L’école et ses missions de service public

« Transmettre des SAVOIRS techniques au plus grand nombre »

, par JOHSUA Samuel

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En Europe le débat sur l’école fleurit. La droite néo-libérale véhicule une idée : l’école est en crise car il y a trop d’école, trop longtemps, pour tous. De cet a priori, elle fait découler divers projets de réformes.
Le défi qui s’impose aux enseignant(e)s ne partageant pas ces options est sérieux. En effet, comment peut-on poursuivre, simultanément, un accès massif à l’éducation et à la maîtrise de savoirs indispensables ? La définition d’une réforme de l’école, faisant échec aux contre-réformes qui ne disent pas toujours leur nom, exige l’examen des diverses fonctions de l’école. En les précisant et en définissant leur hiérarchie comme leur articulation, la logique des divers projets discutée peut être mieux appréhendée.
Pour ouvrir ce débat, nous nous sommes entretenus avec Samuel Johsua [1], professeur à l’Université de Provence (Aix-Marseille) et responsable du Département des Sciences de l’Education.

Dans la totalité des pays européens, l’avenir des systèmes de formation non seulement est débattu dans les milieux enseignants, mais polarise la vie politique : quelle école faut-il, de quelle manière doit-elle être constituée, comment doit-elle évoluer ? Ce débat ne renvoie-t-il pas à des conceptions générales des systèmes de formation ?

S. Johsua - En effet, les systèmes de formation ont connu une évolution générale séculaire et, aujourd’hui, des problèmes de refondation de ce système d’éducation se profilent, impliquant des enjeux politiques bien circonscrits. Dans le débat qui s’ouvre, des thèmes, selon moi centraux sur la fonction de l’école, risquent d’être sous-estimés.
Pour les aborder, il faut répondre à l’interrogation : qu’est-ce qu’un système de formation ? En allant vite, on peut désigner les quatre fonctions qui permettent de cerner ce qu’est un tel système.
La première : l’école doit servir à transmettre un certain nombre de connaissances. J’y reviendrai. La deuxième : un rôle de socialisation est affecté à l’école. Le terme de socialisation est lui-même à discuter. Mais, en général, ce que l’on appelle socialisation est le fait d’apprendre un certain nombre de règles de vie en commun. Une troisième réside dans la transmission des valeurs, les valeurs de la société extérieure à l’école, valeurs dominantes évidemment. La quatrième fonction attribuée à l’école a trait à la formation professionnelle : l’école doit se conformer à ce qui est l’exigence de la société vis-à-vis de la répartition de la force de travail.
On constate une tendance à insister surtout sur la dernière fonction, la plus ou moins bonne adaptation de l’école à la formation professionnelle. Cette insistance renvoie à la période présente de crise économique et à l’explosion du chômage. Le discours qui s’affirme - et se répand à l’échelle européenne - est le suivant : plus on se rapprochera d’une formation professionnelle la plus directement utilisable par les entreprises, et mieux l’école remplira sa tâche. Cette approche est un contresens historique. L’école telle que nous la connaissons, l’école générale, l’école pour tous, l’école primaire et secondaire (pour les universités, le problème est un peu plus spécifique) s’est développée historiquement après la formation professionnelle. Au début, il n’y avait que la formation professionnelle. Et c’est parce que cette formation professionnelle, la plus proche possible de la profession, ne pouvait pas fonctionner sans s’appuyer sur un enseignement lui assurant des bases préalables que s’est installée la formation des niveaux primaires et secondaires.
Prenons l’exemple des réflexions sur l’école de la Révolution française. La Convention a instauré la première Ecole normale. La conception de cette école s’inspirait de la réflexion de ce qu’on appelle le mouvement des encyclopédistes et de l’encyclopédie, elle-même dirigée par Diderot. Une grande partie de cette encyclopédie est consacrée aux métiers. La raison principale pour laquelle l’encyclopédie a été écrite n’était pas de s’interroger sur ce qu’était la démocratie, ce qu’était l’autorité, ce qu’était la philosophie, mais de faire le point sur l’ensemble des métiers. Les Républicains eux aussi souhaitaient centrer l’attention sur ce qui faisait la richesse de la nation française, donc la richesse de ses artisans - et des paysans bien sûr - donc sur un savoir directement professionnel.
L’Ecole normale constituée à cette époque avait comme objectif de former le plus possible des ingénieurs, des gens du métier. Les personnes estimées être les plus adaptées à recevoir un tel enseignement ont été convoquées dans l’ensemble du pays, personnes jugées sur un critère idéologique, c’est-à-dire "être bons patriotes". A l’Ecole normale, il fallait offrir les meilleurs enseignants à ces bons patriotes. Dès lors les plus grands savants de la République ont été mobilisés, les plus grands mathématiciens, les meilleurs biologistes, les meilleurs physiciens. Les cours de cette première école sont absolument passionnants ; ils viennent d’être publiés à l’occasion du bicentenaire. Le résultat a été le suivant : les scientifiques ont fait un effort pédagogique considérable pour exposer leurs cours. Mais ils les présentaient à des gens qui savaient à peine lire. L’échec a été cuisant. On avait d’un côté les meilleurs savants de la République et de l’autre des gens tout dévoués à cette dernière. Mais la communication ne pouvait pas s’établir. On ne peut pas transmettre les savoirs les plus spécialisés à des personnes qui ne disposent pas de savoirs de base suffisamment généraux.
A partir de ce moment-là s’est installée l’idée que si on voulait former des ingénieurs, il fallait une formation préalable. Et pour atteindre ce but, une formation encore plus en amont était nécessaire : l’école primaire étendue à l’ensemble du pays.
Il y a donc un contresens historique complet quand on dit qu’on va éliminer la formation la plus générale pour se spécialiser dans la formation professionnelle. C’est faire tourner la roue de l’histoire à l’envers. Si l’école a surgi telle qu’on l’a connaît maintenant, l’école générale pour tout le monde, c’est, semble-t-il, par une nécessité historique.

