Ce texte fait le bilan d’une nouvelle orientation historiographique se caractérisant par une rupture nette avec les paradigmes et les méthodes longtemps dominants dans l’historiographie française d’après-guerre.
Je me propose ici de formuler quelques remarques générales, avec toute la prudence qui s’impose au vu de l’ampleur et de la complexité de la question. Celles-ci concernant essentiellement l’analyse du discours historiographique lui-même.
Quels changements de paradigmes ?
À la lecture de ce texte, un renversement assez radical des perspectives historiographiques s’est déroulé dans les vingt dernières années. Finalement, que reste-t-il de la « vieille école », celle de Georges Duby, Pierre Bonnassie, Jean-Pierre Poly, Pierre Toubert et d’autres ? Il semble difficile de trouver un axe de recherche qui n’ait pas été invalidé par les bouleversements historiographiques récents à la lecture de ce texte.
On peut dès lors se poser la question de savoir quels changements de paradigmes peuvent expliquer ce renversement de perspectives. Michel Lauwers et Laurent Ripart suggèrent qu’il est lié à la « chute du Mur ». On peut comprendre, mais le mot n’est pas dit, qu’il s’agit de la question du marxisme. Peut-être aurait-il été préférable d’être plus explicite pour le lecteur [1].
Il est en effet clair que Georges Duby, dont l’œuvre a profondément marqué l’historiographie médiévale française des années 1960 aux années 1980, se réclamait du marxisme qu’il décrivait comme un « instrument heuristique de la plus grande puissance ». Dans ses ouvrages sont utilisés de manière récurrente les concepts de « lutte de classes », d’« exploitation seigneuriale ». Il considérait qu’il y avait un mode de production seigneurial (terme qu’il préférait à celui de féodal), et que ses rapports de production séparaient et opposaient seigneurs et paysans dans un antagonisme plus ou moins marqué, souvent camouflé par les sources écrites produites par les classes dominantes, mais bien réel ; cette division de classe était même pour lui une structure fondamentale de la société féodale.
Or il faut bien constater que les notions de « lutte des classes », de « rapport de production », voire de classes sociales sont largement sorties du champ lexical utilisé aujourd’hui. Le vocabulaire du discours historique a de ce point de vue effectivement radicalement changé.
Il est intéressant de remarquer, comme le notent M. Lauwers et L. Ripart, que D. Barthélémy, « disciple » de Duby et auteur de travaux d’inspiration mutationniste dont le plus lu est sans doute L’Ordre seigneurial, ait opéré un retournement radical de perspective au moment de la chute du Mur. Jacques Le Goff notait que faire de l’histoire, c’est recréer un passé pour des présents, dans le cadre du réseau des discours du moment.
Il semble bien en effet qu’il y ait un lien étroit entre ces « mutations » de climat intellectuel et la production historienne. Le débat autour de la mutation féodale paraît ainsi en partie déterminé par la question du marxisme, dont l’influence a été forte sur Georges Duby, Pierre Bonnassie, Jean-Pierre Poly ou Pierre Toubert. Rupture ou continuité ? Luttes sociales, violences ou changements de mentalité ? Calme gradualisme ou précipitation d’une « révolution féodale » (Georges Duby) ? Avec le reflux du marxisme semble refluer une conception de l’histoire insistant sur les ruptures historiques. Il y a peut être là la « fermeture » d’un cycle historiographique. La conception dominante en histoire médiévale semble revenir à une conception gradualiste. Peut-être au risque d’évacuer du discours historique comme un non-dit la question des antagonismes sociaux.
Retour sur la question de l’anthropologie
L’innovation radicale de la nouvelle école est présentée avec insistance : l’anthropologie historique anglo-saxonne. Toutefois l’école médiéviste française a de longue date beaucoup utilisé l’anthropologie. Impossible au moins de passer sous silence le nom de Jacques Le Goff, pour ne pas parler de Jean-Claude Schmitt et tant d’autres. Effectivement Jacques Le Goff est cité, mais plutôt comme précurseur clairvoyant des nouveaux médiévistes. Toutefois, comment citer Jacques Le Goff sans mentionner l’usage que Georges Duby, comme Pierre Bonnassie, faisait de l’anthropologie ?
Il serait dès lors peut être plus juste de dire qu’il y a plusieurs anthropologies dont les choix méthodologiques et théoriques ne coïncident pas forcément. L’anthropologie dont se réclamait Duby était celle d’une école il est vrai avant tout française, celle de Marcel Mauss (voir l’utilisation très fréquente chez lui du concept du don et contre-don), puis l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, sans compter l’école africaniste, dont Claude Meillasoux. Il n’y avait là rien d’original pour cette génération de médiévistes (parmi lesquels on peut classer Jacques Le Goff). Georges Duby n’a cessé d’insister sur l’importance centrale de l’anthropologie en histoire, faisant sienne la remarque de Lévi-Strauss selon qui « tout bon livre d’histoire comprend de l’anthropologie ». Il citait l’auteur des Structures élémentaires de la parenté comme l’intellectuel ayant eu le plus d’influence sur l’historiographie française d’après-guerre.
