Quel impérialisme ?

, par KRIVINE Hubert

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Dans sa conclusion de critique du livre de Bricmont et Sokal, Impostures intellectuelles, Roger-Pol Droit (Le Monde du 30/09/97) voit l’amorce d’un « scientifiquement correct » appauvrissant : selon lui, pour Sokal et Bricmont, serait « dénué de sens » tout ce qui n’est pas énoncé mathématiquement ou vérifié expérimentalement. En bref, jugées à l’aune des connaissances en mathématiques ou en physique théorique de leurs auteurs, les copies de Lacan, Latour, etc. ... seraient à mettre à la poubelle. Voilà bien l’aveuglement de professeurs qui ne verraient dans une lettre d’amour que les fautes d’orthographe, comme le dit si joliment R. Maggiori (Libération du 29/09/97).

C’est un contresens total. Le livre de Bricmont et Sokal dit exactement l’inverse : laissez les mathématiques et la physique théorique au vestiaire quand vous analysez des choses aussi subtiles que l’inconscient ou les méandres de l’histoire. C’est rendre aux sciences dures un hommage démesuré : elles n’ont, en général, rien à y faire. Ainsi, dans le pire des cas servent-elles d’argument d’autorité [1] et dans le meilleur, de métaphores [2] ; c’est-à-dire de procédés destinés à faire comprendre à un public d’historiens, de sociologues ou de psychanalystes une notion nouvelle à partir de notions familières. N’est-ce pas manifestement le cas des tores, des nombres imaginaires, des hyperespaces, de la bouteille de Klein, du théorème de Gödel, etc. ... ? Ce n’est pas sérieux.

Mais faut-il toujours être sérieux et scientifique ? R. Maggiori, déjà cité, dit de Bricmont et Sokal « qu’ils ne pourront jamais lire une oeuvre de philosophie ou de sociologie, et finiront par se demander s’il est scientifiquement légitime de dire que la Terre est “bleue comme une orange” ». R. Maggiori touche un problème réel : la connaissance scientifique est seulement une appréhension du monde ; il y en a bien d’autres qu’on peut juger plus agréables ou mieux adaptées, la poésie par exemple... Mais nous ignorions que c’était le genre que pratiquaient Lacan, Serres ou Kristeva dans les passages incriminés. Le savaient-ils ?

C’est précisément quand ils invoquent les mathématiques et la physique de la façon que dénoncent Bricmont et Sokal que nos « french philosophers » sont les moins scientifiques. Jeter à la poubelle cette partie de leur oeuvre, c’est se mettre en condition de communiquer ce qui reste, y compris dans le milieu scientifique qui pour l’instant l’ignore superbement. De ce point de vue le livre Impostures intellectuelles est une défense de la philosophie et de la sociologie : gageons qu’après ce livre, on assistera à une chute libre de l’utilisation frauduleuse du théorème de Gödel ou des relations d’incertitude de Heisenberg.

Ce n’est pas « la mort de la pensée », comme l’écrit Marion Van Reuterghenm dans la même page que Roger-Pol Droit. C’est tout simplement le contraire.

P.-S.

Article publié dans Le Monde, édition du 11 octobre 1997.

Notes

[1C’est ainsi que B. Latour vend la mèche en nous expliquant dans Science en action que les équations ne sont utiles dans la littérature scientifique que par « le processus de mobilisation rendu nécessaire par l’intensité de la rhétorique ». D’où lui vient cette idée qui fera sourire n’importe quel physicien ?

[2Sur ce point, Lacan s’oppose à Françoise Balibar, « Ce [le tore] n’est pas une analogie. Il est vraiment à un endroit de la réalité. Ce tore existe vraiment et est exactement la structure du névrosé. Ce n’est pas un analogue ; ce n’est même pas une abstraction, parce qu’ une abstraction est une forme de diminution de la réalité, et je pense que c’est la réalité elle-même ». Lacan (1970). Voir p. 27 du livre de Bricmont et Sokal.

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