Cela ne renvoie-t-il pas à deux fonctions du système de formation que vous avez mentionnées, celle de la transmission des connaissances et celle de la socialisation ?

S. Johsua - Précisément, la deuxième grande interrogation se situe au carrefour de la transmission des connaissances et de la socialisation. Je considère la troisième fonction - la transmission plus ou moins consciente des valeurs dominantes d’une société - comme quelque chose d’acquis, même s’il y a là un terrain de lutte. Par contre, la thématique de la transmission des connaissances et celle dite de la socialisation sont beaucoup plus délicates à appréhender.
Une idée domine à droite comme à gauche : une des raisons pour lesquelles l’école fonctionne mal serait due à son centrage sur la transmission des connaissances, alors qu’elle devrait se centrer au contraire sur l’apprentissage de la vie, ce qui est une autre façon de dire la socialisation. Il faudrait que l’école soit "ouverte sur la vie", qu’elle soit la reproduction copie conforme de la vie. Si l’école fonctionne mal, c’est parce qu’elle est trop abstraite, pas assez concrète, encore une fois parce qu’elle s’éloigne de la vie.
Mais on peut "s’éloigner de la vie" de deux façons : soit en détachant l’école de la vie telle qu’elle se passe dans les familles, soit en accroissant l’écart entre l’école et la vie professionnelle. A gauche, on a tendance à accepter la deuxième, mais à contester la première. L’idée de base, très répandue parmi la majorité de ceux et celles qui critiquent l’école et son fonctionnement, consiste à prôner une école dont l’activité de socialisation soit l’activité centrale, l’activité principale. Ce point est particulièrement important. En effet, nombre de rhétoriques lient à ce déficit de socialisation les raisons pour lesquelles l’école ne permet pas la démocratie, c’est-à-dire est une école socialement différenciatrice.
Dans un autre cadre, le thème de l’école différenciatrice a été développé dans les années 60 en Europe et en France en particulier par la sociologie de l’éducation dont Bourdieu et Passeron étaient les représentants les plus connus. Depuis lors, ils ont quelque peu modulé leur approche. Ce courant sociologique analyse l’école comme une machine à reproduire les classes sociales par un mécanisme qui impose une sorte de socialisation à l’école correspondant au mode classique des formes de socialisation des catégories favorisées, bourgeoises pour l’essentiel, favorisées non seulement du point de vue du capital financier, mais aussi du capital culturel.
Les classes populaires confrontées à cette socialisation se trouvent dans une contradiction qui expliquerait dans une large mesure pourquoi le système finit par être très inégalitaire. Les enfants des classes favorisées allant à l’école se trouvent en situation familière ; les enfants des classes défavorisées se trouvent, face à des langages étrangers, en difficulté. Cette analyse demeure d’ailleurs juste, mais elle laisse de côté certains points importants.

