- Entre les besoins sociaux et ce qui est finalement produit, le capitalisme intercale un filtre : celui de la rentabilité. La planification a pour fonction de retirer ce filtre, afin d’orienter l’économie en fonction des besoins. Il s’agit donc un d’autre mode de fonctionnement de l’économie.
- Le capitalisme ne fait évidemment pas abstraction des besoins, simplement il n’accorde pas le même intérêt à tous, et il en est même qu’il refuse de prendre en considération. Un salarié qui se fait soigner représente un coût pour l’économie capitaliste ; le même qui achète un magnétoscope relance cette économie en lui offrant un débouché rentable. La seule différence entre ces deux actes de consommation réside dans la rentabilité potentielle que l’on peut trouver à satisfaire l’un plutôt que l’autre.
- Les deux critères (profit et besoins) coexistent dans le capitalisme : de nombreux besoins, généralement collectifs, échappent plus ou moins à la logique de la rentabilité. En ce sens, il y a du plan dans l’économie de marché : le capitalisme est tempéré, mais il n’en reste pas moins que c’est la logique de la rentabilité qui imprime sa marque à la dynamique de l’accumulation. On parle de réduire les dépenses de santé, pas les achats de voitures.
- Il n’y a pas de bons ou de mauvais besoins : la critique anti-capitaliste ne repose pas sur une approche morale, et n’implique pas que l’on dispose d’une échelle de valeurs des besoins. La constatation essentielle, et suffisante, est que le capitalisme décide des ordres de priorité et sélectionne à partir de ses propres critères les besoins qu’il entend satisfaire.
- Il y a aussi du plan dans les grandes entreprises, mais il s’agit de plans individuels, qui s’opposent à ceux des concurrents. La rationalité qui s’en dégage existe, mais sa portée est restreinte : Michelin planifie sa production, pourtant cela ne l’a pas empêché de perdre de l’argent à cause de la concurrence. L’opposition n’est pas fondamentalement entre plan et marché comme formes de gestion, mais plutôt entre profit et besoins comme critères de cette gestion.
- La différence essentielle entre les deux logiques (profit et besoins) n’apparaît réellement que dans le fonctionnement dynamique de l’économie. C’est la manière dont la société alloue son surplus, dont elle investit, qui détermine son mode de croissance. La question est donc de savoir dans quels domaines une société met le paquet et consacre l’effort maximum. Va-t-on par exemple investir dans le logement ou dans l’industrie électronique ?
- Autant on peut admettre que le consommateur, muni de son revenu, est souverain sur le marché, en ce sens qu’il peut dépenser son argent comme il l’entend, autant il pèse peu sur l’affectation du surplus social. Cette différence se retrouve lorsque l’on compare le temps considérable que le citoyen moyen consacre à la consommation, et les rares moments qu’il a l’occasion de consacrer à l’activité consistant à définir les priorités de la société dans laquelle il vit.
- Or la situation économique actuelle se caractérise par une scission croissante entre deux types de besoins. D’un côté, les services qui sont satisfaits principalement par du travail en nature (santé, éducation, soins aux enfants...), de l’autre ceux qui sont satisfaits par l’usage de biens manufacturés. Les premiers, contrairement aux seconds, ne sont pas susceptibles de gains de productivité importants, et sont donc peu intéressants si l’on adopte le critère de profitabilité. La tendance spontanée du capitalisme est alors de comprimer les besoins du premier type, (ou de baisser les salaires de ceux qui les satisfont), tandis que les seconds sont encouragés.
- Les mutations technologiques, insérées dans une logique de marché, vont avoir pour effet de creuser cette opposition, qui tend alors à s’incarner en un dualisme social accru, aussi bien à l’échelle d’un pays qu’entre pays riches et pays pauvres. La planification est le dispositif central permettant de renverser ce processus en mettant les besoins humains aux leviers de commande.
- La planification n’implique pas pour autant la suppression du marché comme instrument de régulation. Car ce n’est pas le marché en soi qui impose la logique de rentabilité, mais essentiellement le fait que ce sont des personnes privées qui décident de l’investissement, en fonction de la stratégie de leur capital individuel. Une fonction éminemment sociale, celle de savoir vers quelles priorités la société tourne ses efforts, est ainsi exercée par des entités privées, et cela de manière de plus en plus concentrée. La planification apparaît alors essentiellement comme le moyen de socialiser l’investissement.
