I) Son histoire et la dérive de son orientation
II) Son état : une bureaucratie
I) De la rupture...
Le cadre de la fondation du Parti des Travailleurs a été donné, à la fin des années 70, par l’épuisement du modèle économique de la dictature militaire qui gouvernait le pays depuis 1964. Cette situation a encouragé, d’une part, le développement d’un mouvement social exigeant la démocratisation du pays, la libération des prisonniers politiques et l’éclaircissement du cas des « disparus », d’autre part, une forte montée des luttes de la jeune classe ouvrière brésilienne.
Débutant en mai 1978 à l’usine de camions Saab-Scania dans le cordon industriel de Saõ Paulo, la vague de grèves s’est étendue à tout le pays, à tel point qu’on a dénombré en 1979 plus de 3 millions de grévistes.
Le « nouveau syndicalisme » dont Lula était la figure principale est né dans et de ces luttes, et c’est également à ce moment qu’il a commencé à discuter de l’idée d’un nouveau parti. La « charte de principe du Parti des Travailleurs », diffusée à partir du 1er mai 1979, affirmait que « le PT refuse d’accueillir en son sein des représentants des classes exploiteuses, (...) le PT est un parti sans patrons » et reprenait la dvise de la Ière Internationale, « l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ».
La réunion nationale de fondation du PT eut lieu en octobre 1980. Elle réaffirmait l’objectif d’un socialisme démocratique et proposait de construire « une alternative de pouvoir économique et politique » vers « une société sans exploités ni exploiteurs ».
Rien n’était dit cependant sur les moyens d’y parvenir. Les principaux fondateurs du PT étaient des syndicalistes sans formation marxiste, qui se défiaient des organisations révolutionnaires ayant participé à leurs côtés au lancement du parti. Le PT des origines ne se caractérisait donc pas par sa clarté théorique et stratégique. Mais son identité avait été forgée par un rejet quasi instinctif de toute forme de collaboration de classes, de toute alliance avec la bourgeoisie. C’est cela qui lui permit de se construire.
Sa première camapagne électorale, en 1982, eut pour slogan central « travailleur, vote travailleur ». Le PT recueillit 3,3 % des voix à l’échelle nationale, Lula obtenant plus d’un million de suffrages dans l’Etat de Saõ Paulo.
Un moment essentiel de cette orientation d’indépendance de classe fut, en 1983, la formation à son initiative de la Centrale Unique des Travailleurs (CUT), en rupture avec le syndicalisme collaborationniste traditionnel. En 1984, lors de la transition de la dictature au régime démocratique bourgeois, le PT maintint le principe qu’il y ait des « élections directes maintenant » et boycotta le « collège électoral » mis en place par les militaires et partis bourgeois. C’est à ce moment qu’il devint la principale force d’opposition dans le pays. Entre 1982 et 1994, ses résultats électoraux furent multipliés par 9.
... à l’accomodation
Mais les succès électoraux ont aussi confronté aux dangers inhérents du pouvoir (dès ce moment, au niveau des municipalités et des Etats) un parti qui n’était pas solidement formé pour y résister. À cela se sont combinés les effets de la restauration capitaliste en URSS et en Europe de l’Est, de la campagne de propagande sur la « fin du socialisme », ainsi que l’épuisement progressif de la vague de luttes et mobilisations ouvrières et populaires qui n’avaient pas cessé dans les années 80.
Le premier congrès du PT, tenu en 1991, a constitué un premier point d’inflexion qualitatif. C’est à ce moment qu’a commencé à se consolider une vision réformiste du socialisme, compris comme pouvant être imposé par en haut à travers une prise de contrôle de l’Etat bourgeois, sans rupture avec les mécanismes du marché.
La résolution finale du congrès, intitulée « Socialisme », définissait ce dernier comme une combinaison de « planification étatique et d’un marché orienté socialement ». Le principal acteur du changement social n’était déjà plus la classe ouvrière et les masses opprimées, mais un « Etat qui exerce une action régulatrice sur l’économie, à travers ses propres entreprises et des mécanismes de contrôle du système financier, des politiques d’imposition, des prix, du crédit, une législation antimonopoliste et de protection des consommateurs, des salariés et petits propriétaires ».