Portent-ils sur la manière de cerner la fonction de socialisation de l’école ?

S. Johsua - Effectivement, pour éclairer la problématique, on peut poser la question : pourquoi faut-il se socialiser à l’école ? Pour y répondre, il faut considérer l’école non pas comme une donnée naturelle mais comme une production historique. L’école n’a évidemment pas toujours existé sous la forme que nous connaissons. Cette forme est récente. Par exemple la constitution de l’école en classes d’âge scolaires est tout à fait nouvelle. En France, elle date de l’installation de l’école des Jésuites il y a quelque trois siècles et demi. L’idée que pour apprendre des choses, il faut une programmabilité des apprentissages - c’est-à-dire on commence petit et, petit, on ne va pas apprendre la même chose que les grands, donc on va mettre les petits avec les petits, les moins petits avec les moins petits, etc. - est un produit historique. Auparavant, la manière de considérer les enseignements permettait le mélange des classes d’âge. L’enseignement était constitué à partir de ce qu’il fallait apprendre. On n’apprenait qu’une seule chose : le Livre, soit la Bible chez les Chrétiens, le Coran dans les écoles coraniques, ou le Talmud pour les Juifs. Et on l’apprenait en entrant dans le Livre. On parcourait le Livre une première fois, une deuxième fois, une troisième fois et on finissait par être fort en Bible, en Coran ou en Talmud. Pour cela il n’était pas nécessaire de mettre en place une programmabilité. Il n’existait pas de catéchisme divisé en chapitres tel qu’aujourd’hui. Ce type de catéchisme est une adaptation du catéchisme à un mode d’enseignement lié à la programmabilité des apprentissages.
D’où la question : l’école socialise et cette socialisation est différenciatrice, mais pourquoi donnerait-on à l’école un rôle central dans la socialisation, un rôle qu’elle n’a pas toujours rempli ? Après tout, il y a beaucoup d’autres institutions de socialisation qui sont tout aussi différenciatrices. La famille n’est-elle pas la plus grande institution de socialisation, bien avant l’école ? Les églises, institutions aujourd’hui en crise, jouent sur ce terrain encore un rôle important dans certains pays. Une socialisation s’opère de même par le biais des syndicats et des partis. Il y a eu une époque, en France, où syndicats et partis représentaient la voie privilégiée de promotion sociale pour des catégories ouvrières. Ce n’était pas l’école. Au moins pour les garçons, l’armée est de même une institution de socialisation, certes catastrophique. Il y a aussi les associations sportives et autres associations. Dans divers cas, des jeunes passent un temps presque aussi important dans une association sportive qu’à l’école. Un malentendu existe donc lorsqu’on affirme que l’école remplit et doit remplir avant tout une fonction de socialisation. D’un côté il est clair que l’école regroupant un nombre considérable de personnes, elle les socialise ; et comme le rôle de socialisation n’est pas neutre, elle va socialiser en fonction des valeurs dominantes de la société. Les aspects différenciateurs développés par Bourdieu sont ici incontestables.
L’école participe à la reproduction sociale comme toutes les autres institutions. Et le fondement de cette reproduction, c’est la division de la société en classes sociales, qui s’instaure à l’extérieur de l’école. Or dans la mesure où la société est divisée en classes sociales, toutes les institutions, y compris la famille, participent à ce processus de reproduction de la société, à des degrés divers et avec des formes différentes. Une fois cela dit, la question reste : pourquoi une telle importance est-elle donnée à l’école ?
Et, là, on revient au premier point qui apparaît banal, qui a la force d’une évidence à tel point qu’il peut s’en trouver escamoté : l’école transmet des connaissances. Si l’école n’a plus la fonction prioritaire de transmission de connaissances, l’école en tant que telle s’écroule dans la mesure où la socialisation ne relève pas spécifiquement et seulement de l’école. La transmission des valeurs passerait alors par d’autres voies. Prenons l’exemple de la religion en France, la diffusion de ses valeurs passe déjà par un autre canal que l’école. Enfin, pour la formation professionnelle, cela pourrait prendre de nombreux autres chemins. En effet, les gens se formaient professionnellement avant l’existence d’écoles professionnelles.
Dès le moment où existe une institution aussi importante dévouée à la transmission des connaissances, tout le reste va avec. Cela n’implique pas une neutralité dans la manière de transmettre des connaissances ; cette dernière est elle-même différenciatrice. Mais elle reste la fonction centrale de l’école.

