultés sociales depuis les années 1980 (et encore plus depuis les années 1990) ? En 180 pages, le livre de propagande de Luc Ferry ne comporte pas une seule fois les mots « chômage » et « précarité » !
En attendant, il est toujours plaisant d’amuser la galerie en se demandant qui, du maître, de l’élève ou des savoirs, doit être « au centre du système ». Et plus divertissant encore de constater que ce débat pipé trouve preneur. Jean-Pierre Chevènement (dans Le Monde daté 4-5 mai 2003) : « Je constate (...) que du pédagogisme a favorisé l’implosion de l’institution scolaire. » Si les savoirs sont, paraît-il, maltraités dans les lycées, quelqu’un peut-il avoir l’impertinence de rappeler que le responsable des programmes, depuis 1993, n’est autre que Luc Ferry lui-même ?
En attendant, ce même gouvernement qui n’a d’yeux que pour « la citoyenneté », la « lutte contre le communautarisme » et la « défense de la République » décide officiellement d’en finir avec l’aspect « national » de l’éducation ! Jean-Pierre Raffarin a publié un décret en ce sens le 6 mars.
Sous prétexte que le titre de ministre d’Etat n’est plus le sien, voilà que le ministre de l’éducation nationale n’est plus maintenant que « ministre chargé de l’éducation ». MM. Raffarin, Ferry et Darcos se plaignent de ne pas être compris ? Estiment qu’il faut faire preuve de « pédagogie » ? Regrettent les « rumeurs » ? Le problème des ministres est, au contraire, qu’ils sont trop bien compris.
Prenons la décentralisation de certains personnels. Si, comme le répète Luc Ferry, les missions éducatives resteront inchangées, pourquoi changer le statut ? Si les retraites ne conduisent à aucune baisse de revenu à 60 ans, pourquoi ne pas présenter un cas concret, fiche de paye à l’appui ?
La prise de conscience de ce que signifie la poussée libérale en éducation a beaucoup tardé en France. Ceux qui l’ont décrite étaient traités avec condescendance, suspectés de vouloir avant tout protéger les fameux « corporatismes » contre tout changement. L’incrédulité, moins de mise aujourd’hui, perdure. La très bonne nouvelle est que cette conscience se développe parmi le personnel éducatif comme une traînée de poudre. Baisse des budgets, mise en concurrence des établissements, autoritarisme, remise en cause des contenus d’enseignement eux-mêmes : tout cela fait système. Avec, au bout du chemin, le genre de réforme que vient d’imposer Berlusconi en Italie. Les « trois I » - « Inglese, Internet, Impresa », pour anglais, Internet, entreprise -, qui vont officiellement diriger l’éducation, de l’école élémentaire à l’université. Lui, au moins, s’est battu à drapeau déployé. Quand ce gouvernement a multiplié des mesures imposées au coup de force en les présentant toujours comme « techniques » et en espérant que la logique politique n’apparaîtrait pas.
C’est la manière de procéder que prône l’OCDE avec cynisme : « Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement à l’école ou à la suppression de telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population. » (Centre de développement de l’OCDE, Cahiers de politique économique, 2000, n° 13).
Mais le double attachement des personnels de l’éducation à leurs missions de service public et des populations au droit à une éducation de qualité pour tous, empêche ce genre de politique. Le gouvernement doit en prendre acte, revenir sur ses décisions, ou prendre un risque désastreux pour l’avenir de l’éducation. Une fois mises de côté les dérives libérales qui touchent l’ensemble des salariés et des chômeurs, une fois le climat apaisé, le mai 2003 de l’éducation pourra être mis à profit pour discuter des réformes nécessaires pour une école moins inégalitaire et plus émancipatrice.
Tout ce qui chemine depuis des mois au travers des mobilisations scolaires et des débats fiévreux qui les accompagnent fournit une excellente base pour un nouvel engagement social du personnel éducatif. Là est le véritable espoir pour l’éducation de demain.