Le structuralisme de Georges Duby, tel qu’il le présente notamment dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, présentait l’individu historique prisonnier, « englué » dans le réseau de structures mentales, économiques, sociales, etc. Pas de « grand homme » donc chez Duby, en tous cas très peu de liberté individuelle par rapport à un déterminisme structurel lourd. Il ne pensait pas que l’« infrastructure économique » déterminait mécaniquement et unilatéralement les autres niveaux de la société médiévale, mais il lui prêtait une très grande importance. Ces différentes structures, qu’il ne faut pas penser comme liées par des relations de causalité simple mais selon un faisceau complexe, se coordonnent pour former un système historique qui présente des caractéristiques de stabilité relative. Mais entre ces différentes structures historiques s’intercalent des ruptures. Sans doute influencé par la lecture d’autres auteurs (Marx, Lévi-Strauss, Foucault), il refusait l’idée, héritée des Lumières puis de l’évolutionnisme du XIXe siècle, d’une évolution historique calme et sans crises, image évocatrice de la voie du « progrès » tel qu’on l’a longtemps conçu.
Comme Michel de Certeau le disait fortement, penser le passé, c’est penser une structure sociale avec sa cohérence interne, radicalement distincte du présent, dont la distance est marquée de ruptures historiques. Il y a là, à mon sens, une bonne partie de l’explication de l’insistance, sans aucun doute trop prononcée par bien des côtés, sur la « révolution féodale ».
Georges Duby était soucieux de signaler les contradictions qui travaillaient, minaient l’édifice social. Sa pratique me semble bien recouper ce que Michel de Certeau désignait comme le souci de réintroduire « l’inquiétude de la mort » dans le bel ordonnancement social que produit le discours de l’historien, une sorte de dimension tragique (en même temps qu’esthétique) de l’écriture historique. Comme Michel Foucault, Duby se voulait un historien des contradictions, des tensions, des antagonismes qu’il cherchait avec obstination dans les sources : au sein des structures de parenté, dans la domination masculine, dans les relations de classe entre seigneurs et paysans, dans les tensions entre clercs et laïcs, évêques et moines, etc. L’histoire est alors recherche des relations, qui sont en grande partie des relations d’oppositions.
Le « fait social total »
C’est peut être dans cette aspiration à reconstruire un « fait social total » (Marcel Mauss) à la fois économique, social, politique et culturel que la méthodologie de Georges Duby trouvait sa justification. L’histoire sociale semblait la clé de l’explication historique, à la jonction de l’économie et des mentalités.
Dans les axes de recherche présente mis en avant par M. Lauwers et L. Ripart, les perspectives sont différentes. Il semble qu’il est finalement peu question d’histoire sociale globale telle que la pratiquaient aussi Pierre Bonnassie et Jean-Pierre Poly. Ainsi la question des grandes structures sociales et de la condition paysanne semblent être un peu en déshérence par rapport à l’histoire des « élites », des institutions ou de l’Eglise [2].
Il est de ce point de vue peut être un peu curieux que l’étude économique et sociale soit peu présente dans le programme de la question d’histoire médiévale, ainsi que la paysannerie dont il n’est finalement que peu question. Cette restriction du discours historique n’est-elle pas sans risques, notamment celui de concevoir le monde de l’aristocratie comme suspendu, sans liaison avec sa base économique et sociale ? En se concentrant majoritairement sur l’aristocratie, ne risque-t-on pas de produire un discours historique où la partie est censée représenter un peu rapidement le tout ?
De la même manière la perspective mutationniste et structuraliste semble prise à contre-pied dans une tendance à refuser les explications de système, voire les grandes synthèses historiques. La faveur paraît être à privilégier l’établissement de faits historiques uniques, particuliers, locaux, en se méfiant des généralisations et des abstractions.
Finalement tous ces éléments peuvent faire question. Dans ce mouvement de balancier historiographique, on semble beaucoup avoir tordu le bâton. Ne risque-t-on pas de tomber dans un irénisme quelque peu excessif dans la représentation historique ?
À la mutation féodale semble substituée, de manière contradictoire et exclusive, une « rupture grégorienne ». Ce retournement n’est-il pas trop catégorique ? Tout se passe, à la lecture de la conclusion du texte, comme si la mutation évacuée dans le domaine sociopolitique réapparaissait dans le domaine religieux [3].
Il semble en effet que le discours historiographique dans les dernières années se soit heurté à une contradiction logique : en récusant complètement l’idée de mutation sociopolitique du XIe siècle, le danger d’une présentation immobiliste de la période guette. Si nulle rupture ne peut être décelée avec le monde post-carolingien, comment expliquer le mouvement historique ? La solution trouvée semble être de repérer une rupture, mais en prenant le contre-pied du mutationnisme, c’est-à-dire en identifiant une rupture dans le domaine religieux. Ce serait alors le projet réformateur de la papauté qui aurait mu l’Occident dans une quasi-unanimité autour de son Eglise, garante de son unité.
Mais ce discours, aussi fondé soit-il, n’a-t-il pas des résonnances dans une histoire quelque peu désincarnée des idées, où celles-ci se diffusent exclusivement de haut en bas, au risque d’ignorer les différents niveaux de culture dans une formation sociale complexe et contradictoire ? Peut être ne faut-il pas négliger les mouvements profonds de l’économie, des échanges et de la production, d’une histoire décisive qui se déroule au quotidien, en contrebas des théories et institutions [4].
S’il n’y a pas de causalité simple d’une instance historique sur d’autres, comment penser l’Eglise comme une institution surplombant l’édifice social, sans risquer de comprendre les relations Eglise/société dans un sens trop unilatéral ?
Ces questions, me semble-t-il, méritent d’être posées.