Ce credo « régulationniste » n’a cependant pas empêché le PT de mener très souvent une politique plus libérale que keynésienne (privatisations dans les municipalités des réseaux d’égoûts et des télécommunications).
La transformation du PT s’est achevée dans la campagne électorale de 2002. Au parti des grèves, à celui qui avait pour ligne électorale « travailleur, vote pour un travailleur, pas pour un patron », a succédé le parti de l’appel à la paix sociale, le parti de la formule présidentielle Lula-Alencar, censée représentée, selon Lula lui-même, « l’alliance du travail et du capital ». Alencar est un grand patron de l’industrie textile et le principal dirigeant du Parti libéral... Sa présence sur le « ticket gagnant » ne faisait qu’annoncer la participation au gouvernement d’autres éminents représentants du grand capital.
Quant au « programme de gouvernement 2002 — coalition Lula-président », en résumé, il n’était pas plus à gauche, et même nettement moins « radical » que celui de Jospin aux législatives de 1997. La politique libérale du gouvernement, avec sa défense des intérêts patronaux et son acceptation du cadre de l’ALCA (zone américaine de libre-échange) ou encore du paiement de la dette, ne peut donc absolument pas être considérée comme une surprise.
Qu’est-ce que le PT aujourd’hui ?
Selon le ministre de la planification, Guido Mantega, également un des principaux conseillers politiques de Lula, « le PT est un parti de gauche moderne, semblable au parti socialiste français ou au parti travailliste anglais, semblable à la gauche italienne — l’Olivier — ; [...] le socialisme est aujourd’hui quelque chose de totalement indéfini, il n’existe plus. Nous voulons un capitalisme efficace, donc humanisé. »
- Luiz Inácio Lula da Silva painted portrait
- Thierry Ehrmann via Flickr (CC BY 2.0), modifié par YG.
II) Sur la bureaucratisation du PT et son intégration à l’appareil d’État
Une des difficultés de notre débat est que les militants « IVe Internationale » en France ne sont pas informés sur ce qu’est devenu le PT. Or le passage de la majorité du PT sur des positions de collaboration avec le patronat et l’impérialisme ne peut pas s’expliquer si on ne prend pas en compte la bureaucratisation de ce parti et son intégration à l’appareil d’État bourgeois. La réalité du PT est très, très éloignée d’une représentation démocratique et de masse des travailleurs brésiliens.
Qui en France sait, par exemple, que le PT n’a pas de structures de base permettant à ses membres de se réunir pour discuter de leur intervention militante et de la politique du parti ?
Pour le non-dirigeant, la seule possibilité de participer à la vie politique du PT est de se réunir dans le cadre de l’une de ses tendances, et de préférence une de ses tendances de gauche (car Démocratie Socialiste n’incarne pas seule la « gauche du PT », il y a plusieurs tendances de traditions et de courants différents). Sinon, le membre du PT ne disposera d’un cadre de militantisme quotidien que s’il occupe des fonctions dans l’appareil du parti ou dans celui de l’Etat.
À ce sujet, qui sait en France qu’à peu près la moitié (28,8 % dès 1991) des militants du PT occupe des postes de « fonctionnaires politiques » dans l’appareil d’État, du parti ou des organisations de masse qui lui sont liées ?
Lors de la 11e rencontre nationale du PT — sorte de conférence nationale rassemblant des centaines voire des milliers de délégués —, tenue en 1997, au moins 60 % des participants étaient des « professionnels politiques ». 31 % ne l’étaient pas, 9 % n’ayant pas répondu à l’enquête.
Mais on imagine bien qu’après les nouveaux succès électoraux (187 maires et 2 485 conseillers municipaux gagnés en 2000), et plus encore après l’arrivée au gouvernement fédéral, la proportion des dirigeants et des cadres qui ne dépendent pas directement des appareils de l’État ou du parti s’est, par rapport aux chiffres de 1997, très substantiellement réduite...