Beaucoup de savoirs ne sont pas acquis à l’école. Qu’est-ce qui différencie ces savoirs de ceux transmis par l’école ?

S. Johsua - Certes, la majorité des connaissances acquises ne passent pas par l’école. Et on pourrait même dire que les connaissances les plus importantes ne passent pas par l’école. Par exemple, apprendre à marcher. Vous me répondrez : c’est banal. Pas du tout. C’est extrêmement difficile d’apprendre à marcher. Pourtant tout le monde l’apprend, sauf les personnes frappées de certaines pathologies. Une école n’est pas nécessaire pour cela. Par contre, il y a besoin d’une école pour apprendre à marcher comme les mannequins, mais pas pour apprendre simplement à marcher.
Or, si vous voulez singer la marche humaine, par exemple si vous voulez faire un programme informatique, si vous voulez programmer un robot qui marche comme les êtres humains, même à l’heure actuelle on ne sait pas le faire. Autrement dit, on ne sait pas créer un modèle technico-scientifique de la marche suffisamment précis pour faire en sorte d’apprendre à un robot à marcher exactement comme un homme. Mettre la technique de la marche sous la forme d’un modèle scientifique est extrêmement compliqué. Et pourtant tout le monde apprend à marcher.
Autre exemple ayant trait à la communication langagière, à la parole. Il existe une base commune de communication entre les différentes couches de la population. Cette base est apprise en dehors de l’école et elle constitue un socle important. Supposez que vous vous trouviez dans un quartier très défavorisé de Marseille. A votre question "Où est le kinésithérapeute ?", quelqu’un répond : "Le kiné c’est ici, mais il n’est pas là". Tout le monde comprend ce que cela veut dire. Or imaginez la complexité d’un modèle de linguistique qui rendrait compte de la différence du fonctionnement langagier entre "ici" et "là" en français. Cette spécificité langagière, vous pouvez la trouver dans les quartiers défavorisés. Ils ne vous diront pas : c’est là mais il n’est pas ici. Ils peuvent le dire, mais c’est rare. En général les gens ont une pratique langagière suffisamment fluide pour vous dire : c’est ici mais il n’est pas là. Toutefois, vous comprenez ce qu’ils veulent dire. Où ont-ils appris cela ? Pas à l’école. Il y a une masse considérable de connaissances de tout type qui se transmettent par d’autres voies que l’école.

Alors, à quoi sert l’école ?

