- Le terme « théâtre militant » recouvre des réalités hétérogènes. Sur quels critères peut-on s’appuyer pour le définir ?
Le théâtre militant, en effet, n’est pas un genre en soi, repérable à partir de traits identiques, répétés indifféremment, quelles que soient les périodes historiques et les enjeux politiques. Le terme recouvre des expériences théâtrales dissemblables. Toutes ont cependant un point commun : le projet de prendre à bras-le-corps l’actualité dans son histoire, de s’y investir explicitement, de participer à sa manière, avec ses propres moyens, à sa transformation. Ceci dit, il faut toutefois préciser : le mot militant ne suffit pas, seul, à caractériser ce théâtre. Comme le disaient Godard et le groupe Dziga Vertov : « pour qui ? contre qui ? », militant pour quoi ? contre quoi ? Ainsi, le théâtre militant n’est pas unifié, mais traversé de contradictions, d’enjeux et d’esthétiques diverses, parfois difficilement conciliables. Les propositions d’Augusto Boal d’un « théâtre de l’opprimé » qui supprimerait la séparation entre les acteurs et les spectateurs n’a rien à voir avec la recherche poétique entreprise par Armand Gatti : trouver le langage dramatique le plus ouvert à la démesure de l’existence (de ce que devrait être l’existence). La convergence réside dans le refus de concevoir le théâtre comme une fin en soi, auto-suffisant, autonome.
- Vous montrez aussi qu’une curieuse chape de silence et d’oubli s’est abattue sur l’histoire de ce théâtre militant...
Pour couvrir leur renégation, il a, pour beaucoup, été nécessaire de réécrire les années rouges et noires, post-68, et de masquer, réécrire ou invisibiliser leurs enjeux. Toute une histoire des luttes a ainsi été effacée. Des livres sont devenus introuvables, des expériences n’ont plus été transmises. Il fallait que rien n’ait eu lieu — au-delà de ce que l’on nous plaît à raconter sur la crise d’adolescence d’une « génération », ce moment « hédoniste », cette révolution des « mœurs ». Le théâtre a lui aussi été pris dans ce révisionnisme. Que pendant dix ans, des troupes soient nées des luttes (révolutionnaires, sociales, immigrées, féministes, homosexuelles, etc.), qu’elles aient quitté l’institution pour se mettre au service de ces combats, qu’elles aient transformé les conditions de production d’un spectacle (création collective, refus de la spécialisation des tâches) : rien ne devait être dit. Que ce même mouvement se soit retrouvé plusieurs fois dans le siècle, dans les années 1920 en Allemagne, en URSS, dans les années 1930 en France, mais aussi au Japon, en Amérique latine, etc. cela aussi devait être tu. Il y avait deux parades : l’effacement (l’absence des ouvrages, des témoignages) et la parade esthétique (contester que cela ait eu un quelconque intérêt). Cette dernière parade est symptômatique car qui travaille un peu sur ce théâtre ne peut que constater sa valeur, son intérêt formel et théorique, son audace souvent. Certes le théâtre militant regroupe des pièces et des expériences inégales. Mais ce théâtre de lutte, de Piscator à Brecht, d’Eisenstein à Maïakovski, de Weiss à Benedetto, pour n’en citer que quelques-uns, n’a cessé d’interroger sa pratique, et dans l’hétérogénéité de ses réponses, de révolutionner le théâtre : comment représenter ce qui est en train d’advenir ? Quelles fictions ? Quel jeu d’acteur ? À qui s’adresser ? Au nom de quoi et de qui ??
- Mais ne constate-t-on pas une forme de défiance du milieu artistique envers ce terme de « militant » ?
Doit-on vraiment s’étonner que le militantisme subisse une telle stigmatisation ? Par un joli retournement, dans notre époque, celui qui assiste au spectacle du monde, solitaire derrière sa fenêtre, impuissant, est paré de toutes les vertus (la lucidité, notamment) et celui qui décide d’organiser le refus est déprécié : moutonnier, assujetti à l’idéologie. Un personnage d’une des pièces de Gatti dit : « Ne pas prendre parti, c’est prendre le parti du plus fort ». Il en va de même pour les œuvres. Celles qui, nous dit-on, brassent des questions, des questions sans réponses (comme si, par ailleurs, les questions n’étaient pas déterminées par des présupposés). Celles qui réduisent tout opprimé à une victime et n’appellent qu’à la compassion. Celles qui sidèrent l’intelligence. Celles qui glorifient les « micros- » résistances / vies / désirs. Celles qui tentent de réfléchir la Violence, l’Humain, et tous ces à mots-à-majuscule, dés-historicisés. Toutes ces œuvres sont, à leur tour, politiques : elles servent les soupes dominantes (celles de la fin de toute possibilité d’émancipation) sous couvert d’y « résister ».
- Le théâtre militant invite aussi à reconsidérer la relation au public.
Nécessairement, un théâtre investi dans les luttes sociales et politiques se doit d’envisager les spectateurs et la relation qu’il entretient avec eux de manière singulière. Il ne peut se reposer sur les discours (édifiants) qui organisent le monde théâtral aujourd’hui. Le théâtre comme espace citoyen, par exemple, instrument de libération personnelle, d’ouverture, d’humanisme… De tels mots d’ordre envisagent « en bloc » le théâtre : peu importe les spectacles (et peu importe qu’ils soient porteurs d’orientation antagoniques), il y a le Théâtre. Ces mots d’ordre légitiment les approches purement quantitatives : il faut que les salles soient pleines pour sauver l’humanisme… On a pu rencontrer ça dans le théâtre jeune public : « former les spectateurs de demain ». Le théâtre dès lors ne se soucie plus que de sa propre reproduction, de ses futurs consommateurs. Le théâtre militant interroge la fonction sociale du théâtre : « à quoi et à qui ça sert le théâtre ? », grande question évacuée ou refoulée. Et dans cette perspective, il ne peut se satisfaire de n’être qu’un moment « d’évasion » hors de la guerre sociale, ou l’un des instruments de la propagande républicaine ou de « l’idéologie humanitaire ». Ce qui implique, ce qui n’a pas toujours été fait, qu’il transforme radicalement le rapport qu’il entretient avec les spectateurs pendant la représentation.
- Mais ce Théâtre militant a aussi un présent, et probablement un avenir...
Le théâtre militant ne surgit pas de nulle part, il accompagne des mouvements de lutte. Il serait absurde de vouloir « prédire » de quoi seront faits les combats de demain. Il y en aura, comme il y en a aujourd’hui, c’est la seule certitude. Quelles en seront les formes, les mots d’ordre, les types d’organisation, tout cela est ouvert. La question est : le théâtre participera-t-il à ces luttes ? Y construira-t-il sa place à travers une fonction utile à l’émancipation ?