100 jours après sa prise de fonctions, le bilan d’Evo Morales n’apparaissait pas très engageant. En trois mois, sa côte de popularité était passée de 80% à 60%. Recul justifié si l’on considère son refus d’augmenter les salaires comme promis pendant la campagne électorale, la répression brutale des travailleurs de Lloyd Aéreo Boliviano, ou encore la convocation — négociée avec les partis de droite et la bourgeoisie de Santa Cruz — d’une assemblée constituante qui exclut les organisations du mouvement social.
Depuis le 1er mai, tout semblerait cependant avoir changé. Ce jour-là, coiffé d’un casque d’ouvrier du pétrole et à la tête de l’armée, Morales a fait son entrée sur le site de San Alberto, le plus important gisement de gaz du pays, exploité par PetroBras (l’entreprise d’État brésilienne), et a lu le décret « Héros du Chaco » annonçant la nationalisation des hydrocarbures.
La foule réunie sur la place Murillo, devant le palais présidentiel, a laissé éclater sa joie. Enfin, les luttes qui ont renversé un gouvernement après l’autre afin d’empêcher la poursuite du pillage des ressources naturelles par les multinationales, avaient arraché cette victoire... Il est cependant nécessaire d’examiner de plus près ce processus de nationalisation.
Que dit le décret ?
Il faut d’abord apporter une précision quant à la nature de la privatisation menée sous le gouvernement de Sánchez de Lozada. Le sous-sol et ses richesses n’ont jamais cessé d’appartenir à l’État bolivien. Les multinationales étaient propriétaires ce qui était extrait à la sortie des puits, après versement de royalties, au travers d’entreprises dont elles détenaient 51% du capital, 49% étant répartis entre le « Fonds de capitalisation collective » (FCC) et les fonds de pension privés.
Aux termes du décret 28701, ces entreprises doivent vendre leur production à la société d’État YPFB, qui se chargera de l’industrialisation, du stockage et de la distribution des hydrocarbures. Elles ont 180 jours pour négocier les prix et conditions de vente. Durant cette période, celles (Petrobras, l’espagnol Repsol et le français Total) qui exploitent les deux plus grands gisements du pays (San Alberto et San Antonio) verseront pour la production extraite de ces sites des royalties de 82 % au lieu des 50 % précédents. Ailleurs, l’État continue de recevoir ces 50 %. La participation future de l’État aux bénéfices dépendra de la négociation qui a commencé.
Le décret inverse le contrôle du capital : YPFB reçoit la moitié des actions plus une des entreprises qui assurent l’extraction. Les actions détenues dans ces entreprises par des Boliviens faisant partie du FCC sont transférées gratuitement à YPFB, et celles qui sont entre les mains de fonds de pension sont nationalisées. Afin de garantir le paiement des retraites, l’État s’engage à compenser les dividendes qui étaient versés annuellement au FCC... Une partie de ces actions ayant été hypothéquée, l’État les rachète au prix du marché.
Il est précisé que les multinationales, aux termes des accords à négocier, poursuivront toutes les activités de la chaîne de production, que ce soit pour leur propre compte en versant les royalties, en association avec l’État bolivien ou comme prestataires de services. Le système se transforme donc en un système mixte public-privé.
La nationalisation et les multinationales
Il y a un an, dans une tentative de freiner la mobilisation des masses en rébellion, le parlement à majorité néolibérale avait approuvé la loi 3058, faisant passer le montant des royalties de 18 % à 50 %. Sous la pression des multinationales qui menaçaient de quitter le pays et d’engager des procédures devant les tribunaux internationaux, le président Carlos Mesa avait refusé de la promulguer. Les mouvements sociaux boliviens avaient pour leur part rejeté cette loi et exigé qu’YPFB prenne le contrôle de 100 % de la production de gaz et de pétrole. Pour cela, ils avaient marché vers La Paz. À ce moment, Evo Morales demandait pourtant la promulgation de la loi.
Aujourd’hui, il a en réalité pris un décret d’application de cette même loi, en l’appelant « nationalisation ». Tant l’actuel président d’YPFB, Jorge Alvarado, que les anciens ministres des hydrocarbures et responsables de l’organisme de contrôle de ce secteur, l’ont confirmé. Un spécialiste du droit pétrolier, Ronald Hurtado Paravicini, affirme que « la seule chose que le gouvernement ait faite est d’appliquer la loi 3058. Il n’y a aucune nationalisation ». Et The Economist, l’une des plus prestigieuses publications néolibérales, signale on ne peut plus clairement : « Le ton du décret de nationalisation est grandiloquent (...) mais pas inattendu (...) Le décret met en application la loi approuvée l’an dernier après des semaines de protestations de rue, mais il ne va pas au-delà ».