S. Johsua - Ma réponse est que l’école transmet des savoirs hautement techniques et à beaucoup de gens. Que sont des savoirs "hautement techniques" ? Ma définition paraîtra peut-être circulaire. Ce sont des savoirs qui pour être transmis nécessitent une école. Par exemple, la lecture. La même personne qui me dit "Le kiné c’est ici, mais il n’est pas là", s’il n’apprend pas à lire ne saura pas lire. Voilà un savoir "hautement technique". Il faut des écoles pour apprendre à lire, du moins à une échelle de masse, et c’est d’ailleurs la forme scolaire qui s’est imposée pour apprendre à lire à tout le monde. D’où la deuxième partie de la définition : ce sont des savoirs techniques pour une grande partie de la population. Si vous voulez simultanément avoir des savoirs hautement techniques qui ne se gèrent pas par la simple vie en société et les diffuser à un grand nombre de personnes, alors doit s’installer la forme scolaire qui s’est généralisée à l’échelle du monde.
Cette forme scolaire implique une programmabilité des apprentissages, avec l’idée supposée que pour apprendre à lire il faut commencer d’une certaine manière. Il y aura des débats pédagogiques à ce sujet : faut-il choisir la méthode globale, la méthode analytique, la méthode syllabique ? Mais ces débats, en tant que tels, indiquent que l’enjeu porte sur le comment on apprend. Donc que la réflexion se fixe et s’est fixée sur la programmabilité des apprentissages, donc des classes d’âge, des débuts, des milieux et des fins d’apprentissage.
Toutes ces idées se rapportent à la forme scolaire moderne instituée il y a quelques siècles. L’école est là pour remplir cette fonction. La société décide qu’un certain nombre de savoirs techniques seront appris à l’école, mais pas tous. La grande majorité des savoirs techniques ne sont pas appris dans les écoles générales. Et ce sont des choix qui sont marqués aux plans historique, politique et idéologique. Mais si l’école échoue dans la transmission de ces connaissances, alors elle est en crise.

Mais il n’existe pas de transmission de connaissances qui soit strictement technique ?

S. Johsua - Certes, la transmission des connaissances n’est pas neutre. L’école accomplit sa fonction centrale d’une certaine manière. Il y a une façon d’enseigner qui peut être plus ou moins valable techniquement et qui simultanément - cela ne peut être dissocié - transmet un certain nombre de valeurs sur ce qu’est la connaissance, sur le rapport au savoir, sur la construction d’un savoir, sur l’attitude critique ou non face aux savoirs. Ce sont des valeurs qui se transmettent en même temps que les techniques enseignées.
Une façon d’enseigner les sciences très dogmatique peut être efficace dans son domaine. Mais si vous demandez à un enseignement dogmatique des sciences d’avoir un point de vue critique sur les sciences vous échouerez. Ceci n’empêche pas que cet enseignement produise des ingénieurs qui fonctionnent bien. Par contre, un enseignement des sciences qui aboutit au même résultat du point de vue de la capacité à maîtriser la technique scientifique peut comporter une vision de l’élaboration scientifique différente, même si cette différence est limitée. Néanmoins, cela une grande importance du point de vue des valeurs transmises, car cet enseignement implique une approche qui admet le débat sur les modèles scientifiques, la confrontation des uns avec les autres, la manière de tenir compte des arguments expérimentaux, la façon d’inventer un modèle, de le faire évoluer, de le détruire. C’est toute une façon de considérer les sciences. Il y en a une autre qui consiste à dire : telle personne a trouvé cela, ça marche comme ça et d’ailleurs je vous le montre. Ainsi, deux types de valeurs sont transmises à travers la communication d’un savoir dont le résultat technique est identique. Mais dans les deux cas, si cette transmission s’opère à l’école, c’est parce qu’il y a un savoir singulier à transmettre ; cela est central. Sinon, cette transmission ne pourrait pas survivre.
D’où la liaison avec le thème de la socialisation. Supposez que vous disposiez d’écoles conçues essentiellement dans l’optique qu’elles doivent tout faire pour prolonger la famille. Aux Etats-Unis, cette idée est répandue. Autrement dit, l’école ne doit pas impliquer une rupture avec la famille. Elle doit prolonger les formes de socialisation de la famille. Une école de ce type, pendant tout un temps, apparaîtra comme beaucoup plus favorable aux enfants. Or, c’est fondamentalement une école socialement plus différenciatrice. Il ne peut en être autrement. Car pour arriver à transmettre des connaissances, il faut installer un contrat entre la personne qui parle et la personne qui écoute, contrat dont l’essentiel des aspects est implicite.

Pourriez-vous développer cet aspect ?