- Ce qui s’est passé à l’Est montre que cette fonction, qui avait été retirée aux capitalistes privés, était en réalité exercée par une mince couche sociale auto-proclamée organe d’expression des besoins sociaux. Des sociologues hongrois ont d’ailleurs parlé de « dictature sur les besoins ». On avait certes supprimé le marché des investissements, mais sans le remplacer par quoi que ce soit d’autre. Le garde-fou essentiel du capitalisme, selon lequel il faut vendre ce que l’on produit, avait été retiré, rendant possible une dérive de plus en plus incontrôlée.
- Le problème de l’efficacité d’une économie planifiée n’est donc pas technico-économique, mais éminemment et directement politique. Les priorités que se donne la société y sont déterminées de manière extra-économique et s’imposent comme objectifs aux lois de la technique économique, alors qu’au contraire les fins sociales du capitalisme n’apparaissent qu’après coup, comme sous-produit des transactions marchandes. La démocratie est donc la condition même de fonctionnement de la planification.
- Si se met en place ce système d’institutions démocratiques d’expression et de définition des besoins, quelles pourraient être les modalités de fonctionnement de la planification ? Le premier principe serait à coup sûr de ne pas supprimer le marché, si par marché on entend les magasins de biens de consommation. En URSS, on n’a d’ailleurs supprimé ni la monnaie, ni le salaire, ni les magasins : le problème, c’est que ces derniers sont vides, bref, qu’il n’existe pas d’instrument assurant la cohérence entre ce que les gens produisent et ce qu’ils veulent acheter.
- Mais il ne peut non plus exister de marché de l’investissement où Monsieur Dupont, parce qu’il possède une entreprise et qu’il a fait des profits, va pouvoir s’acheter une machine qui lui permettra ensuite d’en faire encore plus. La socialisation de l’investissement signifie au contraire que l’ensemble des profits est mis dans un pot commun et ensuite utilisé, non pas selon les stratégies particulières de M. Dupont et Cie, mais en fonction des priorités sociales. Même si ce processus se déroule au niveau régional, il y a bien, dans l’idée de planification, celle de centralisation comme moment nécessaire de la socialisation.
- Comment, dans ces conditions, bien gérer les unités de production et éviter l’ornière des pays de l’Est ? Cette question est en réalité double. Du côté de la technique, la question est de savoir si l’on disposera de prix permettant d’apprécier l’efficacité économique de telle ou telle dépense. La réponse ne peut qu’être positive : la société planifiée se doit d’être rationnelle et donc d’utiliser au mieux les ressources dont elle dispose. En ce sens comptable, les prix sont irremplaçables, sauf à postuler l’abondance : le prix d’un bien représente la fraction de travail social qui a servi à sa production. Cette fonction peut d’ailleurs être relativement déconnectée de l’acte marchand : on peut tenir des comptabilités analytiques internes sans qu’il y ait vraiment achat-vente entre les établissements d’un même groupe. On peut y-compris imaginer d’affecter un prix à l’usage de ressources naturelles, même si celles-ci ne sont pas vendues.
- L’autre volet de la question de l’efficacité d’une économie planifiée porte sur la motivation : si aucune sanction ne me menace (perte de revenu, faillite, licenciement), si mes possibilités individuelles de gain sont limitées, à quoi bon m’appliquer, à quoi bon tout simplement, travailler ? « Ils font semblant de me verser un salaire, et moi je fais semblant de travailler » : l’URSS fournit de ce point de vue l’exemple d’une monstrueuse schizophrénie sociale où les citoyens-producteurs en font un minimum, tandis que les mêmes citoyens-consommateurs ne trouvent rien dans les magasins. La réponse ne peut ici qu’être abstraite : elle réside dans la socialisation du travail, c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs qui font que l’homme au travail a non simplement l’impression de travailler pour son propre bien-être individuel, mais en même temps de contribuer à son bien-être social. Cela passe par plusieurs canaux essentiels qui délimitent les spécificités d’une économie socialiste. Ces cinq « piliers » sont à notre sens les suivants : répartition des revenus, polyvalence, nationalisations, régionalisation, gratuité.