Sur ces 60 % de délégués « professionnels politiques » en 1997, 19 % étaient des élus, 13 % des membres de leurs cabinets, 8 % des responsables des administrations PT des Etats ou municipalités, 7 % des permanents du PT, 2 % des permanents de tendances, et le reste des permanents d’organisation de masse (surtout la CUT).
Nous savons que si la bureaucratisation des organisations du mouvement ouvrier constitue de tout temps un sérieux problème, celui-ci s’aggrave très significativement lorsque les différenciations fonctionnelles deviennent sociales. Or une telle conjonction entre le statut fonctionnel et le statut social existe bien dans notre cas brésilien.
L’étude d’un sociologue Tadeu César, a montré qu’en 1991 (il y a déjà 12 ans !), non seulement les différences de revenus entre militants du PT étaient considérables, mais ces revenus augmentaient fortement en fonction de la place occupée dans la hiérarchie du parti.
Parmi les militants de base recensés au niveau des municipalités,
- 6% gagnaient moins d’un salaire minimum (SM)
- 20,8% entre 1 et 2 SM
- 34,2% de 2 à 5 SM
- 25% de 5 à 10 SM
- 11,6% de 10 à 20 SM
- 2,5% plus de 20 SM.
Le salaire minimum brésilien est bien sûr plus bas qu’en France, et les différences de revenus sont beaucoup plus prononcées. Mais ce qui est significatif, c’est que les proportions s’inversaient au fur et à mesure qu’on montait dans la hiérarchie. Parmi les membres des directions municipales, on trouvait :
- 4,3% moins d’un SM
- 9,6% entre 1 et 2 SM
- 31,9% de 2 à 5 SM
- 30,3% de 5 à 10 SM
- 19,3% de 10 à 20 SM
- 4,7% plus de 20 SM
Au niveau des directions des Etats
- 2% moins d’un SM
- 2,5% entre 1 et 2 SM
- 21,7% de 2 à 5 SM
- 38,9% de 5 à 10 SM
- 21,2 de 10 à 20 SM
- 13,8% plus de 20 SM
Enfin pour les membres de la direction nationale :
- 0% moins d’un SM
- 0% entre 1 et 2 SM
- 16,7% de 2 à 5 SM
- 43,3% de 5 à 10 SM
- 20% de 10 à 20 SM
- 20% plus de 20 SM.
Cela conduisait l’auteur de l’étude à la conclusion suivante : « On perçoit que les niveaux de revenus accompagnent, dans leur progression, les niveaux d’ascension dans la hiérarchie du parti, ce qui permet d’affirmer que le revenu, comme cela a déjà été signalé en ce qui concerne la scolarité, se constitue en un filtre qui, d’une certaine façon, sélectionne les militants, en rendant plus difficile leur accession aux postes dirigeants du Parti. »
Bien sûr, les « professionnels politiques » du PT reversent une partie de leur salaire au parti ; ce qui a par ailleurs pour effet d’accentuer la dépendance du parti vis-à-vis de l’État bourgeois. Vivent-ils tous pour autant avec le salaire moyen d’un travailleur ? Si c’était le cas, ça se saurait.
Notre courant politique est conscient des dangers de bureaucratisation et de l’intégration à l’Etat bourgeois, et naturellement les combat. Le livre Révolution !, d’Olivier Besancenot, notamment, consacre à ces questions des pages (164 à 166) très justes. La LCR applique également une politique exemplaire en matière de permanents. En ce qui concerne les revenus, mais aussi la limitation dans le temps des mandats, le contrôle collectif de l’activité, la rotation (retour à un travail « normal » après un certain temps de permanentat), ou encore le fait que de nombreux dirigeants centraux travaillent à temps plein ou à temps partiel. L’argument qui consiste à dire que la bureaucratisation du PT brésilien serait une sorte de résultat inéluctable de la croissance d’un parti ouvrier (normal d’avoir beaucoup de permanents et d’élus rémunérés quand on a du succès) est inacceptable, ou alors il faut renoncer à tout projet socialiste. En réalité, c’est le contraire : la bureaucratisation était prévisible, et elle est à la fois une cause et une conséquence des transformations que ce parti a subi depuis sa fondation, dans un sens radicalement opposé aux intérêts des travailleurs.