S. Johsua - Prenons un exemple. Beaucoup de personnes, devant une tâche, réagissent en termes : je sais le faire ou je ne sais pas le faire. Mais la capacité de traduire une tâche sous la forme d’un problème, c’est-à-dire de s’interroger sur elle, d’élaborer une réponse à distance de la tâche pour pouvoir la résoudre plus facilement après et savoir étendre cette réponse à d’autres tâches similaires, cette capacité vous l’acquérez à l’école.
Il existe des prémisses de ce processus dans certaines familles. Par exemple, dans les familles d’enseignants, des études ethnographiques montrent que l’enfant est rarement libre. Il est tout le temps questionné. On lui demande : "Pourquoi dis-tu cela ?" L’enfant affirme : "Je ne veux pas jouer" ; on lui répond : "Ah bon, pourquoi ce jeu ne t’intéresse-t-il pas ?" De façon plus générale, dans les familles les plus favorisées, ce rôle est attaché soit au père soit à la mère, mais aussi souvent aux grands frères et aux grandes soeurs. Ces derniers ne laissent rien passer aux petits. Ils leur posent sans cesse des questions qui les contraignent à argumenter, à dire raisonnablement quelque chose. Ils doivent rendre raison de ce qu’ils font. Voilà une caractéristique culturelle de la famille favorisée qui ne se retrouve pas sous la même forme dans les familles populaires. Cela se produit de façon tout à fait implicite.
Si vous êtes issu d’une famille favorisée, lorsque vous entrez à l’école, vous possédez déjà cet acquis. L’école mise sur cette capacité acquise pour pouvoir développer l’apprentissage de résolution des problèmes. Mais encore faut-il savoir qu’il existe des choses qui se mettent sous la forme de problème. Donc, si l’école est conçue en prolongation de la famille, ce mécanisme fonctionne bien pour les enfants issus de certaines familles. Pour d’autres, l’échec est préprogrammé. Pour les enfants de familles qui ne disposent pas de ces codes-là, la rupture de scolarisation sera immédiate.
Donc, je défends de façon de plus en plus ferme une certaine tradition de l’école française qui affirme que l’école est centrée sur la transmission des connaissances, et qu’il est normal qu’il en soit ainsi. Pour arriver à cet objectif, une socialisation précise doit être obtenue, une socialisation dont tout le monde ne dispose pas. En conséquence, il est logique que l’école se constitue dans une certaine rupture par rapport aux familles, autrement dit l’intérêt de l’ensemble de la collectivité prédomine sur ce qui peut surgir d’une manière générale des familles, et ceci au profit des enfants pris comme individus.
Cela semble fort prétentieux, car s’affirme ainsi l’imposition d’un point de vue général à des points de vue plus particuliers. Or, beaucoup de monde, surtout à gauche, tend à donner une priorité au rôle de socialisation de l’école par rapport à la transmission des connaissances. Explicitement ou implicitement, on laisse supposer que l’école a réalisé dans le passé cette socialisation et qu’elle y échoue actuellement. Cet échec est largement imputé à la crise des familles. On entend dire que de nombreuses familles - des familles déclassées, des familles immigrées, etc. - ne s’intéressent plus aux enfants ; elles se déresponsabilisent. Face à ces processus, que doit faire l’école ? Les tenants de cette approche sont enclins à attribuer à l’école la fonction de prise en charge de ce que les familles ne font plus. Sous-jacente à cette conception réside l’idée d’une socialisation conçue au singulier, rattachée à l’école, écrasant les autres types de socialisation.
On ne peut pas poser les problèmes de cette façon. Certes, l’école impose une socialisation qui est indispensable pour aborder les savoirs scolaires. Mais cette socialisation doit se déclarer en relation avec cette fin. Dans ce sens, elle est spécifique. Elle n’a pas à gérer "la" socialisation présentée avec un L majuscule. Le faire impliquerait, de fait, l’imposition d’une socialisation particulière - celle d’une école "remplaçant les familles" - détruisant toutes les socialisations périphériques qui peuvent avoir leur importance et qui doivent avoir leur espace.
Selon moi, l’école doit rester à sa place. Elle gère les savoirs, elle est là pour cela. Elle le fait plus ou moins bien et je sais par profession (je suis didacticien des sciences) qu’elle pourrait le faire beaucoup mieux. Pour accéder à la transmission d’un certain nombre de savoirs hautement techniques, des ruptures sociologiques sont nécessaires. Cela constitue un type de socialisation. Si on décide d’apprendre les mathématiques, si on décide d’apprendre à lire, il y a une manière de poser les questions. Elle doit être partagée par toute la société, les pauvres comme les riches, les hommes comme les femmes. Tout le monde doit faire cette rupture, mais elle doit rester minimale.
Donc, le cadre de réflexion sur les questions scolaires est le maintien impératif de l’école dans sa fonction prioritaire de transmission des connaissances. Sur ce terrain, il ne faut pas céder d’un pouce au fait qu’il s’agit là d’un droit imprescriptible de toutes les classes de la société d’avoir accès à ces modalités de transmission et donc accès à des savoirs techniques. Il y a un prix à payer, petit, mais nécessaire pour qu’il en soit ainsi.
Ceci est indispensable à l’efficacité professionnelle future : si les gens ne savent pas lire, ils ne seront jamais ingénieurs. Mais tout n’est pas dit de ce fait. Il y a un intérêt démocratique, en tant que tel, à la relation du plus grand nombre à ces savoirs hautement techniques. Nous avons à le défendre per se et non pas parce que, par la suite, un pays va devenir plus ou moins compétitif ; car une telle option de compétitivité se discute. En effet, même si cette formation n’avait rien à voir avec la compétitivité d’une société, il faudrait quand même être favorable à cette fonction de l’école.

