« Socialisme ou barbarie »

, par GISPERT Cyril

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Saisir dans toute sa dimension sociale l’inscription politique du groupe « Socialisme ou Barbarie » par une claire identification de sa trajectoire historique est l’ambitieux objectif que se fixe Philippe Gottraux. Tout l’enjeu de ce travail réside dans la volonté de son auteur de faire voler en éclats la « représentation profane dominante », qui selon lui masquerait la réalité de ce que fut SouB (Socialisme ou Barbarie).

Contre une vision déshistoricisée et idéologique ne retenant que l’histoire d’une brillante revue intellectuelle et la personnalité de ses leaders (Castoriadis, Lefort et Lyotard), il souhaite initier dans la lignée de la sociologie bourdieusienne une analyse de SouB qui puisse rendre compte de la spécificité de ce qu’il nomme « le champ politique radical ». Si certains pourront regretter ce parti pris épistémologique, il a néanmoins le mérite d’alimenter sérieusement le débat sur la gauche radicale comme objet d’étude. Philippe Gottraux tente ainsi de baliser ce que pourrait être une socio-histoire des organisations anticapitalistes et s’essaye à esquisser, par une soigneuse mise en abîme, une théorie générale de l’investissement militant au sein de courants révolutionnaires. « Derrière les connivences qui unissent les agents du champ règne une profonde concurrence afin de faire reconnaître la définition légitime de l’anticapitalisme et de la théorie révolutionnaire. [...]. Ainsi, une organisation politique est intéressée à voir sa théorie sur la révolution devenir hégémonique, [...]. Le prestige symbolique qui découle de l’imposition de la “bonne” interprétation s’accompagne évidemment de retombées matérielles, sous forme d’un recrutement de militants, voit sa tâche facilitée dans l’imposition de son point de vue, et donc de la conquête d’une position idéologiquement dominante dans le champ » (p.12).
C’est à l’aide de ce cadre de recherche qu’il analyse les discussions/confrontations entre SouB et les autres formations d’extrême gauche, de manière à démontrer l’intensité des luttes qu’elles se livrent pour la domination du « champ radical ». Il donne notamment en exemple les contacts entre SouB et les groupes issus de la tradition bordiguiste qui se concluront durant l’hiver 1949-1950 par une union avec une partie de la Fraction Française de la Gauche Communiste. Pour Philippe Gottraux il ne fait aucun doute que derrière ce qui semble procéder d’un simple désir politique de recomposition de la gauche révolutionnaire, on peut déceler la volonté des socio-barbares d’intégrer des militants plus implantés dans la classe ouvrière et, chez les bordiguistes, le souhait de sortir de leur ghetto militant avec la possibilité inédite de participer à l’élaboration d’une réflexion théorique dynamique. Le débat d’idée affiché et mis en avant ne servant, en dernière instance, que de cache sexe aux intérêts propres des courants politiques concernés.
Dans la continuité de ce travail de dévoilement il retrace, entre autres, l’histoire de l’expérience « Tribune Ouvrière » aux usines Renault, afin de rendre compte des initiatives prises par le groupe pour se donner une identité prolétarienne distincte d’une Quatrième Internationale qu’il jugeait « intellectualiste ». Ce projet politique, fruit de la collaboration de Mothé (pour SouB) et de Pierre Bois (un des dirigeants fondateurs de l’UCI avec Barcia dit « Hardy »), nous permet de mieux appréhender le volontarisme politique et les tâtonnements tactiques caractéristiques de « Socialisme ou Barbarie ». Sortir de la marginalité tout en se démarquant radicalement des forces présentes au sein de la classe ouvrière, qu’elle soit trotskyste ou stalinienne, amenait le groupe à expérimenter en permanence. Au fil de la lecture, il apparaît comme évident que la question du rapport à la « classe » détermina les oscillations et difficultés que connut la direction de SouB. Philippe Gottraux, s’il n’accorde que peu de crédit aux dires des « agents » et aux affrontements stratégiques, nous donne de nombreux éléments qui permettent de suivre à la trace les choix politiques et les décisions d’ordre programmatique structurant SouB. Si son usage abusif et parfois artificiel du vocabulaire économiciste propre au courant bourdieusien en science politique est critiquable, il donne toutefois au lecteur des informations jusqu’alors peu connues sur cette « autre » extrême-gauche. Le dépouillement soigné des Bulletins internes, des comptes rendus de réunions et des débats, les précisions apportées sur l’implantation du groupe, et les notices biographiques constituent la richesse réelle du livre et rendent la lecture de la première partie passionnante.
Pièce par pièce est ainsi dessiné l’itinéraire d’une organisation qui, loin de correspondre à son image d’Épinal, expérimenta réellement l’espace des possibles politiques afin de tenir une position avantageuse au sein de la constellation des formations se revendiquant du marxisme révolutionnaire, que ce soit par les discussions avec les bordiguistes, avec le groupe Raoul au sein du PCI « Lambert » (p.216-217), avec L’internationale Situationniste (p.221-227), ou encore la collaboration avec le groupe Barcia-Bois... L’objectif étant à terme de faire sauter, selon les mots de l’auteur, « l’hégémonie trotskiste sur l’extrême gauche » (p.210). Néanmoins, Philippe Gottraux précise que celui « qui ne voudrait voir dans les affrontements politiques que des batailles d’idées ne saurait dès lors comprendre ce qui nécessairement les accompagne, soit les luttes pour la définition de l’identité et pour les profits symboliques qu’elles permettent. » (p.216). Cette ligne méthodologique, qui cor-sète la seconde partie, alourdit sensiblement la démarche de l’auteur. Elles laissent penser que l’aventure « Socialisme ou Barbarie » pourrait se résumer à une simple entreprise de subversion du « champ radical » où l’investissement militant serait réduit à une compétition pour l’obtention de « rétributions symboliques ». Ici réside peut être une des limites de cet ouvrage essentiel, la systématisation d’une lecture de l’histoire de SouB au travers du prisme d’une analyse centrée sur « les rétributions militantes » (p.185-194) amène inévitablement à laisser de côté ce que l’on peut considérer comme l’ébauche d’une culture politique se situant au carrefour des difficultés de la gauche radicale entre 1948 et 1966. Si Philippe Gottraux n’élude pas l’importance de la question de la construction du parti, il rappelle comment elle fut à l’origine des diverses scissions de SouB (le conflit entre Lefort et Castoriadis, puis la lutte entre le groupe Lyotard et le groupe Castoriadis), il ne prolonge pas sa réflexion sur le rapport contradictoire du groupe au léninisme. Il aurait été intéressant de se pencher plus précisément sur les repères de compréhension et d’orientation encadrant les acteurs de « Socialisme ou Barbarie » pour rendre compte de la spécificité de leur cadre d’expérience et de leur univers politique, au-delà d’une pure lecture « stratégique » et « intéressée ». Car SouB c’est aussi le cas paroxystique d’une organisation anticapitaliste incapable de coaguler une mobilisation militante en parti politique afin de relever le défi du stalinisme. Difficulté partagée de manière inégale avec les autres « agents du champ ». Inévitablement il faudra étudier l’extrême gauche autrement que par un schéma pouvant saisir les mêmes régularités sociales autant au FN, qu’au RPR ou au PCF (on pense notamment aux travaux accomplis par Bernard Pudal sur le PC ou encore à ceux d’Annie Collovald sur Chirac qui inspire l’approche privilégiée par Philippe Gottraux). Cela implique la réactivation d’une analyse s’intéressant aux cultures politiques et à la mémoire collective des organisations et des militants.
Ceci dit, le travail de Philippe Gottraux constitue un événement pour ceux qui tentent de faire pénétrer l’étude des gauches anticapitalistes au sein des sciences sociales, son ouvrage est amené à jouer un rôle de réfèrent, il nous sort avec bonheur de la mode journalistique de l’histoire policière ou fantasmée. Au-delà de la grille de lecture imposée par l’auteur, ce livre nous donne assez d’éléments pour nourrir la réflexion poursuivie au sein du mouvement anti-capitaliste sur l’utilité, ou non, de la « forme parti ». « Socialisme ou Barbarie » ayant disparu faute d’y avoir répondu.