La COB et les différentes organisations du mouvement social partagent cette appréciation et affirment qu’il s’agit d’une semi-nationalisation. Les représentants de la COB au parlement se sont engagés à poursuivre la lutte jusqu’à la récupération par l’État de 100% des hydrocarbures.
La vérité est que par delà les réactions de Petrobras et de Repsol (qui contrôlent à elles deux 70 % de la production du pays et dont les bénéfices seront effectivement affectés), ainsi que des gouvernements brésilien et espagnol, personne ne peut affirmer que cette mesure a constitué une surprise. Certainement pas la société brésilienne, qui avait depuis un an réduit ses investissements face aux mobilisations en faveur de la nationalisation. Et pas non plus Repsol, impliquée dans un scandale de contrebande de pétrole et de surévaluation de ses réserves de gaz.
Par ailleurs, selon le président d’YPFB, même en ne recevant plus que 18 % de la valeur de la production des deux principaux gisements du pays, ces entreprises continueraient de réaliser des profits de l’ordre de 20 à 25% - ce qui donne une idée du pillage de ces dernières années. Ce qui se termine, c’est l’époque où les dirigeants de Repsol se vantaient d’atteindre des rendements de 1000%. Le chef du département des matières premières de Merryl Lynch à Londres, Francisco Blanch, l’a fort bien souligné : « C’est un nouveau pas dans la tendance récente à la nationalisation des ressources naturelles, dont des exemples ont été donnés en Russie et au Venezuela. Ces États prennent une plus grande part du gâteau en en laissant moins aux compagnies pétrolières, ce qui contribue à maintenir des prix élevés de ces matières premières. »
L’avenir
Bien que partiel et limité, ce processus de nationalisation est la conséquence des grandes actions de masse d’octobre 2003 et mai-juin 2005. Il ne s’agit pas d’un « cadeau », comme le dit Morales, mais de quelque chose que le peuple bolivien a gagné par sa lutte, et payé avec le sang de ceux qui sont tombés sous les balles. C’est une victoire, certes partielle mais néanmoins une victoire, qui met une limite à l’exploitation et peut ouvrir un nouveau chapitre des luttes dans le pays et en Amérique Latine. Cela ne dépendra cependant pas de Morales et du MAS, mais de l’approfondissement du processus d’auto-organisation et de lutte de masse qui a commencé avec ce siècle.
Il n’y a pas grand-chose à attendre des gouvernements latino-américains. Chávez lui-même s’est empressé de rejeter toute responsabilité, précisant qu’il n’avait rien à voir avec la décision de Morales et interdisant à ses conseillers, contrairement à ce qui s’est dit dans la presse internationale, d’aider le gouvernement bolivien dans les premiers pas de ce processus. Kirchner est surtout préoccupé par l’approche de l’hiver avec la hausse des coûts de chauffage des foyers argentins, laquelle peut mettre à bas son projet de faire baisser le coût de la vie sans augmenter ou en n’augmentant que faiblement les salaires. Mais le plus mal loti est Lula, dont la bourgeoisie, qui à travers les hydrocarbures contrôle 20% du PIB et 40% des exportations de la Bolivie, exige de lui qu’il fasse pression sur le gouvernement du pays voisin afin qu’il continue à lui faire quasiment cadeau de son gaz et de son pétrole. Pris entre les déclarations du président de Petrobras et celles de secteurs de la bourgeoisie pauliste, il oscille entre la confrontation et la conciliation.
Tout en représentant un pas en avant, la « nationalisation » de Morales n’est pas une solution aux problèmes structurels auxquels fait face le peuple bolivien. Aucun pays ne peut se sauver seul. La seule solution est une coopération entre le Venezuela, la Bolivie, le Brésil, l’Argentine et les autres producteurs de pétrole d’Amérique Latine pour exploiter solidairement le sous-sol en unissant leurs ressources et leurs savoirs. Mais on ne voit pas comment cela pourrait se faire sans une révolution plaçant ces ressources entre les mains des travailleurs et des peuples, vers des États-Unis socialistes d’Amérique latine...