- Répartition des revenus. Ce n’est pas l’objet principal de la planification, qui vise à maîtriser l’investissement et le mode de développement de l’économie : la supériorité d’une économie socialiste ne réside pas dans une meilleure répartition des fruits de la croissance, mais devra se manifester sous forme d’une autre orientation donnée au développement humain. Mais les choses sont évidemment liées, notamment en ce qui concerne la motivation des travailleurs. Et le capitalisme, ici non plus, ne constitue une référence optimale. D’un point de vue moral, d’abord : les conditions de fonctionnement du capitalisme contemporain impliquent une inégalité croissante des revenus, contrairement à ce qui se passait durant les années d’expansion. Mais aussi d’un point de vue plus technique : les politiques d’austérité, l’individualisation des salaires vont en effet à l’encontre des évolutions technologiques. Il est même possible de soutenir que le capitalisme contemporain est en train de mettre en place les conditions techniques d’un nouvel égalitarisme, même si son mode de développement actuel tend au contraire à vanter les vertus de l’inégalité et même de l’enrichissement sans cause. Une société planifiée remettrait un peu de raison dans tout cela et pourrait combiner équité et efficacité. Aujourd’hui, les salaires ne progressent plus, tandis que les riches s’enrichissent en dormant : où est la motivation, pour une implication réelle au travail ? Des règles du jeu plus justes, une rémunération équitable (à travail égal, salaire égal), une progression du revenu de chacun, garantissant qu’on n’est pas en train de jouer les dindons de la farce sociale au profit des possédants, tout cela conduirait non pas à une fonctionnarisation, mais au retour à la dignité du travail.
- Polyvalence. Les nouvelles technologies sont porteuses d’une dynamique ambigue. Leur introduction dans un cadre capitaliste a pour effet de tendre à dualiser le marché du travail et à réserver les créations d’emplois à des secteurs régressifs (bas salaires, basse qualification, domesticité sociale). Mais, en soi, elles supposent l’implication des travailleurs dans un travail de plus en plus collectif, et rendent possible une interchangeabilité des postes de travail. La spécialisation flexible devrait donc aller de pair avec une polyvalence accrue des travailleurs, qu’ils soient ouvriers ou employés. Cette requalification du travail serait en soi un objectif d’une société planifiée et fonderait, autrement que par l’incitation salariale individuelle, un autre mode de motivation.
- Les nationalisations sont l’outil incontournable de la planification. Pas des nationalisations juridiques de groupes qui fonctionnent ensuite selon les mêmes critères, mais des nationalisations pour orienter l’économie autrement. La planification passe notamment, par la définition d’une politique industrielle dont on ne voit pas pourquoi elle serait condamnée à l’inefficacité. Dans une économie planifiée, on n’aurait pas laissé Creusot-Loire faire faillite, et disparaître dans le même temps toute l’industrie de la machine-outil ; on n’aurait pas laissé Thomson troquer sa radiologie contre la fabrication d’armement ou de postes de télé. Une Banque Nationale d’Investissement, des banques régionales, auraient pour fonction de distribuer le crédit en fonction de la conformité des projets avec les objectifs du plan, au niveau national ou régional.
- Régionalisation. La dimension régionale de la planification est primordiale. D’abord, parce que c’est un moyen de se rapprocher des personnes concernées par les décisions, ensuite aussi, parce que le développement actuel de l’économie repose de plus en plus sur une intégration régionale réussie. Le Gosplan soviétique, qui impose que telle commande passée par une usine de Léningrad à une autre, transite par Moscou fournit le contre-exemple en la matière. Mais l’exemple yougoslave montre qu’il existe un excès inverse possible. Aucune société ne peut en effet fonctionner sur une base purement localiste sans se fractionner : il y a des décisions, souvent les plus importantes, qui nécessitent un temps de centralisation. Une politique agricole ne peut pas être définie au niveau de chaque département, elle nécessite des arbitrages, des transferts, des compensations au niveau national au moins. La planification doit donc être considérée comme un processus de va-et-vient entre le local et la national, entre le particulier et le général. Les projets élaborés au niveau local ne sont pas forcément compatibles entre eux : intérêts contradictoires, doublons possibles, ressources globales insuffisantes. Il existe de toute façon des choix à faire, qui, au bout du compte, seront effectués d’une manière ou de l’autre. La procédure de planification, avec sa « respiration » de décentralisation/centralisation, doit viser à rendre ces choix transparents et maîtrisés collectivement.
- Gratuité. Une société planifiée devrait tendre immédiatement à la dissolution des rapports marchands et prendre l’initiative d’étendre l’aire des services rendus gratuitement par la société à ses membres en matière de santé, d’éducation, de garde des enfants, de transports, de loisirs, etc. Une grande partie de ces secteurs sont d’ores et déjà socialisés : plutôt que de faire machine arrière, il faut généraliser et placer sous contrôle social ces procédures. Mais l’extension de la gratuité va de pair avec une réduction massive du temps de travail que les progrès de la productivité rendent possibles : la récupération du temps pour soi, librement affecté, est encore la manière la plus efficace de restreindre la sphère marchande au strict minimum.