  • Philippe Gottraux, « Socialisme ou barbarie ». un engagement politique et intellectuel dans la france de l’après-guerre, Lausanne, Payot Lausanne, 2002, 427 p, 28 €.

« Socialisme ou barbarie » en quelques dates

En 1946 se crée au sein du PCI (IVe Internationale, France) une tendance minoritaire, sur l’initiative de Chaulieu (Cornelius Castoriadis) et Montal (Claude Lefort), qui analyse l’URSS comme une société de classe et d’exploitation, et dénonce toute complaisance envers les partis communistes. Ils rejettent « l’orthodoxie trotskyste ». Ils quittent le PCI en janvier 1949 pour créer le groupe « Socialisme ou Barbarie », le premier numéro de la revue du même nom paraît le mois de mars suivant. En 1958, scission de SouB, Lefort quitte l’organisation et tente de créer une nouvelle structure, la question de la forme que doit prendre l’organisation est à l’origine de la crise. Fin 1958, SouB publie un mensuel Pouvoir ouvrier. Au printemps 1961 le groupe atteint un sommet et annonce 87 militants. Juillet 1963, nouvelle scission, la tendance Castoriadis garde la revue et Lyotard fonde le groupe Pouvoir Ouvrier autour du mensuel existant. Juin 1965 dernier numero de la revue, fin de l’experience « Socialisme ou Barbarie ».

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