Il y a donc un lien étroit entre les exigences démocratiques et la fonction de transmission la plus large des connaissances...

S. Johsua - En effet. Plaçons-nous au siècle dernier. Si l’école prolongeait la famille, s’il n’y avait pas eu de rupture, la différenciation sexuelle se serait prolongée sous ses formes les plus radicales. L’apprentissage de l’école aurait été réservé aux garçons. Lors de la promulgation des lois Ferry en France dans les années 1880, le débat ne portait pas seulement sur la laïcité de l’école, mais aussi et violemment sur l’obligation généralisée d’aller à l’école de la République. Ce qui était discuté n’était pas que l’école soit obligatoire en général, mais qu’elle le soit pour les filles. Au Parlement, des discours tout à fait remarquables ont été tenus sur l’impossibilité pour les filles de suivre l’école, impossibilité due à leur nature.
Donc, l’obligation pour tous d’aller à l’école est l’imposition d’une idée universaliste qui s’impose y compris aux familles. Certes, les raisons pour lesquelles les Républicains laïcs de l’époque voulaient inscrire cette obligation dans la loi, avec sa dimension de contrainte, avaient plus à voir avec leur volonté de diminuer la domination de l’Eglise sur les filles qu’avec un projet d’émancipation des femmes. En effet, rester dans la famille facilitait l’emprise de l’institution ecclésiastique.
Quand on discute des questions touchant l’école, il ne faut jamais oublier que cette institution baigne dans une société divisée en classes sociales, avec toutes les dimensions non démocratiques que cette division implique. Et tant que la société sera non démocratique, il n’y aura pas d’école démocratique. L’école ne peut résoudre cette question. Par contre, l’école peut être plus ou moins démocratique. C’est un enjeu dont nul ne peut se désintéresser. Sous prétexte que dans tous les cas de figure l’école est différenciatrice, une attitude qui reculerait sur le principe d’un accès de base à la culture pour l’ensemble de la population conduirait à ce que l’école renforce encore plus les divisions et les discriminations sociales.

P.-S.

Entretien réalisé pour les Editions Page2 (Suisse).

Notes

[1Samuel Johsua a notamment publié Introduction à la didactique des sciences et des mathématiques, en coll. avec Jean-Jacques Dupin, PUF 1993 ; Représentations et modélisations : le “débat scientifique” dans la classe et l’apprentissage de la physique, en coll. avec J.-J. Dupin, P. Lang 1989.

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